Vies de saints
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Auteur :
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Mgr Paul Guérin, camérier de S.S. Pie IX
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Source :
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D'après les Bollandistes, le Père Giry, Surius, Ribadeneira, Godescard, les propres des diocèses et les travaux hagiographiques publiés à l'époque.
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Date de publication originale :
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1878
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Résumé :
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Tome XIV
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Difficulté de lecture :
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♦ Facile
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Remarque particulière :
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7ème édition, revue et corrigée
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MARTYROLOGE ROMAIN.
Dans l'île de Sancian, près de la Chine, la fête de saint FRANÇOIS XAVIER, de la Compagnie de Jésus, apôtre des Indes, célèbre par la multitude innombrable d'infidèles qu'il convertit, par les grandes faveurs qu'il reçut de Dieu et par ses miracles ; comblé de mérites et épuisé de travaux, il mourut le second jour de décembre. Sa fête toutefois se célèbre aujourd'hui, par l'ordre d'Alexandre VII. 1552. — En Judée, saint Sophonie, prophète 1. VIIe s. av. J.-C. — A Rome, les saints martyrs Claude, tribun, Hilarie, sa femme, Jason et Maur, leurs fils, avec soixante-dix soldats. Claude, par le commandement de Numérien, fut attaché à une pierre d'une prodigieuse grosseur, et jeté dans la rivière : pour les soldats et les deux fils, ils furent décapités. Enfin, peu de temps après, comme sainte Hilarie, qui les avait enterrés, priait à leur tombeau, elle fut saisie par les païens, et rendit ainsi son âme à Dieu. Vers 257.— A Tanger, en Mauritanie, saint Cassien, martyr, qui fit longtemps l'office de greffier du prétoire ; mais Dieu lui ayant fait connaître combien c'était un crime exécrable de coopérer à la mort des chrétiens, il renonça à cet emploi, et obtint lui-même l'honneur du martyre par la confession de Jésus-Christ. 398. — Encore en Afrique, les saints martyrs Claude, Crispin, Magine, Jean et Étienne. — En Hongrie, saint Agricole, martyr. — A Nicomédie, le supplice des saints Ambique, Victor et Jules. — A Milan, saint Miroclès, évêque et confesseur, dont saint Ambroise fait mention en quelques endroits de ses écrits. Vers 318. — En Angleterre, saint Birin, premier évêque de Dorchester 2, Vers 650.— A Coire, chez les Grisons, saint Lucius, roi des Bretons, qui, le premier de tous les rois de ce pays, embrassa la foi au temps du pape Éleuthère 3. Fin du IIe siècle. — A Sienne, en Toscane, saint Galgan, ermite. 1181.
1. Sophonie, fils de Chusi, vivait sana le règne de Josias, roi de Juda (639-608 avant Jésus-Christ). Le neuvième des douze petits prophètes, il prédit la ruine de l'empire d'Assyrie et la prise de Ninive. On remarque une grande conformité de style entre Sophonie et Jérémie : c'est qu'ils ont vécu en même temps et prédit à peu près les mêmes choses. Sophonie menace les peuples de Juda et surtout les habitants de Jérusalem, de la vengeance du Seigneur, à cause de leur idolâtrie et du mépris de Dieu. Il les exhorte à prévenir les jours de sa colère et à retourner à lui en quittant leurs déréglemente. Il prédit les temps heureux de la loi nouvelle, la vocation des Gentils, l'établissement de l'Église.
Dans les représentations populaires, Sophonie porte inscrit sur son cartouche : « Attends-moi au jour de ma résurrection ». La glose montre dans ce passage (Siphon., III, 7) le triomphe de l'Église après les infidélités et l'apostasie de la Synagogue. — Dom Ceillier, Histoire des auteurs sacrés et ecclésiastiques ; Père Cahier, Caractéristiques des Saints.
2. Birin était un prêtre de Rome qui obtint, du pape Honorius la permission d'aller prêcher l'Évangile aux idolâtres de la Grande-Bretagne. Il y opéra des conversions innombrables et bâtit beaucoup d'églises. Quand il se fut endormi dans la Seigneur, son corps fut enterré dans sa ville épiscopale. Ses reliques furent depuis transférées à Winchester par l'évêque Hedda qui les déposa dans l'église des saints Apôtres. — Godescard.
3. Lucius ou Lever-Maur (c'est-h-dire Grande Lumière), était le chef militaire d'un des petits États de la Grande-Bretagne. Quoique élevé dans le paganisme, il professait pour le Dieu des chrétiens une vénération traditionnelle et héréditaire. Attaché par ses alliances politiques à l'empire romain auquel sa famille devait le pouvoir, il profita vraisemblablement du retentissement qu'avait eu dans l'univers tout entier le miracle de la légion Fulminante, pour demander au pape saint Éleuthère (179-185) des prêtres zélés qui pussent instruire ses sujets dans la foi et leur procurer le bienfait de la lumière évangélique. D'après le Liber Pontificalis, le pape lui envoya deux missionnaires apostoliques, Fugace et Damien. Cette tradition de l'Église romaine, longtemps rejetée par la critique, vient d'être confirmée par des découvertes archéologiques modernes, et i1 n'est plus possible aujourd'hui de douter de l'évangélisation de l'Angleterre au IIe siècle. — Darras, Histoire générale de l'Église, tome VII, page 401.
MARTYROLOGE DE FRANCE, REVU ET AUGMENTE.
Au diocèse de Paris, saint François Xavier, de la Compagnie de Jésus, cité au martyrologe romain de ce jour. 1552. — Au diocèse de Strasbourg, sainte ATTALE, vierge, première abbesse du monastère de Saint-Etienne de cette ville. 741. — A Bedderwalde ou Bedun, aux environs de Groningue (Hollande), saint Walfroi ou Waufred, et saint Radfroi ou Rafrer, son fils, martyrisés
par les Normands, en haine de la religion, pendant qu'ils étaient en prières 1. IXe S. — A Jonzac (Charente-Inférieure), au diocèse de La Rochelle, saint Anthème, évêque de Poitiers. Après avoir prêché la foi dans la Saintonge, il accompagna Charlemagne dans son expédition d'Espagne. En haine de la religion et du roi de France, les Sarrasins le mirent à mort et lui procurèrent ainsi la palme du martyre. A son retour dans ses États, Charlemagne, qui s'était fait suivre du corps vénéré du saint prélat, lui donna à Jonzac une honorable sépulture, dans l'église des martyrs saint Gervais et saint Protais. VIIIe s. — A Laon, au diocèse de Soissons, saint Éloque (Élogue, Eulogue), prêtre et confesseur, second abbé du monastère bénédictin de Lagny-sur-Marne, au diocèse de Meaux ; la translation de ses reliques dans l'ancienne abbaye bénédictine de Wasor ou Waulsor, au diocèse de Namur, est indiquée au martyrologe de France du 8 octobre. VIIe ou VIIIe s. — A Auxerre, le décès de saint Abbon, religieux, puis abbé régulier de Saint-Germain de cette ville. A la mort (857) de son frère Héribald, évêque d'Auxerre, il monta sur son siège par voie de succession. On attendait beaucoup du zèle et des vertus de ce prélat ; mais la mort ne lui permit point de réaliser les espérances qu'il avait fait naître. Il résigna l'évêché en 859, assista au concile de Pouzy le 22 octobre 860, et mourut le 3 décembre suivants. 860. — A Paris, dans l'église de Notre-Dame des Victoires, fête anniversaire de l'érection de l'ARCHICONFRÉRIE DU TRÈS-SAINT ET IMMACULÉ CŒUR DE MARIE. 1836. — Chez les Frères Prêcheurs, le bienheureux Bernard de Toulouse, martyr, de l'Ordre de Saint-Dominique. Il travailla avec un grand zèle à ramener les Albigeois au bercail de la sainte Église. Irrités des nombreuses conversions opérées par le serviteur de Dieu, quelques-uns d'entre eux réussirent à l'amener dans un piège et à le saisir. Ils l'accablèrent de mauvais traitements, le torturèrent de mille manières, et enfin, l'étendant à terre, ils eurent la barbarie de le scier par le milieu du corps. On le représente tenant à la main l'instrument de son martyre. 1320.
MARTYROLOGES DES ORDRES RELIGIEUX.
Martyrologe des Chanoines Réguliers. — Chez les Chanoines de Latran : saint Pierre, surnommé Chrysologue, chanoine régulier et évêque de Ravenne, qui, illustre par la sainteté de sa vie, la force de sa doctrine et le gloire de ses miracles, émigra au ciel le 2 décembre 480.
Martyrologe de la Congrégation de Saint-Sylvestre. — L'Octave de notre Père saint Sylvestre, abbé 3. 1267.
1. Comme il s'opéra beaucoup de miracles par l'intercession de ces deux martyrs, on bâtit à l'endroit où Ils moururent pour la foi (c'est-a-dire sur l'emplacement de leur habitation de Redon) une église, d'abord en bois, ensuite en pierres, dans laquelle on transféra leurs reliques, et qui fut dédiée en l'honneur de la très-sainte Vierge, de l'apôtre saint Paul et de saint Walfroi. — Continuateurs de Godescard.
2. On l'inhuma à Saint-Germain, revêtu d'un cilice et de ses habits monastiques. On n'a Jamais célébré la foie de saint Assen ; on voit seulement qu'il était invoqué dans les litanies du monastère qu'il gouverna. — Gallia christiana nova.
3. Nous avons esquissé le notice de saint Sylvestre au 26 novembre.
ADDITIONS FAITES D'APRÈS DIVERS HAGIOGRAPHES.
En Allemagne, saint Sol, prêtre, disciple de saint Boniface de Mayence, qui mena la vie érémitique sur les bords de la petite rivière d'Altmule, aux confins de la Bavière et de la Thuringe. Son corps fut enseveli dans la chapelle de son ermitage. Cinquante ans après, le diacre Condram, neveu du célèbre Raban, évêque de Mayence, ayant été fait prieur de cet ermitage, fit la translation de ses reliques et les mit en un lieu plus décent. Les Luthériens les ont profanées. Vers 790. — Chez les Grecs, saint Théodule de Constantinople, stylite. D'abord gouverneur de cette ville, il se dégoûta tout à coup du désordre du monde, et, à l'exemple du grand saint Siméon, s'étant fait dresser une colonne sur le territoire d'Édesse, en Mésopotamie, avec la permission de l'évêque du lieu, il y passa quarante-huit ans dans l'exercice de la prière, de l'abstinence et de la contemplation des choses célestes. Ve s. — En Espagne, la naissance au ciel de sainte Lucie la Chaste, vierge, du Tiers Ordre de Saint-Dominique. Née en France, elle suivit en Espagne saint Vincent Ferrier. Un jeune homme, ravi de la beauté de Lucie, fit auprès d'elle de vaines démarches pour lui faire partager son affection. Comme il insistait, la jeune vierge lui fit demander ce qu'il y avait dans elle capable de lui inspirer une passion si vive. « Ce sont vos yeux », fit répondre le jeune homme, « qui ont captivé mon cœur ». A ces mots, Lucie, entrant dans sa chambre, se met en oraison, puis, cédant à une inspiration divine, enlève avec un canif ses yeux de leur orbite et les envoie dans un plat à l'insensé, en lui faisant dire : « Vous prétendez que mes yeux vous ont charmé : les voilà, je vous les offre ». Cette action héroïque eut deux excellents résultats : frappé de la générosité de Lucie, pour la conservation de sa pureté, le jeune seigneur qui l'aimait éperdument se convertit et entra dans l'Ordre de Saint-Dominique, où il se sanctifia. D'autre part, Notre-Seigneur eut pour si agréable cette action courageuse de notre Sainte, qu'il la pourvut d'autres yeux bien plus beaux que ceux dont elle avait fait le sacrifice pour demeurer fidèle à son divin Époux 1. 1420.
