L’oraison, échange d’amour : Différence entre versions

De Salve Regina

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=== L’AMOUR DU SAINT-ESPRIT  ===
 
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==== La troisième Personne de la Trinité est en nous la première si on considère que c’est par sa mission que le Père et le Fils se donnent et sont donnés, que c’est par elle qu’ils habitent en nous. ====
==== La troisième Personne de la Trinité est en nous la première si on considère que c’est par sa mission que le Père et le Fils se donnent et sont donnés, que c’est par elle qu’ils habitent en nous. ====
 
 
 
 
Elle est aussi la première qui vient dans l’oraison pour nous faire prier comme il faut : avec amour.  
 
Elle est aussi la première qui vient dans l’oraison pour nous faire prier comme il faut : avec amour.  
  

Version du 19 février 2011 à 19:52

par le P. Fr. Charmot, S. J.

Sommaire

QU’EST-CE QUE L’ORAISON ?

La plupart des livres qui traitent de l