SAINT FRANÇOIS XAVIER, APÔTRE DES INDES
1552. — Pape : Jules III. — Roi d'Espagne : Charles-Quint.
Vas electionis est iste ut portet
nomen meum coram gentibus.
Je l’ai choisi entre mille pour verser sur
les nations les flots de lumière de mon Évangile.
Act., IX, l5.
Saint François Xavier naquit au château de Xavier, dans la Navarre, le 7 avril 1506. II eut pour père Dom Jean de Jasso, seigneur de grand mérite et qui avait une des premières places dans le conseil d'État de Jean III, et pour mère Marie Azpilcueta de Xavier, fille unique et seule héritière de Dom Martin Azpilcueta et de Jeanne Xavier, chefs de ces deux familles, qui étaient les plus illustres du royaume. Après qu'il eut achevé ses humanités en son pays, il vint à Paris faire son cours de philosophie, et il y réussit si bien, tant par la subtilité de son esprit, qui pénétrait aisément les plus grandes difficultés, que par son assiduité à l'étude et à la discussion, qu'étant passé maître ès-arts, il fut jugé digne d'enseigner lui-même au collège de Beauvais, l'un des principaux de l'Université, les sciences qu'il venait d'apprendre. La beauté de son génie parut plus que jamais dans ce nouvel exercice, et la grande réputation qu'il s'y acquit lui fit avoir beaucoup plus d'écoliers qu'il n'en devait espérer à son âge.
1. Sainte Lucie la Chaste opéra pendant sa vie et après sa mort un nombre infini de miracles. A Xérez de la Frontera (Intendance de Cadix), on vénère sur un autel une très antique statue qui la représente. Son effigie est dans un grand nombre d'églises et on l'invoque efficacement contre les ophtalmies. Une similitude de noms a fait que les peintres ont souvent substitué sainte Lucie la Martyre à sainte Lucie la Chaste. Cette dernière a le privilège exclusif d'être représentée tenant à la main un plat dans lequel se trouvent deux yeux. C'est par abus qu'on représente sainte Lucie la Martyre avec les mêmes emblèmes. — Notes locales.
Saint Ignace arriva aussi dans ce temps-là à Paris, pour s'y perfectionner dans les lettres humaines. Comme Dieu lui avait inspiré le dessein d'assembler une compagnie d'hommes savants et zélés, qui n'eussent point d'autre but et d'autre emploi que de travailler à la gloire de Dieu et au salut des âmes, il jeta les yeux sur ce professeur, pour en faire un des plus solides fondements de cette société. Il se logea pour cela auprès de lui, dans le collège de Sainte-Barbe. François Xavier était ambitieux : à cause du succès extraordinaire de ses leçons il espérait monter, par le degré des sciences, à quelque haute dignité de l'Église. Ignace le détrompa de la vanité de toutes les choses de la terre dont l'éclat passe comme un songe et un éclair, en lui répétant souvent ces paroles de Notre-Seigneur : « Que sert à un homme de gagner tout l'univers s'il est si malheureux que de perdre son âme ? » Il lui persuada enfin d'entreprendre avec lui une vie évangélique et de se consacrer à ce noble emploi de la conversion des pécheurs.
Ainsi, après avoir fait les exercices spirituels sous la conduite d'un si grand Maître ; après avoir effacé les offenses de sa vie passée par l'abondance de ses larmes et par des pénitences très rigoureuses (il se couvrit d'un rude cilice sur sa chair nue, il lia avec des cordes les divers membres de son corps, comme une victime qui s'offrait à être égorgée par le couteau de la justice divine, il passa des trois et quatre jours entiers sans prendre aucune nourriture et presque toujours en prières) ; enfin, après avoir terminé le cours de philosophie qu'il enseignait et commencé sa théologie, il fit vœu, avec le même saint Ignace et cinq autres compagnons, dans l'église de Montmartre, le jour de l'Assomption de Notre-Dame de l'année 1334, de passer au plus tôt dans la Terre sainte pour y assister les chrétiens qui gémissaient sous le joug de Mahomet, et dans le cas où, après avoir attendu un an, ils ne trouveraient pas la commodité de faire ce voyage, d'aller se jeter aux pieds du souverain Pontife pour s'offrir de servir l'Église en tel lieu du monde que Sa Sainteté trouverait bon de les employer. Ainsi commença à s'accomplir la prophétie d'une sœur de notre Saint, nommée Madeleine Xavier, abbesse du monastère de Sainte-Claire, à Gandie, qui, apprenant de son père qu'il avait dessein de le retirer des études, le pria instamment de n'en rien faire, l'assurant qu'il serait un jour l'apôtre des Indes et un prédicateur de l'Évangile puissant en œuvres et en paroles.
Depuis ce vœu, cet élu de Dieu acheva ses études de théologie par le conseil de saint Ignace, qui savait que la piété et la ferveur ne sont pas de grande utilité dans les ouvriers évangéliques, si elles ne sont accompagnées d'une doctrine solide et d'une parfaite intelligence des saintes Écritures. Au bout d'un an ou de dix-huit mois, il partit de Paris avec ses compagnons, pour se rendre à Venise qui était le lieu où ils devaient s'embarquer. A son départ, l'esprit de mortification dont il était rempli le porta à s'entourer encore les bras et les cuisses de petites cordes, lesquelles, pour être extrêmement serrées dans l'agitation du voyage qu'il faisait à pied, lui entrèrent si avant dans la chair qu'elles ne paraissaient presque plus et que les chirurgiens jugèrent impossible de les retirer sans lui faire des incisions très-douloureuses. Ses compagnons, touchés de compassion, et voyant d'ailleurs que cette opération retarderait beaucoup leur voyage, eurent recours à Dieu, et leurs prières furent si efficaces que, dès la nuit suivante, elles tombèrent d'elles-mêmes et laissèrent à notre bienheureux pèlerin la liberté de marcher. Lorsqu'il fut à Venise, il ne voulut point d'autre logement, en attendant le temps de se mettre en mer, que l'hôpital des incurables. On ne peut assez dignement représenter ce qu'il fit pour l'assistance et la consolation des malades ; non content de s'occuper tout le jour à panser leurs plaies, à faire leurs lits et à leur rendre d'autres services encore plus bas et plus dégoûtants, il passait les nuits entières auprès d'eux. Ses soins ne se bornaient pas au soulagement des corps. Quoiqu'il ne sût guère l'italien, il ne laissait pas de leur parler très souvent de Dieu et il exhortait surtout les plus libertins à la pénitence, en leur faisant comprendre le mieux qu'il pouvait que, si leurs maladies corporelles étaient incurables, celles de leurs âmes ne l'étaient pas. Il remporta sur lui-même une victoire insigne et qui mérite bien d'être rapportée : un des malades avait un ulcère qui faisait horreur à voir et dont la puanteur était encore plus insupportable que la vue ; personne n'osait presque approcher de ce malheureux, et Xavier même sentit une fois beaucoup de répugnance à le servir ; mais il se souvint alors d'une maxime de saint Ignace, son père, qu'on n'avançait dans la vertu qu'autant qu'on se surmonte soi-même et que l'occasion d'un grand sacrifice était une de ces rencontres précieuses qu'il ne fallait pas laisser échapper. Fortifié de ces pensées et animé par l'exemple de sainte Catherine de Sienne, qui lui revient alors dans l'esprit, il embrasse le malade, et baise ses plaies ; au même instant toute sa répugnance cesse, et depuis il n'eut plus de peine à rien, tant il est important de se vaincre une bonne fois.
Ayant passé deux mois dans ces exercices de charité, il se mit en chemin pour Rome avec les autres disciples de saint Ignace, qui demeura seul à Venise. Ils eurent beaucoup à souffrir dans ce voyage ; les pluies furent continuelles et le pain leur manqua souvent, lorsque leurs forces étaient le plus épuisées ; mais notre Saint leur donna courage et il se soutenait lui-même par la force de cet esprit apostolique dont Dieu avait commencé de le remplir. Il visita dans Rome les principales églises, et il s'y consacra au ministère évangélique sur les sépulcres des apôtres saint Pierre et saint Paul. Il eut l'honneur de parler plusieurs fois au pape Paul III, que l'on avait informé de son mérite et de celui de ses compagnons ; il reçut sa bénédiction pour le voyage de la Terre sainte et obtint, pour ceux qui n'étaient pas encore prêtres, la permission de se faire promouvoir aux Ordres sacrés ; enfin, se sentant animé d'un nouveau feu pour travailler à la conquête des âmes que la corruption des mœurs faisait périr de tous côtés, il reprit le chemin de Venise où saint Ignace l'attendait.
A son arrivée, il fit vœu de pauvreté et de chasteté perpétuelles avec les autres, entre les mains de Jérôme Varelli, nonce du Pape, et, entrant dans l'hôpital des incurables, il y continua, jusqu'au moment de l'embarquement, les exercices de charité que le voyage de Rome lui avait fait interrompre. Cependant, la guerre qui s'alluma entre les Vénitiens et les Turcs, ayant rompu le commerce du Levant et fermé la porte de la Terre sainte, nos généreux pèlerins furent contraints de prendre d'autres mesures. Saint François, pour se rendre plus utile au prochain, en quelque lieu que la divine Providence le conduirait, se disposa à recevoir la prêtrise ; il la reçut effectivement avec des sentiments de piété, de frayeur et de confusion qui ne se peuvent exprimer. La ville lui sembla peu propre pour se préparer à dire sa première messe. Il se retira donc pour cela dans une cabane, près de Padoue, couverte seulement de chaume, abandonnée et toute en ruines. Que ses exercices en ce lieu furent différents de ceux de ces prêtres indévots qui ne se disposent à leur première messe que par des visites et des assemblées inutiles qui leur ôtent le peu de recueillement et d'esprit intérieur qu'ils avaient reçu dans leur ordination! Il passa quarante jours dans une solitude continuelle, exposé aux injures de l'air, couchant seulement sur la dure, châtiant rudement son corps et ne vivant que de quelques morceaux de pain qu'il mendiait aux environs, sans presque rompre le silence qu'il s'était prescrit. Il s'occupa ensuite plus de deux mois à instruire, par des catéchismes et des discours familiers, les bourgs et les villages d'alentour et surtout celui de Monselice, qui était le plus proche, où le peuple était le plus grossier et n'avait presque point de connaissance des devoirs du Christianisme. Enfin, il dit sa première messe à Vicence, où saint Ignace mena tous ses compagnons, et il la dit avec une telle abondance de larmes que ceux qui y assistaient ne purent s'empêcher eux-mêmes de pleurer.
Peu de temps après, il tomba très grièvement malade et il n'eut point d'autre retraite dans cette grande nécessité qu'un des hôpitaux de la ville où on ne lui donna même que la moitié d'un mauvais lit, dans une chambre ouverte de tous côtés, avec des remèdes et des aliments si pauvres qu'ils n'étaient nullement capables de le guérir ; mais saint Jérôme, à qui il était extrêmement dévot, lui apparut une nuit au milieu d'un grand éclat de lumière ; et, après lui avoir découvert ce qui lui arriverait dans la suite, il le mit en état de recouvrer bientôt la santé. Ainsi, l'année pendant laquelle sa compagnie devait attendre dans l'État de la république de Venise une occasion favorable de passer au Levant, étant expirée, sans aucune apparence d'y pouvoir aller, il se rendit à Bologne par l'ordre de saint Ignace, afin d'y travailler au salut des âmes, jusqu'à ce que le Pape, que quelques autres allèrent consulter, leur eut prescrit à chacun ce qu'ils devaient faire pour la gloire de Dieu et le service de l'Église.
L'hôpital fut d'abord le lieu de sa retraite ; mais il ne put enfin refuser à Jérôme Casalini, prêtre de grand mérite et curé de Sainte-Luce, d'aller demeurer chez lui. Il refusa seulement sa table et ne voulut jamais vivre que de ce qu'il mendiait de porte en porte dans la ville. Tous les jours, après avoir célébré les divins mystères dans l'église de ce sage ecclésiastique, il y entendait les confessions de tous ceux qui se présentaient. Il visitait ensuite les prisons et les hôpitaux, faisait le catéchisme aux enfants et prêchait au peuple dans les places publiques ; ce qu'il continua toujours de faire, nonobstant une fièvre quarte très maligne et très opiniâtre qui le jeta dans une extrême langueur et l'amaigrit tellement qu'il ne paraissait plus qu'un squelette.
Il s'occupait dans Bologne à ces excellents devoirs de charité, lorsque saint Ignace, qui avait été fort bien reçu du Pape, l'appela à Rome pour l'aider à l'établissement de sa compagnie. Il y trouva de nouvelles occasions d'exercer son zèle. Sa Sainteté lui assigna pour le lieu de ses fonctions l'église de Saint-Laurent in Damaso et il fit des prodiges par la force de ses prédications et par son assiduité à entendre les confessions des pénitents. La mort, l'enfer et le jugement étaient le sujet le plus ordinaire de ses sermons, et, bien qu'il proposât simplement ces vérités terribles, il le faisait néanmoins d'une manière si touchante que le peuple, qui était venu en foule l'écouter, ne sortait de l'église que les larmes aux yeux et songeant beaucoup plus à se convertir, pour éviter les châtiments de la justice de Dieu, qu'à louer le prédicateur. Que ne fit pas cet homme incomparable dans une horrible famine qui survint à Rome et qui pensa dépeupler toute la ville ? Quel soin ne prit-il pas, soit de mener aux hôpitaux les pauvres qu'il trouvait couchés sur le pavé et mourant de taira dans les rues et les places, soit de les y porter lui-même sur ses épaules, lorsqu'ils étaient trop faibles pour se traîner, soit enfin de leur procurer de l'assistance, en engageant les riches à ouvrir leurs bourses et leurs greniers pour leur faire l'aumône ?
En ce temps Jean III, roi de Portugal, et le plus religieux prince de son siècle, fit de très grandes instances auprès du Pape, par Dom Pierre de Mascarenhaz, son ambassadeur à la cour de Rome, pour avoir six compagnons d'Ignace, qui allassent porter dans les Indes Orientales la lumière de l'Évangile. Le saint Fondateur, à qui Sa Sainteté voulut bien renvoyer l'affaire, répondit que, n'étant que dix, il ne pouvait nullement en donner six, l'Europe, qui était toute défigurée par le vice et l'hérésie, n'ayant pas moins besoin d'ouvriers évangéliques que ces terres éloignées qui étaient encore engagées dans le paganisme ; mais qu'il en donnerait deux de grand mérite, qui satisferaient aux désirs du roi. Le Pape approuva cette réponse, et voulut qu'Ignace fît lui-même choix de ces missionnaires. Le Saint nomma d'abord le Père Simon Rodriguez et le Père Nicolas Bobadille ; mais celui-ci étant tombé malade d'une fièvre continue, et l'affaire ne pouvant souffrir de délai, il fut inspiré du ciel de nommer saint François, que la divine Providence avait destiné de toute éternité à cet emploi. II l'appelle donc au même moment et, dans le mouvement de l'Esprit divin dont il était rempli, il lui déclare l'élection que le ciel avait faite de sa personne pour la conversion des Indiens : « C'est de Sa Sainteté », ajouta-t-il, « que vous devez recevoir cette mission : je ne suis que son organe pour vous l'annoncer, comme il n'est que l'organe du Saint-Esprit pour vous expliquer ses volontés. Cet emploi doit vous être d'autant plus cher, qu'il satisfera l'ardeur que vous avez de porter la foi au-delà des mers. On ne vous propose pas une province ou un royaume du Levant à convertir ; en vous présente un monde entier, composé de plus de royaumes qu'il n'y en a dans toute l'Europe. Ce champ si vaste et si étendu était seul digne de votre courage et de votre zèle. Allez donc généreusement, mon frère, où la voix de Dieu vous appelle, et où le Saint-Siège vous envoie, et embrasez tout du feu divin dont vous êtes embrasé vous-même ».
On ne peut exprimer la joie que cette nouvelle donna à notre Saint. Il avait souvent été averti par des songes mystérieux que Notre-Seigneur l'avait fait naître pour être l'apôtre d'un monde d'idolâtres ; mais, lorsqu'il vit clairement ce que la divine Providence demandait de lui et qu'il pourrait trouver l'occasion d'endurer le martyre, il en rendit de grandes actions de grâces à Dieu, et, sans faire d'autre résistance que de témoigner son incapacité, il répondit qu'il était prêt à aller partout où le Pape le voudrait envoyer. I1 n'eut pour se préparer à ce grand voyage que le reste du même jour. Lorsqu'il alla baiser les pieds du Pape et demander sa bénédiction, Sa Sainteté lui témoigna une affection et une tendresse singulières et l'exhorta à marcher sur les traces des Apôtres, comme il avait part à l'excellence de leur ministère. Il lui recommanda aussi d'avoir sans cesse recours à la protection de saint Thomas, qui a le premier porté l'Évangile chez les Indiens. Enfin, il l'embrassa plus d'une fois et lui donna une très ample bénédiction.
Saint François partit de Rome le 15 mars 1540, en la compagnie de l'ambassadeur du Portugal, sans autre meuble qu'une pauvre soutane, un vieux manteau et un bréviaire. Il fit tout le chemin de Lisbonne par terre, en passant par la France et par l'Espagne. Dans ce long voyage, qui dura plus de trois mois, il donna des preuves admirables de sa vertu. Il descendait souvent de cheval pour faire monter les laquais qui étaient à pied ; il cédait aux autres dans les hôtelleries les lits qui s'y trouvaient, et se contentait, pour sa personne, d'un peu de paille dans le coin d'une écurie ; enfin, il se faisait le serviteur de toute la compagnie, et s'abaissait, pour cela, aux ministères des moindres valets. On le reçut à Bologne, où il avait auparavant annoncé la parole de Dieu, avec mille démonstrations de respect et de reconnaissance ; il y prêcha et confessa, et ces fonctions, qu'il fit avec un zèle merveilleux, donnèrent un désir extrême aux habitants de le pouvoir retenir. Plusieurs officiers de l'ambassadeur furent délivrés miraculeusement de très grands périls par la force de ses prières. Il leur fit aussi des exhortations pressantes de s'appliquer sérieusement à l'affaire de leur salut, et les succès de ses discours pleins de feu nous donnent sujet de dire qu'il fut leur apôtre avant d'être celui des Indiens.
Son détachement de ses parents et de toutes les personnes de sa connaissance fut surtout un exemple des plus rares et des plus héroïques vertus qui se lisent dans l'histoire des Saints. Sa mère vivait encore, et il avait beaucoup de frères, de parents et d'anciens amis, tant au château de Xavier qu'aux environs ; comme il passa par la Navarre et par la ville de Pampelune, qui n'en était guère éloignée, l'ambassadeur le pressa de les honorer d'une visite, lui remontrant que, quittant l'Europe pour n'y revenir peut-être jamais, il ne pouvait pas se dispenser honnêtement de leur donner une consolation si légitime. Mais cet homme céleste, en qui le monde était mort, comme lui-même était mort au monde, répondit constamment à Son Excellence qu'il se réservait de voir ses parents dans le ciel, non en passant seulement avec les chagrins que les séparations et les adieux causent ordinairement sur la terre, mais pour toute l'éternité et avec une joie qui ne serait jamais mêlée de douleur : ce qui remplit d'étonnement l'ambassadeur et toute sa suite.
Sa conduite dans Lisbonne ne fut pas moins admirable qu'elle l'avait été dans tout le voyage ; il y fut reçu du roi et de toute la cour comme un homme venu du ciel, et Sa Majesté donna ses ordres pour le loger et le traiter honnêtement avec le Père Simon Rodriguez, qui était arrivé par mer avant lui. Ils ne prirent cependant point d'autre logement que l'hôpital, et ne voulurent point d'autre nourriture que celle qu'ils quêtaient par la ville, en demandant l'aumône de porte en porte. En attendant le temps de s'embarquer, ils s'appliquèrent à leurs exercices ordinaires de la prédication, de la confession, de la conduite des âmes et de l'instruction des enfants par les catéchismes ; leurs travaux eurent tant de succès qu'ils réformèrent en peu de temps toute la ville et même toute la cour ; à tel point que les gentilshommes qui approchaient le plus près du roi se confessaient, communiaient toutes les semaines et donnaient au peuple de rares exemples de modestie et de dévotion.
Le roi, qui croyait que ses États de Portugal étaient préférables aux terres qu'il possédait dans l'Orient, prit la résolution de retenir ces saints missionnaires auprès de lui et de faire changer l'obédience qu'ils avaient pour les Indes. L'affaire fut portée à Rome, et le Pape en ayant laissé le règlement à saint Ignace, ce bienheureux fondateur manda aux deux Pères qui lui avaient écrit pour empêcher un changement, que le roi devait leur tenir la place de Dieu et qu'il fallait qu'ils lui obéissent aveuglément ; mais en même temps il manda à Dom Pierre de Mascarenhaz, que l'un et l'autre étaient à la disposition du prince, et qu'il croyait qu'il était à propos d'user en cela de tempérament, en gardant seulement le Père Simon Rodriguez pour le Portugal et laissant aller le Père Xavier dans les Indes. Sa Majesté agréa ce partage, et notre Saint, qui appréhendait extrêmement qu'on ne révoquât sa mission, ressentit une joie extraordinaire de se voir choisi de nouveau pour cette grande entreprise. Peu de temps après, on lui mit entre les mains quatre brefs apostoliques, deux par lesquels Sa Sainteté le faisait son nonce dans tout l'Orient et lui donnait des pouvoirs très amples pour étendre et pour maintenir la foi dans la Perse, les Indes, le Japon, la Chine et les autres royaumes des environs ; et deux autres où il le recommandait aux princes chrétiens qui avaient des États, depuis le cap de Bonne-Espérance jusqu'au-delà du Gange.
Cette qualité de nonce du Pape ne lui fit rien diminuer de son humilité et de sa pauvreté. On lui offrit de l'argent, des meubles et des provisions pour ce voyage ; mais il les refusa constamment, ayant dessein de vivre partout en apôtre et en demandant son pain, même dans le vaisseau où il serait embarqué. Il accepta seulement quelques petits livres de piété dont il prévoyait qu'il aurait besoin dans les Indes, et un habit de gros drap contre les froids excessifs que l'on a à souffrir au-delà du cap de Bonne-Espérance. Il monta sur mer le 7 avril 1544, plein de l'esprit apostolique, avec les Pères Paul de Camerini et François Mancias, portugais, qui, ayant embrassé son institut, voulurent aussi avoir part à ses travaux. Le vice-roi Dom Martin Alphonse de Souza le pria de s'embarquer dans la capitane, et il ne put lui refuser cette grâce qu'il souhaitait avec une passion extrême ; mais il ne voulut jamais manger à sa table, demeurant ferme et inébranlable dans la résolution qu'il avait prise de vivre toujours en mendiant.
Cependant on ne peut croire les services qu'il rendit dans le navire, où il n'y avait pas moins de mille personnes de toutes sortes de conditions : il en bannit par sa prudence et par ses sages remontrances les jeux de hasard, les querelles, les blasphèmes, les jurements, les médisances, les paroles dissolues et les autres désordres que l'oisiveté produit ordinairement sur les vaisseaux. Il y prêchait toutes les fêtes au pied du grand mât avec un profit merveilleux, et il ne manquait pas tous les jours de faire le catéchisme aux matelots, qui étaient peu instruits des principes de notre foi. Il faisait faire publiquement la prière, il écoutait les confessions avec une assiduité et une patience surprenantes ; il assistait les malades et leur servait en même temps de médecin, d'infirmier et de prêtre ; enfin, dans cette grande différence de personnes qui remplissaient le vaisseau, il se faisait tout à tous pour les gagner tous. Sa charité et son zèle éclatèrent principalement dans des maladies fâcheuses et même pestilentielles dont la plupart des passagers furent attaqués au-delà de la ligne. Il les essuyait dans leurs sueurs, nettoyait leurs ulcères, lavait leurs linges et leur rendait les services les plus abjects ; mais il avait soin surtout de leurs consciences, et sa principale occupation était de les disposer à mourir chrétiennement. Étant lui-même tombé dans une extrême langueur, il n'interrompit point ces offices de charité ; et comme on lui donna une chambre un peu meilleure qu'auparavant et que le vice-roi lui envoyait des plats de sa table, il mit les plus malades dans cette chambre et leur distribua les mets qui lui étaient apportés, se contentant du tillac pour lit et de très pauvres aliments pour nourriture.
La flotte s'étant arrêtée à Mozambique, sur la côte orientale d'Afrique, pour hiverner, il y continua ses assistances envers ses chers malades que l'on avait débarqués, et on le voyait dans l'hôpital aller de salle en salle et de lit en lit pour donner des remèdes aux uns et administrer aux autres les sacrements de l'Église. Il veillait aussi des moribonds pendant la nuit et ne les abandonnait point qu'ils n'eussent rendu le dernier soupir. Dans une fièvre maligne, que tant de fatigues lui attirèrent, il ne laissa pas de visiter ces pauvres affligés et de les assister autant que sa grande faiblesse le lui pouvait permettre.
Dés qu'il fut guéri, il fallut remonter sur mer, et son vaisseau arriva heureusement, premièrement à Mélinde, puis à Socotora, où il répandit une si agréable odeur de sainteté, que, quand il fut obligé de faire voile, les naturels du pays, quoique barbares et d'une religion fort bizarre, pleurèrent amèrement de se voir privés d'une si aimable compagnie, dont ils espéraient de grands secours. De Socotora il fut en peu de temps à Goa, qui était à cette époque la capitale des Indes, le siège des évêques et des vice-rois, et le lieu de l'Orient le plus considérable et le plus fréquenté pour le commerce. On marque son arrivée le 6 mai 4542. Quand il fut débarqué, il alla prendre son logement dans l'hôpital, et, après avoir rendu ses devoirs à l'ange gardien des Indiens et à l'apôtre saint Thomas, qui leur a le premier annoncé l'Évangile, il fut saluer l'évêque, qui était Dom Jean d'Albuquerque, religieux de Saint-François, prélat de très grand mérite et l'un des plus vertueux qui fût alors dans l'Église. Il lui expliqua les raisons pour lesquelles le souverain Pontife et le roi de Portugal l'avaient envoyé en ce pays ; et, lui présentant les brefs de Sa Sainteté qui l'établissaient son nonce apostolique dans tout l'Orient, avec des lettres patentées de Sa Majesté, il lui déclara qu'il ne voulait se servir des uns et des autres qu'avec sa bénédiction et dépendamment de son autorité.
Son premier soin fut de panser, d'instruire, de consoler et de fortifier les malades. Il commença ensuite à réformer tous les Ordres de la ville, qui étaient dans une étrange dépravation ; car on y voyait encore un grand nombre d'idolâtres dont la vie tenait bien plus de la bête que de l'homme, et qui, changeant tous les jours de dieux, faisaient en leur honneur des cérémonies abominables. On y souffrait même, parmi les chrétiens, l'adultère, le concubinage, les traités usuraires et frauduleux, l'assassinat et mille autres désordres dignes des foudres du ciel. La justice s'y vendait dans les tribunaux, et les crimes les plus énormes y demeuraient impunis, lorsque les criminels avaient de quoi corrompre leurs juges. L'ignorance des mystères de notre religion et des règles de la morale chrétienne y était extrême, et nul ne se mettait en peine, ni de se faire instruire, ni d'envoyer les siens aux instructions publiques. L'usage des sacrements de la Confession et de l'Eucharistie y était presque aboli ; et si quelqu'un, par hasard, touché des remords de sa conscience, voulait se réconcilier avec Dieu auprès d'un prêtre, il n'osait le faire que la nuit et en secret, tant l'action paraissait extraordinaire et honteuse. Enfin, on était venu à un tel mépris des censures ecclésiastiques, qu'elles n'étaient plus capables d'arrêter ce torrent qui précipitait tout le monde dans les enfers.
Que ne fit pas le grand François pour remédier à tant de maux? Il commença par les catéchismes des enfants, qu'il instruisit si bien des vérités de la foi et des règles de la piété et de la modestie chrétienne, qu'ils firent honte à leurs parents et les obligèrent par leur exemple à venir écouter ce missionnaire céleste. Il monta ensuite en chaire et se mit à tonner contre le vice, et sa parole eut tant de force, qu'il gagna les pécheurs les plus endurcis et leur fit pleurer amèrement leurs offenses. Les fruits de pénitence qui accompagnèrent ces larmes furent des preuves certaines de leur conversion. On rompit les faux contrats et les traités usuraires ; on restitua le bien mal acquis ; on affranchit les esclaves que l'on possédait injustement ; on chassa les concubines que l'on ne voulait pas épouser ; on rendit à la justice la splendeur et la liberté qu'elle devait avoir, et l'usage des sacrements devint fréquent comme il l'était dans les premières ferveurs de cette Église. Ce fut principalement en ce temps et pour ce grand succès qu'on commença de l'appeler l'Apôtre, de même que son insigne piété lui avait auparavant mérité le nom de saint Père.
Dès que les affaires de Goa furent dans l'état que nous venons de décrire, il passa dans la côte de la Pêcherie, qui s'étend depuis le cap de Comorin jusqu'à l'île de Manaar. Les habitants de ce pays, nommés Palawars, c'est-à-dire pêcheurs, parce que leur occupation était de pêcher des perles, avaient reçu le Baptême ; mais il ne leur restait plus rien de chrétien que le caractère. La dépravation de leurs mœurs était générale, et leur vie était plutôt une vie d'idolâtres que de disciples de Jésus-Christ. En traversant le cap Comorin, il convertit tout un village plongé dans les ténèbres de l'idolâtrie, par la délivrance miraculeuse d'une femme qui était depuis trois jours dans les douleurs de l'enfantement. Ses travaux chez les Palawars eurent encore un succès plus complet. Il y regagna à Notre-Seigneur trente bourgs dont ce canton était composé ; il leur apprit, par mille saintes industries et sans savoir leur langue, les premiers éléments de la doctrine chrétienne ; il en confessa une infinité qui avaient violé par leur infidélité la pureté de leur baptême ; il en baptisa plus de quarante mille, qui n'étaient pas encore lavés et régénérés dans le sang de Jésus-Christ ; il en guérit des centaines, soit en faisant sur eux le signe de la croix, soit en leur envoyant de jeunes enfants nouvellement baptisés, avec son chapelet, son crucifix, ou son reliquaire, pour les leur faire toucher et prononcer sur eux l'Oraison dominicale ou le Symbole des Apôtres. Il fit bâtir en chaque bourg une église en l'honneur du vrai Dieu, à la place des temples abominables qu'ils appelaient pagodes, où les faux dieux étaient adorés. Enfin, il extermina entièrement le paganisme et fit brûler tous les simulacres auxquels on avait rendu si longtemps un culte public.
Sa vie admirable et ses miracles ne contribuèrent pas peu à ces conversions ; car il n'avait point d'autre nourriture que du riz et de l'eau, qui était celle des plus pauvres de la côte ; il ne dormait chaque jour que trois heures, et, comme la terre nue était son lit, aussi n'avait-il point d'autre logement que la cabane d'un pêcheur. Le procès de sa canonisation fait mention de quatre morts à qui Dieu rendit la vie, en ce temps-là, par son ministère ; et les guérisons dont nous venons de parler étaient autant de prodiges qui ne venaient pas des efforts de la nature, mais de l'opération de la puissance divine.
L'année suivante, après avoir fait un voyage à Goa, pour y établir un séminaire en faveur des jeunes Indiens, et être retourné à la Pêcherie pour y consoler et y secourir ses chers Palawars, que les Badages, leurs ennemis, avaient pillés et mis en fuite, il se rendit au royaume de Travancor, où il fit un fruit inestimable par la force de ses prédications. Le roi même en fut si touché, qu'il donna permission au Saint de prêcher dans tous ses États, et consentit que tous ses sujets embrassassent le christianisme et fussent baptisés de sa main. Ce fut là qu'il reçut le don des langues, afin de pouvoir parler sans interprète aux idolâtres ; qu'il fit fuir une armée de barbares qui venaient attaquer les nouveaux chrétiens, en leur disant seulement, le crucifix à la main : « Je vous défends, au nom du Dieu vivant, de passer outre, et je vous commande, de sa part, de retourner sur vos pas » ; qu'étant persécuté et cherché pour être mis à mort par les brachmanes, qui étaient les prêtres du pays, il évita leurs embûches et fut préservé des coups qu'ils lui portèrent, par une singulière protection de la bonté divine ; qu'il baptisa, en un seul mois, dix mille païens ; qu'il fit d'abord bâtir quarante-cinq églises, et qu'enfin il confirma, par la résurrection de plusieurs morts, les vérités catholiques, et confondit l'opiniâtreté des infidèles, qui ne voulaient pas se rendre à ses raisons ni à ses prières. Ces merveilles lui acquirent une si haute estime parmi les Indiens, qu'il n'y avait point de province, de ville, ni de bourg qui ne désirât ardemment le posséder.
Cela lui fit souhaiter d'avoir de nouveaux compagnons pour l'aider dans une moisson si abondante. Il disait souvent, dans ce sentiment, que ce grand nombre de prêtres oisifs, que l'on voyait en Europe, étaient bien coupables de ne pas venir employer leurs talents au salut de tant d'âmes, qui périssaient misérablement faute de prédicateurs qui leur annonçassent les vérités de l'Évangile ; et il écrivit à l'Université de Paris pour l'exciter à lui envoyer quelques-uns de leur corps, pleins de science et de zèle, pour travailler à une si glorieuse conquête. Il eut en ce même temps la consolation d'apprendre, non-seulement la conversion des habitants de l'île de Manaar, qu'un des prêtres qu'il avait laissés à la Pêcherie avait attirés à la foi, mais aussi le martyre de six à sept cents de ces néophytes qui furent mis à mort par l'ordre du roi de Jafanapatnam. La fureur de ce prince contre les fidèles alla jusqu'à ce point, qu'il fit égorger l'aîné de ses enfants pour avoir embrassé le christianisme ; et alors le corps de ce glorieux soldat de Jésus-Christ ayant été enterré, il parut sur sa tombe une très belle croix que les idolâtres ne purent jamais effacer, et qui, étant demeurée rayonnante, fut cause de la conversion d'un très grand nombre de barbares. Pour le tyran, qui poursuivit aussi sa femme et son autre fils, comme chrétiens, il mourut misérablement, et perdit, avec la vie, le royaume qu'il avait usurpé sur son frère.
Après tant de victoires remportées sur Satan, sur les infidèles et sur leurs prêtres, le bienheureux François fit un voyage à Méliapour, que les Portugais appellent la ville de Saint-Thomas, parce que ce saint Apôtre y a enduré le martyre et y a reçu la sépulture. Il y trouva une chapelle dédiée en son honneur, avec une grande pièce de marbre blanc, placée au fond de l'autel, sur laquelle on tient qu'il a été mis à mort ; c'est pourquoi la première fois que l'on dit la messe en cet oratoire, elle distilla du sang à la vue de tout le monde. Notre Saint y fit souvent sa prière, afin de mériter le secours et la protection de cet admirable prédicateur de l'Évangile, et il vit bientôt que ses gémissements avaient été exaucés ; car, les démons l'ayant attaqué très furieusement, un jour qu'il était à cette chapelle, il se moqua de leurs insultes et les obligea, par sa constance, à se retirer avec confusion. D'ailleurs il reçut en ce lieu des consolations merveilleuses et une lumière très claire sur les voyages qu'il devait faire pour augmenter le royaume de Dieu. Il partit de là pour Malacca, pour Amboine, pour de petites îles qui sont aux environs, pour les Moluques, dont Ternate est la capitale, et pour la grande île du More, où est la ville de Monoya. Il y acquit partout une infinité de serviteurs à Jésus-Christ, et y fit des actions pleines de gloire, dont plusieurs furent miraculeuses et au-dessus des forces de toute la nature.
A Malacca, il guérit un jeune homme dont la santé était entièrement désespérée ; il rendit la vie à une jeune fille que l'on avait enterrée en son absence ; il obtint aux habitants une signalée victoire sur la mer, avec sept ou huit vieilles fustes 1 seulement, contre Soora, amiral d'Alaradin, roi d'Achem, qui était venu les insulter avec une armée de soixante gros vaisseaux et de quantité de frégates, de barques et de brûlots. A Amboine, il assista avec une charité infatigable une flotte espagnole qui y était abordée, et dont les soldats étaient atteints de la peste ; et, ne se contentant pas de procurer des aumônes à ceux qui étaient affligés de ce mal, il s'exposa mille fois lui-même à en être infecté, par les secours spirituels et temporels qu'il leur donna. Aux environs des îles voisines, il plongea son crucifix dans la mer pour apaiser une furieuse tempête ; et, comme il le laissa tomber par mégarde, dès qu'il fut arrivé au bord, un cancre le lui rapporta dans ses serres, le tenant droit et élevé, comme pour faire paraître les triomphes que la Croix avait remportés sur tant de cœurs infidèles. Aux Moluques, il convertit le roi Tabarigia et la reine Néachile, avec deux princesses, sœurs de Cacil, roi de Ternate, et les toucha même si fortement qu'elles entrèrent dans les voies du plus grand détachement et de la plus haute piété. Enfin, à Monoya et dans l'île du More, qu'on lui avait décrite comme incapable d'instruction et de commerce avec les chrétiens, depuis que les habitants avaient renoncé à leur baptême, à cause des mauvais traitements des Portugais, il parla avec tant de force et d'onction des peines éternelles de l'enfer, qu'il jeta la terreur dans leurs esprits et les obligea de rentrer dans les exercices du Christianisme.
1. Petit vaisseau long et de bas bord, qui va à voiles et à rames.
Il est temps de parler des voyages qu'il fit aux divers royaumes du Japon, lesquels, pour leur heureux succès, lui ont fait mériter le nom d'apôtre de celte nation aussi bien que de celle des Indes. Il repassa auparavant par les îles, les villes et les provinces qu'il avait arrosées de la pluie salutaire de l'Évangile. Il y planta des croix dans les places publiques et les rues les plus fréquentées ; il y confirma les chrétiens dans la doctrine de la foi et de la véritable morale qu'il leur avait enseignée ; il y combattit de bouche et par écrit le libertinage de ceux qui démentaient la sainteté de leur religion par la corruption de leurs mœurs ; il y fit paraître en mille occasions son zèle pour la gloire de Dieu, son ardeur pour le salut des âmes, et les dons éminents qu'il avait reçus, tant de parler les langues que de guérir toutes sortes de maladies. Cela fit qu'on tâcha de le détourner de sa grande entreprise de la conquête spirituelle du Japon ; mais comme il savait, assurément, par les lumières surnaturelles que Dieu lui avait données, que c'était sa volonté qu'il la poursuivît, il monta courageusement sur mer, et après mille dangers qu'il y courut, soit par la furie des tempêtes, soit par la malice d'un capitaine chinois qui l'avait pris sur son vaisseau, et qui, dans le faux zèle de son idolâtrie, fut souvent sur le point de le massacrer ou de le jeter à l'eau, il aborda enfin heureusement vers Cangoxima, l'une des premières villes du Japon, le 15 août 1549.
Sa première retraite fut chez un nommé Anger, qu'il avait converti à Goa et A qui il avait donné, au baptême, le nom de Paul de Sainte-Foi. Il eut par son moyen accès auprès du roi de Saxuma, et il gagna tellement ses bonnes grâces et celles de la reine, sa femme, qu'il en obtint la permission de prêcher la foi chrétienne dans toutes les terres de leur obéissance. Il le fit d'abord à Cangoxima, et il eut la consolation d'y voir quantité de grands seigneurs embrasser, par son ministère, la doctrine du Sauveur du monde. Les bonzes, qui étaient comme les religieux du pays, renfermés dans divers monastères, s'opposaient aux progrès de ses prédications. Ils le calomnièrent et firent leur possible pour le décrier devant le peuple ; ils entrèrent souvent en discussion avec lui et employèrent toute la subtilité de leur esprit pour le faire tomber en confusion ; ils inspirèrent aux premiers de la cour des défiances secrètes de sa conduite ; mais ils avancèrent peu par ces artifices. François dissipa leurs calomnies par l'innocence et la pureté de sa vie, qui fut toujours irréprochable. Son austérité et son désintéressement furent des preuves qu'il ne cherchait ni les plaisirs ni les
richesses, mais que c'était le seul désir de gagner des âmes à Dieu qui lui avait déjà fait parcourir plus de la moitié du tour du monde. Il réfuta avec tant de force les extravagances de ces mauvais docteurs, et établit si solidement l'unité d'un Dieu et les autres mystères du Christianisme, qu'ils n'osèrent plus entrer en combat avec lui.
Enfin, il confirma par des miracles les vérités qu'il enseignait. Se promenant un jour au bord de la mer, il aperçut des pêcheurs qui étendaient leur filet vide et se plaignaient de n'avoir rien pris. Il eut pitié d'eux, et après sa prière, il leur conseilla de pécher de nouveau ; alors Notre-Seigneur donna une si grande bénédiction à leur travail, et ils prirent tant de poissons et de tant de sortes, qu'à peine purent-ils tirer le filet. Ils continuèrent leur pèche les jours suivants avec le même succès, et ce qui est plus surprenant, la mer de Cangoxima, qui n'était guère poissonneuse, le fut depuis extrêmement. I1 guérit un enfant, qu'une enflure de tout le corps rendait extraordinairement difforme, en le prenant seulement entre ses bras et lui répétant trois fois ces paroles : « Dieu te bénisse ! » Il guérit aussi un lépreux séparé du commerce des autres hommes, en faisant faire sur lui trois signes de croix, après qu'il eut assuré qu'il croyait en Jésus-Christ et qu'if se ferait baptiser. Il ressuscita une fille dont le père vint implorer son secours, en disant simplement à cet homme : « Allez, votre fille est en vie ». Un idolâtre, emporté par sa fureur propre ou animé par celle des bonzes, le chargea un jour d'injures atroces. Il vit à l'heure même le châtiment terrible que la justice divine lui préparait, et lui dit d'un air un peu triste : « Dieu vous conserve la langue ! » Aussitôt ce malheureux se sentit la langue mangée d'un chancre, et il sortit de sa bouche une quantité de pus et de vers avec une puanteur insupportable.
Ces miracles et cette punition, qui furent de nouvelles sources de conversions, ne firent néanmoins qu'irriter davantage les bonzes. Enfin, ils cabalèrent si bien à la cour de Saxuma, que le roi, qui avait fait paraître de si grandes dispositions au Christianisme, et qui avait même fait expédier des lettres patentes, par lesquelles il donnait pouvoir à tous ses sujets de l'embrasser, changea entièrement de sentiment et défendit, par une déclaration toute contraire, de quitter ni de combattre de vive voix ou par écrit l'ancienne religion du Japon. Saint François, reconnaissant par là que la divine Providence le voulait ailleurs, après avoir confirmé cette église naissante de Cangoxima par des discours puissants et remplis de l'onction du Saint-Esprit, sortit de son royaume avec quelques compagnons pleins de zèle, et prit la route de Firando.
En chemin il gagna à Jésus-Christ presque tout un château qui appartenait à un seigneur appelé Hexandono ; il y baptisa sa femme et son fils aîné, y donna la forme des assemblées et des prières chrétiennes et y marqua un lieu dans le château pour les faire ; enfin, il y jeta, aussi bien qu'à Cangoxima, les fondements d'une église florissante qui s'y est formée depuis, lorsqu'on y envoya un nombre suffisant de prêtres et de ministres pour conférer les sacrements et célébrer les saints Mystères. En partant, il laissa à la dame un petit livre écrit de sa main, et à l'intendant d'Hexandono une discipline de fer dont il s'était servi, qui furent depuis des sources de guérisons surnaturelles.
L'accueil que lui fit le roi de Firando fut merveilleux. Il lui accorda la permission que le roi de Saxuma lui avait ôtée, savoir, de prêcher la foi sur ses terres : et il le fit avec tant de bonheur, qu'en moins de vingt jours il y baptisa plus de païens qu'il n'avait fait en toute une année à Cangoxima.
Cette facilité lui fit croire qu'un de ses compagnons suffirait pour augmenter cette nouvelle église chrétienne. Aussi, voulant attaquer l'hérésie jusque dans son fort, il se mit en chemin pour Méaco, qui était le siège de l'empire du Japon. Comme il fallut passer par Amanguchi, capitale du royaume de Naugata, il y trouva une si grande corruption de mœurs, qu'il se crut obligé d'y faire quelque séjour pour tâcher d'y apporter du remède ; mais ses remontrances et ses exhortations furent inutiles : les passions honteuses et brutales dont les habitants de ce lieu s'étaient rendus les esclaves, les empêchèrent d'écouter les paroles de vie qu'il leur prêchait et de voir la lumière céleste qu'il leur présentait. Le roi ne fut pas plus docile que son peuple ; il voulut entendre Xavier, mais il rejeta sa doctrine comme une fable et demeura opiniâtre dans le culte des idoles et des démons, sans vouloir reconnaître le vrai Dieu, qui, avait la bonté de se manifester à lui par la bouche de son serviteur.
Il en arriva de même à Méaco. On ne peut croire les peines que le Saint et sa compagnie souffrirent en ce voyage ; c'était en hiver, que les vents, les pluies et les neiges rendent extraordinairement rude en ce pays ; ils étaient mal vêtus et n'avaient ni argent, ni aucune provision pour leur subsistance ; ils allaient à pied, et faute de bons guides, ils se perdaient souvent dans les bois et dans les détours des eaux et des montagnes. On peut juger de là quel était le courage de Xavier, de ne point succomber sous une fatigue si terrible. Il aurait été consolé si son travail avait contribué à la conversion d'un seul idolâtre ; mais il trouva toute la ville dans de si grands préparatifs de guerre, que personne ne pensait aux choses de la religion ; de sorte que, n'ayant pu avoir audience ni de l'empereur, ni du saço, qui est le grand Pontife, surtout parce qu'on lui demandait beaucoup d'argent pour la lui ménager, il reprit la route de la ville d'Amanguchi.
Ce fut alors que, à la persuasion de ses amis, ou plutôt par une inspiration céleste, qui lui fit connaître que le prédicateur évangélique doit quelquefois s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs, pour les gagner plus facilement, il prit un habit un peu plus propre que celui qu'il portait auparavant, ayant souvent éprouvé qu'un habit si déchiré le faisait rebuter des princes et des personnes de condition, et lui fermait la porte de leurs palais. Cette précaution lui fut utile auprès du roi d'Amanguchi, avec quelques raretés d'Europe dont il lui fit présent. Car ce prince, qui lui avait été si peu favorable la première fois qu'il était venu dans la ville, lui donna cette fois tout pouvoir de prêcher, de discuter, de baptiser et de composer une assemblée de fidèles. Sur cette permission, il se faisait tous les ,jours un grand concours de docteurs du pays, dans le lieu où il demeurait, pour lui soumettre des doutes. Il les écoutait attentivement, et, ce qui est surprenant et dont il ne se trouve point d'autre exemple dans l'Histoire ecclésiastique, par une seule réponse, il satisfaisait en même temps à dix ou douze difficultés toutes différentes et sur des sujets qui n'avaient aucune liaison ; de sorte que chacun de ceux qui l'avaient interrogé trouvait, dans le mot qu'il répondait, le véritable éclaircissement de son doute. Dieu lui rendit aussi le don des langues qu'il lui avait accordé dans les Indes, en diverses occasions ; car, sans jamais avoir appris la langue chinoise, et n'ayant étudié que fort peu la japonaise, il prêchait tous les matins, en chinois, aux marchands de la Chine qui trafiquaient à Amanguchi, et l'après-midi il prêchait aux Japonais, en leur langue, mais si facilement et si naturellement, qu'à l'entendre on ne l'aurait pas pris pour un étranger.
Par ce moyen, quantité d'idolâtres reconnurent leurs erreurs et ouvrirent les yeux aux lumières sacrées de l'Évangile ; les bonzes perdirent leur crédit, leurs mœurs corrompues devinrent en horreur, leurs monastères se dépeuplèrent et leurs collèges furent abandonnés. Ils firent d'étranges efforts pour se soutenir, ils renouèrent souvent la discussion avec saint François ils inventèrent mille calomnies contre lui, ils eurent même l'adresse de regagner le roi et de l'engager à une cruelle persécution contre les chrétiens ; mais toutes leurs intrigues ne purent empêcher le progrès de la religion. Le nombre des fidèles monta en peu de jours à plus de trois mille dans cette ville, et ils étaient tous si fervents, qu'il n'y en avait pas un qui ne fut prêt, non seulement à perdre ses biens, mais encore à verser son sang pour la défense de la foi. Cependant différentes raisons obligèrent notre Saint de reprendre le chemin des Indes, où les affaires de sa Compagnie et de la nouvelle chrétienté demandaient nécessairement sa présence. Il laissa donc le Père Cosme de Torrez et frère Jean Fernandez à Amanguchi, et se rendit au port de Figen, près de Funay ou Fuchéo, capitale du royaume de Bungo, pour monter dans un navire portugais qui y était arrivé plein de marchandises.
Nous ne nous arrêterons pas à décrire ici les honneurs qu'on lui fit lorsqu'il arriva à ce vaisseau, et lorsque de là il fut conduit dans Fuchéo, au palais du prince ; sa marche ne fut pas moins auguste que celle d'un souverain ; l'accueil qu'il reçut du roi de Bungo fut si glorieux, que jamais l'on n'avait vu un homme particulier dans le Japon traité avec tant de respect et de magnificence. Ce roi, après lui avoir fait rendre mille honneurs par ses officiers, s'inclina par trois fois devant lui jusqu'à terre, le prit par la main, le fit asseoir à son côté, et, quittant l'orgueil de la majesté royale, dont les rois du Japon ne se défont jamais en public, il s'entretint familièrement avec lui comme avec son ami particulier. Ensuite, par une faveur tout à fait extraordinaire, il le fit manger à sa table ; et, comme il conçut une haute idée de la religion chrétienne, il lui donna pouvoir de l'annoncer dans ses États et de conférer le baptême à tous ceux qui le demanderaient. François eut encore en cette ville à soutenir la fureur des bonzes. Il entra souvent en discussion réglée avec eux, et fit voir la folie de leurs imaginations et l'extravagance de leur secte. Il établit, d'autre part , avec une lumière et une solidité merveilleuses, la vérité du christianisme, et Dieu répandit tant d'onction sur ses paroles, que les idolâtres mêmes, surtout le roi, les princes et les seigneurs de la cour, applaudirent à tout ce qu'il disait et lui donnèrent gain de cause. Néanmoins, peu de ceux qui l'écoutaient furent jugés dignes de recevoir le sacrement de la régénération ; car quoiqu'ils soumissent leur esprit aux vérités de la foi, ils étaient cependant engagés dans des vices honteux qu'ils n'étaient pas encore résolus de quitter. Cela ne se fit que quelques années après, lorsque de nouveaux missionnaires furent envoyés pour cultiver ce champ que notre bienheureux apôtre avait découvert et sur lequel il avait jeté les premières semences de la doctrine chrétienne.
Toutes choses étant prêtes au port de Figen pour l'embarquement, saint François prit enfin congé du roi de Bungo, qui lui avait fait tant de caresses. C'était le 20 novembre 1551, deux ans et près de quatre mois après son arrivée dans le Japon. Son dessein était d'aller d Malacca, qu'il savait, par révélation, être assiégée par mer et par terre d'une puissante armée de Javans et de Malais, et de se rendre de là à Goa, où le Saint-Esprit l'appelait et lui disait intérieurement que sa présence était nécessaire. La navigation fut d'abord assez heureuse ; mais, aux environs de l’île de Méléitor, il s'éleva une tempête si furieuse, qu'on ne peut s'en imaginer une plus terrible. La chaloupe, où étaient quinze hommes, fut arrachée par les vents des bords du gros vaisseau et emportée en des mers fort éloignées. Ce vaisseau même se vit à deux doigts du naufrage, de sorte que les passagers, presque inondés d'une montagne d'eau, n'attendaient plus que le dernier coup de la mort ; mais le Saint fit tant par ses larmes, aux pieds du crucifix, qu'il obtint de Notre-Seigneur le salut de toute sa compagnie. La tempête s'apaisa, le vaisseau où il était fut mis hors de péril, et ceux qui voguaient dans la chaloupe le virent assis près d'eux, tenant le gouvernail et le ramenant, au milieu des orages et des tempêtes, droit au vaisseau dont les vents l'avaient séparée. Il arriva beaucoup d'autres miracles dans le cours de ce voyage ; mais ce qui est bien plus considérable, c'est qu'ayant dit à son pilote qu'aucun des navires qu'il monterait ne ferait jamais naufrage, on a vu depuis la vérité de cette prédiction, en ce que, ce pilote en ayant monté plusieurs en fort mauvais état, sur la confiance qu'il avait en cette promesse, il ne lui est jamais arrivé d'accident. Semblablement, le Saint ayant assuré d'un vaisseau appelé la Sainte-Croix, qu'il ne périrait point en mer, mais qu'il se déferait de lui-même au lieu où il avait été bâti, il courut depuis, durant plus de trente ans, toutes les mers d'Asie, au milieu de mille dangers et avec des charges beaucoup plus fortes qu'il n'en pouvait porter, sans souffrir du calme ni des tempêtes, et il fut enfin se défaire sur le rivage de Cochin, qui était l'endroit où il avait été assemblé.
La brièveté que demande cet abrégé ne nous permet pas de nous étendre sur ce que fit saint Xavier, tant à Malacca qu'à Goa, dans le temps de son retour. Nous dirons seulement qu'il y prit la résolution d'exécuter au plus tôt ce qu'il s'était proposé dès qu'il était au Japon, c'est-à-dire d'aller porter la foi dans la Chine, parce qu'il reconnut de plus en plus que toute la corruption des Indes et du Japon venait de là, et qu'on ne viendrait jamais à bout de ruiner l'idolâtrie en ces vastes pays, qu'on ne l'eût auparavant ruinée dans la Chine. Il fit agréer son dessein au vice-roi de Portugal et à l'évêque de Goa, dont l'autorité s'étendait sur toutes les Indes. Il régla les affaires des autres missions et celles de la Compagnie, et pourvut aux besoins de tous les chrétiens qu'il avait gagnés à Jésus-Christ depuis son arrivée au Levant. Il nomma pour recteur du collège de Goa et pour vice-provincial des Indes le révérend Père Gaspard Barzée, qui était un homme d'une prudence et d'une vertu consommées ; il lui donna par écrit des instructions admirables pour bien gouverner ses inférieurs et pour travailler utilement à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Enfin, le reconnaissant alors pour son supérieur, il se mit à genoux devant lui, en présence de toute la communauté, et lui promit obéissance. Ainsi, tout étant disposé pour mettre à la voile, il s'embarqua le jeudi saint, 14 avril 1552, et prit le chemin de la Chine. En passant par Malacca, il s'y donna au service des pestiférés avec la même générosité qu'il l'avait fait en tant d'autres occasions. Il ressuscita aussi un mort, qui s'était tué inconsidérément, en mettant dans sa bouche le fer d'une flèche empoisonnée. Mais son voyage y fut traversé par le gouverneur de la ville d'une manière si maligne et si opiniâtre, qu'il n'y eut jamais rien de plus barbare. Il fut contraint de laisser à Malacca l'ambassadeur de Portugal, qui devait le conduire en Chine, de monter sur un autre navire que celui qui l'avait amené et de se mettre en la compagnie des gens de ce perfide gouverneur, qui, à l'exemple de leur maître, n'avaient que de la dureté pour lui. Il ne laissa pas en chemin de les combler de faveurs. Leur eau étant consommée, il changea celle de la mer en de l'eau douce, pour les délivrer d'une cruelle soif qui leur enflammait les entrailles. Il les prêcha souvent, pour les faire renoncer à la volupté et à l'intérêt, qui sont les passions qui dominent le plus dans les marchands. Il leur fit diverses prédictions, dont l'événement ne manqua pas de justifier la vérité. Un enfant étant tombé dans le fond de la mer, il l'en fit revenir six jours après, et le rendit plein de santé et de vie à son père : ce qui fut cause de la conversion de cet homme, qui était mahométan.
Il arriva enfin à Sancian, qui est une île qui regarde Canton, ville de la Chine, et qui n'en est éloignée que de six lieues. Il lui eût été facile d'y passer, sans la défense qui était alors en vigueur, de n'en permettre l'entrée à aucun étranger, quel qu'il fût ; mais, comme cet ordre y était exactement observé, et que les portes y étaient pour cela gardées avec une extrême rigueur, il fut contraint de chercher divers moyens pour s'en procurer l'ouverture. Pendant qu'il employait à cette fin tantôt les prières et les larmes au pied du crucifix, tantôt ce que Dieu lui avait donné de prudence et de lumière, il tomba grièvement malade d'une fièvre maligne, accompagnée de dégoût, de coliques et de maux de tête, qui firent bientôt juger qu'il n'en guérirait point. Il se retira d'abord dans le vaisseau, qui était l'hôpital commun des malades, afin de mourir en pauvre, comme il avait toujours vécu en pauvre. Mais, comme l'agitation continuelle qu'il y sentait augmentait sa douleur de tête et l'empêchait de s'appliquer si librement à son Dieu, il demanda, le jour suivant, d'être remis à terre. On l'y transporta et on le laissa sur le rivage, exposé aux injures de l'air et à un vent du nord très piquant, qui soufflait alors. Il serait mort privé de tout secours, si un Portugais, plus charitable que les autres, nommé Georges Alvarez, ne l'eût fait porter dans sa cabane, qui ne valait pourtant guère mieux que le rivage, et qui était ouverte de toutes parts. Ce serviteur de Dieu passa treize jours en cette extrême pauvreté, privé généralement de toutes choses. On le saigna deux fois ; mais on le saigna si mal, que les nerfs en furent offensés et qu'il tomba chaque fois en faiblesse et en convulsion. Il n'eut point d'autre nourriture, en cette extrémité, qu'un peu d'amandes que le capitaine du vaisseau lui donna par charité.
Cependant, plus son heure dernière, dont Dieu lui avait donné connaissance, était proche, plus il s'embrasait du désir de l'éternité bienheureuse. Ce n'étaient qu'aspirations dévotes, que prières courtes et affectueuses. Il disait sans cesse : « Jésus, Fils de David, regardez-moi d'un œil de miséricorde » ; ou bien, en adorant les trois personnes divines : « O très-sainte Trinité ! » ou en invoquant la Reine du ciel : « Montrez que vous êtes Mère ». Enfin, le 2 décembre, qui était un vendredi, ayant les yeux tout baignés de larmes et tendrement attachés sur son crucifix, il prononça ces paroles : « J'ai espérance en vous, mon Seigneur, et je suis assuré que je ne serai jamais confondu ». Et, en même temps, rempli d'une joie céleste qui parut sur son visage, il rendit doucement l'esprit vers deux heures après-midi. Ce fut en 1552, dans la quarante-sixième année de son âge.
Ses vertus paraissent assez dans cette histoire, sans que nous nous y arrêtions davantage. Il jouissait quelquefois pendant sa vie d'une telle abondance de consolations célestes, que, n'en pouvant supporter la véhémence, il était obligé d'ouvrir son habit des deux mains, comme pour donner de l'air à sa poitrine et pour rafraîchir les ardeurs qui la consumaient, et de dire : « C'est assez, Seigneur, c'est assez, épargnez mon pauvre cœur. Je n'en puis pas supporter davantage. C'est assez, mon Dieu, c'est assez ». On l'a vu souvent en extase et tout transporté en Dieu, et cette extase était quelquefois si puissante qu'elle l'élevait de plusieurs coudées en l'air et l'y soutenait fort longtemps. On ne peut rien ajouter ni à sa tendresse pour Jésus-Christ, ni à sa dévotion envers le Saint-Sacrement, ni à sa confiance en la sainte Vierge. Sa charité s'étendait sur tous les hommes, et il en a donné des marques si éclatantes, soit en procurant le salut à une infinité d'idolâtres et de pécheurs, soit en secourant une multitude innombrable de pauvres, de captifs, de malades, de pestiférés et de toutes sortes de malheureux, qu'on peut dire qu'elle surpasse en clarté les rayons du soleil de midi. On trouvera aussi dans sa vie des exemples héroïques d'humilité, de patience, d'austérité, d'obéissance et de toutes les autres vertus morales.
Saint François Xavier est représenté : 1° en conférence avec des mandarins ; 2° guérissant un malade ; 3° ressuscitant une femme ; 4° en prières à côté de saint Ignace de Loyola ; 5° en compagnie de saint Ignace et de saint Louis de Gonzague ; 6° debout, la poitrine découverte, sur laquelle une flamme, symbole de son ardent amour de Dieu et du salut des hommes.
CULTE ET RELIQUES.
Saint François Xavier fut enterré le dimanche qui suivit sa mort. Son corps fût mis dans une caisse assez grande, à la manière des Chinois, et cette caisse fut remplie de chaux vive, afin que, les chairs étant plus tôt consumées, on pût emporter les os à Goa. Le 17 février 1553, on ouvrit le cercueil pour voir si les chairs étaient consumées ; mais, lorsqu'on eut ôté la chaux de dessus le visage, on le trouva frais et vermeil, comme celui d'un homme qui dort doucement. Le corps était aussi très entier et sans aucune marque de corruption. On coupa, pour s'en assurer davantage, un peu de chair près du genou, et il coula du sang. La chaux n'avait point non plus endommagé les habits sacerdotaux avec lesquels ou l'avait enterré. Le saint corps exhalait une odeur plus douce et plus agréable que celle des parfums les plus exquis. Il fut mis sur le vaisseau et porté à Malacca, où on aborda le 22 mars. Les habitants de celte ville le reçurent avec le plus grand respect. La peste qui y faisait sentir ses ravages depuis quelques semaines cessa tout à coup. Le corps du saint missionnaire fut enterré dans le cimetière commun. Ayant été trouvé frais et entier, le mois d'août suivant, on le transporta à Goa, et on le déposa dans l'église du collège de Saint-Paul le 15 mars 1554. Il s'opéra en cette occasion plusieurs guérisons miraculeuses.
En 1612, lorsqu'on voulut détacher du corps, toujours frais, flexible et coloré, le bras droit pour l'envoyer à Rome, on rencontra de grandes difficultés ; enfin le Saint, cédant aux supplications des assistants, présenta lui-même ce bras au chirurgien, et, aussitôt la première incision, le sang coula avec autant d'abondance que si le corps eût été plein de vie! On en imbiba des linges que les Pères de Goa envoyèrent à Philippe IV, roi d'Espagne, et on en recueillit dans un flacon qu'on envoya avec le bras à la Maison de Rome. La main fut partagée entre les collèges de Cochin, de Malacca et de Macao. Le bâtiment qui portait ces saintes reliques en Europe fut rencontré et poursuivi par des corsaires ; il allait être atteint, lorsque le capitaine s'écrie : « Qu'on porte le bras du saint Père dans la hune! il mettra les pirates en fuite ». L'ordre est exécuté, et les écumeurs de mer, virant de bord, s'éloignent à toutes voiles et ne reparaissent plus.
De ces précieuses reliques, le bras est resté à Rome, le flacon de sang est à la Maison professe de Paris. La cour de Rome, sollicitée par les souverains du Japon et par le roi de Portugal de procéder à la canonisation de François Xavier, examina sa cause, reconnut vingt-quatre résurrections juridiquement prouvées, et quatre-vingt-huit miracles éclatants opérés pendant la vie de l'illustre Saint ; une bulle du pape Paul V, en date du 25 octobre 1605, le déclara Bienheureux. Il fut canonisé par Grégoire XV, le 12 mars 1621, avec toutes les cérémonies ordinaires ; mais la mort de Grégoire XV retarda la publication de la bulle, qui fut donnée par Urbain VIII, son successeur, sous la date du 6 août 1623.
En 1670, par un décret du 14 juin, le pape Clément X fixa la fête de saint François Xavier au 3 décembre, et ordonna, par le même décret, que son office serait du rit double pour toute l'Église.
Depuis la mort de notre Saint, le nombre des résurrections obtenues par l'invocation de ses mérites, — reconnues par la cour de Rome, jointes aux actes de la canonisation, soit avant, soit après la publication de la bulle, — s'élevait, en 1715, au chiffre énorme de vingt-sept, dont quatorze avaient été obtenues depuis peu d'années.
Il serait difficile de dire dans quel pays catholique ce Saint n'est point invoqué avec une dévotion ardente ; partout on publie de nombreux miracles dus à son intercession.
Ils se multiplièrent peut-être encore plus qu'ailleurs au château de Xavier. On fit une chapelle de la chambre dans laquelle il était né, et les pèlerins s'y portèrent en foule. La Navarre le choisit pour patron, et, aujourd'hui encore, tous les Navarrais donnent au baptême le nom de Xavier à leurs enfants, et les pèlerinages sont toujours nombreux à cette chapelle, livrée au public par les descendants de la famille de notre Saint. Tous ont conservé, avec un religieux respect, ce noble manoir, illustré par de si glorieux souvenirs. Le château de Xavier est encore ce qu'il était en 1524, alors que Dom Francisco s'en éloignait pour toujours... La chapelle de la noble famille est restée ce qu'elle était au temps où l'heureuse et triste mère du grand apôtre de l'Orient allait y puiser la force de remercier Dieu de tant de souffrance et de bonheur.
En 1744, sur l'ordre du roi Jean IV, l'archevêque de Goa et le marquis de Castel-Nuovo, vice-roi des Indes, accompagnés de tous les grands dignitaires, firent la visite des restes de saint François Xavier, et constatèrent, avec toutes les formalités requises, la parfaite conservation de son corps. Le pape Benoît XIV, voyant les miracles sans nombre qu'on obtenait chaque jour par ses mérites, le déclara protecteur de l'Orient, par un bref du 20 février 1747.
En 1782, le Père Cicala, de la Congrégation des Lazaristes, assista à l'exposition des reliques du grand apôtre, les 10,11 et 12 février. Il écrivait que le concours du peuple avait été si considérable cette année-là, qu'il dépassait tout ce qu'on avait vu depuis trente ans, de son empressement à venir visiter le saint tombeau. On y était accouru de toutes les parties des Indes. Le cercueil, de huit pieds de longueur, de deux pieds de hauteur et fermé par trois serrures, fut ouvert en présence de l'évêque de Cochin, administrateur du diocèse de Goa, de tout le clergé, de tous les Ordres religieux, du vice-roi et de tous les grands dignitaires et magistrats. Le corps du Saint était entièrement recouvert d'un voile d'étoffe de soie qu'on enleva, et tous les assistants purent contempler ce qui restait du grand apôtre de l'Orient. Il était revêtu des habits sacerdotaux ; sa chasuble, présent de la reine de Portugal, et bordée de sa main, était de la plus grande fraîcheur. Le corps n'avait pas la moindre indice de corruption ; mais il n'avait plus les apparences de vie qu'il avait conservées durant plus d'un siècle. « La peau », écrivait le Père Cicala, « la peau, et la chair qui est desséchée, est totalement unie avec les os ; on voit un beau blanc sur la face ; il ne lui manque que le bras droit qui est à Rome, et deux doigts du pied droit, ainsi que les intestins ». Les pieds surtout se sont conservés dans la plus grande beauté ».
Un fragment du bras droit avait été accordé au collège que la Compagnie de Jésus avait établi à Macao ; mais sous l'influence ou plutôt sous la domination anglaise, le collège des Jésuites fut transformé en caserne, l'église seule fut conservée. En 1834, une imprudence des soldats mit le feu à la caserne ; les secours furent mal dirigés, l'incendie dévora les bâtiments, gagna l'église et ne laissa que des ruines... Nous nous trompons : au milieu de cette grande et déplorable destruction, un miracle frappant fut constaté : quatre statues seulement avaient été respectées par les flammes ; quatre statues seulement étaient restées debout, et toutes les quatre parfaitement intactes : c'étaient celles de saint Ignace de Loyola, de saint François Xavier, de saint François de Borgia et de saint Louis de Gonzague.
De nombreuses reliques des Martyrs du Japon disparurent dans ce désastre... Celle de saint François Xavier fut seule sauvée ! Aujourd'hui, la momie se voit encore, revêtue du costume que le Saint portait de son vivant. Le visage est vermeil, quelques cheveux gris ornent les tempes, l'orbe de l'oïl fait saillie sous ses arcades fortement accentuées de sourcils épais ; le nez seul paraît avoir un peu souffert. On exposait autrefois cette sainte relique sans avoir la précaution de la mettre dans une vitrine ; une dame trop fervente détacha d'un coup de dent l'un des doigts du pied du Saint ; depuis ce temps on a dû prendre des précautions pour que de pareils actes ne se renouvelassent pas.
Nous pourrions citer des faits plus récents encore, attestant que la puissance des mérites de l'illustre apôtre est bien loin d'être affaiblie. Eu Belgique, il s'est formé une association pour la conversion des pécheurs, sous le patronage de saint François Xavier, et cette association obtient de nombreux miracles de conversions. Qui ne sait le bien qui s'opère par une association d'un autre genre, fondée à Paris, pour les ouvriers, sous le même patronage et la même invocation? Et qui ne sait les progrès merveilleux et toujours croissants de celle de la Propagation de la Foi également placée sons sa protection?
Le tombeau de saint François Xavier ayant été ouvert à Goa en 1859, le corps du Saint fut trouvé intact et aussi bien conservé que le lendemain de sa mort.
Ce récit est du Père Giry. Nous l'avons complété avec la Revue catholique de Louvain, 1809. — CL Histoire du Saint, par Daurignac.
SAINTE ATTALE,
PREMIÈRE ABBESSE DU MONASTÈRE DE SAINT-ÉTIENNE DE STRASBOURG (741).
L'abbaye de Saint-Etienne est la plus ancienne de toutes les maisons religieuses de Strasbourg : elle fut fondée vers l'an 717, sous le règne de Chilpéric II, roi d'Austrasie, par Adelbert, duc d'Alsace et frère de sainte Odile.
Dès que les bâtiments du monastère furent achevés, le duc choisit pour le gouverner Attale, sa fille, qu'il avait eue de Gerlinde, sa première épouse, et qui avait été formée par les soins de sainte Odile, sa tante. Attale introduisit dans sa communauté la Règle canonique suivie alors à Hohenbourg, comme étant plus proportionnée à la délicatesse de son sexe que celle de Saint-Benoît. Elle marcha sur les traces de sa bienheureuse tante, et donna à Strasbourg les beaux exemples de vertu que celle-ci donnait à Hohenbourg. Elle sut allier avec la plus tendre piété une douceur inaltérable qui lui gagna tous les cœurs ; car cette piété n'avait rien de farouche ni de repoussant. Aimable dans toutes ses démarches, prévenante envers les autres, Attale fut toujours sévère pour elle-même, accordant à ses religieuses ce qu'elle se refusait, et remplissant à leur égard, avec une attention recherchée, les devoirs d'une bonne mère qui chérit tendrement ses enfants.
Attale fit l'objet de l'édification de sa communauté jusqu'à la fin de ses jours, arrivée vers l'an 741. La ville de Strasbourg la regardait comme un ange tutélaire et avait pour elle la plus hante vénération. Pour répondre à la dévotion des fidèles, on fut obligé de laisser son corps exposé pendant cinq semaines ; l'idée qu'on avait de sa sainteté était si grande, qu'on accourait de toutes parts se recommander à son intercession. On raconte que Wérentrude, abbesse de Hohenbourg et amie particulière d'Attale, brûlant du désir d'avoir de ses reliques, eut recours à un moyen qu'autorisait alors le vif empressement qu'on avait de posséder des reliques de Saints. Ayant découvert son dessein à un prêtre, nommé Werner, elle l’envoya dans l'église de Saint-Etienne, sous prétexte d'y faire des prières près du corps de la Sainte qui y était exposé, mais en effet avec la commission secrète de s'emparer de sa main droite en la coupant. Werner s'y rendit et trouva moyen d'exécuter fidèlement l'ordre de Wérentrude. Il était sur le point de s'en retourner à Hohenbourg pour remettre à l'abbesse la relique qu'il avait enlevée, lorsqu'il fut découvert : cette main fut renfermée dans une boîte de cristal et conservée dans l'église de Saint-Etienne, ainsi qu'un manteau de laine noire, qu'on prétend avoir appartenu à sainte Attale, et que chaque abbesse était obligée de mettre sur ses épaules à Son avènement. Cette main est conservée de nos jours dans l'église de Sainte-Madeleine, où on l'expose tous les ans à la vénération des fidèles, le 3 décembre.
On représente sainte Attale ayant près d'elle un puits, parce que, dans l'abbaye de Saint-Etienne, la crypte renfermait un puits dont l'eau était recherchée pour maintes guérisons.
L'abbé Hunckler, Saints d'Alsace ; le Père Cahier, Caractéristiques des Saints.
ÉRECTION DE L'ARCHICONFRÉRIE DU SACRÉ CŒUR DE MARIE,DANS L'ÉGLISE DE NOTRE-DAME DES VICTOIRES, A PARIS (1836).
L'église actuelle de Notre-Dame des Victoires, à Paris, était d'abord une église d'Augustins déchaussés, vulgairement dits les Petits-Pères, qu'avait fait bâtir Louis XIII, sous le vocable de Notre-Dame des Victoires, en reconnaissance de diverses victoires qu'il avait remportées, et surtout de la réduction de la Rochelle contre les Protestants. Le roi lui-même en avait posé la première pierre le 9 décembre 1629. Puis, la population du quartier s'étant accrue, et les fidèles se portant en foule à la chapelle de Notre-Dame des Sept-Douleurs qu'on honorait dans cette église, le vaisseau se trouva trop petit. En 1656, on construisit l'édifice qui existe encore aujourd'hui ; et Anne d'Autriche, à laquelle un religieux de ce couvent avait prédit la naissance de Louis XIV, fit elle-même, par reconnaissance, décorer et revêtir de marbre la chapelle de la sainte Vierge, devenue depuis si célèbre. Agrandie en 1737, devenue paroisse constitutionnelle en 1791, après l'expulsion des religieux Augustins, puis église paroissiale par le Concordat de 1802, elle fut pendant plus de trente ans une église déserte, que presque personne ne fréquentait. Située au centre du commerce et des affaires, entourée de théâtres et de lieux de plaisir, agitée par tous les mouvements politiques qui semblaient partir de ce quartier et y aboutir, on eut dit qu'elle n'y était qu'un hors-d’œuvre inutile : son culte négligé, les sacrements abandonnés, les pratiques pieuses et les plus grandes solennités même délaissées comme usages surannés, bons pour la simplicité de nos pères, tout annonçait une population morte à !a foi. M. l'abbé Desgenettes est nommé pasteur de cette église en 1832 ; pendant quatre ans il gémit sur son ministère stérile ; enfin, le 3 décembre 1836, il se sent, pendant la messe, intérieurement pressé de consacrer sa paroisse au très-saint et immaculé cœur de Marie. Il prend d'abord ce sentiment pour une illusion ; car jamais il n'avait pensé à honorer le cœur de Marie. Mais voilà que pendant son action de grâces et même après qu'il l'a finie, ce même sentiment devient plus vif, plus pénétrant, plus pressant. Alors, quoique avec peine, il se décide à suivre ce mouvement intérieur ; il rentre dans sa chambre, se met à rédiger les statuts d'une association du saint cœur de Marie, et est tout surpris de la facilité avec laquelle il exécute ce travail inaccoutumé. Il va sans délai le présenter à Mgr de Quélen, archevêque de Paris, qui approuve aussitôt l'association. Le dimanche suivant, il annonce au prône la nouvelle confrérie, et indique la première réunion pour le jour même, à sept heures du soir: c'était le troisième dimanche de l'Avent, 11 décembre 1836. A peine est-il descendu de chaire, que deus négociants de sa paroisse, qu'on ne voyait jamais à l'église, viennent le prier de les entendre en confession ; tels furent les premiers fruits d'une œuvre qui devait en produire tant d'autres.
Pendant toute la journée, le zélé pasteur se trouva partagé entre la crainte et l'espérance ; mais, le soir, quelles ne furent pas sa surprise et sa joie, lorsque, entrant dans l'église à l'heure indiquée, il la trouva pleine de personnes accourues à l'inauguration de la nouvelle œuvre, et parmi elles un grand nombre d'hommes. L'exercice commence par le chant des Vêpres de la sainte Vierge, qui sont entendues avec assez d'indifférence ; mais l'instruction qui les suit sur l'objet de la réunion est écoutée avec un recueillement remarquable ; et l'entrain, l'animation de toutes les voix en chantant les prières du salut et les litanies de la sainte Vierge, la spontanéité avec laquelle on répète trois fois l'invocation : Refugium peccatorum, ora pro nobis, ainsi que le Parce, Domine, révèlent que tous les cœurs sont gagnés, le succès de l'œuvre assuré. M. Desgenettes profite de l'émotion générale pour faire demander à Dieu par l'assemblée la conversion d'un de ses paroissiens, ancien ministre de Louis XVI, qui, amené par son grand âge aux portes de la tombe, vivait encore dans l'incrédulité. Le lendemain, il se rend auprès du vieillard ; il en est bien reçu ; il réveille en lui tes sentiments chrétiens ; enfin il le confesse, et a la consolation de le voir entrer dans une voie nouvelle où il persévéra jusqu'à la mort.
Le dimanche suivant, les mêmes exercices eurent lieu à la même heure, avec la même affluence ; et lorsque, le dimanche 12 janvier 1837, on eut publié les statuts de l'association et ouvert le registre d'inscription des associés, il y eut foule pour s'inscrire. Dix jours ne s'écoulèrent pas que déjà on comptait deux cent douze associés, presque tous paroissiens ; les jours suivants, on ne suffisait pas à l'empressement des fidèles des diverses paroisses de Paris et d'ailleurs qui venaient se faire inscrire. Le Saint-Siège, informé du développement prodigieux de la bonne œuvre, l'érigea en archiconfrérie, avec droit de s'affilier des sociétés semblables ; et bientôt de tous les points de l'univers catholique arrivèrent des demandes d'affiliation ; de sorte que Notre-Dame des Victoires est devenue un grand centre de prières pour la conversion des pécheurs, but essentiel de la confrérie. A chaque réunion, on recommande à Marie quelques conversions, et des prodiges de miséricorde s'obtiennent ; on lui demande même parfois des grâces temporelles, comme moyen de toucher les cœurs et de les ramener au salut, et on ne saurait dire le nombre de guérisons ou autres faveurs obtenues. Aussi l'église, autrefois si déserte, est-elle aujourd'hui la plus fréquentée de la capitale ; à quelque heure du jour que ce soit, il y a affluence devant l'autel de Marie ; et aux réunions du soir de chaque dimanche, la foule se presse attentive, recueillie, émue : c'est un des plus beaux spectacles que la religion puisse offrir.
Enfin, ce qui mit le comble à l'illustration de cette église, les souverains Pontifes, après lui avoir accordé les indulgences les plus abondantes, y ajoutèrent un privilège réservé aux sanctuaires de la sainte Vierge les plus vénérés. Mgr Pacca, neveu de l'illustre cardinal de ce nom, vint, le 9 juillet 1853, couronner solennellement la statue de Notre-Dame des Victoires, au nom du souverain Pontife et du chapitre de Saint-Pierre de Rome.
Notre-Dame de France, par Mr. le curé de Saint-Sulpice. — Cf. Le Pèlerin à Notre-Dame des Victoires, par l'abbé V. Dumas (Paris, chez Poussielgue, 1867).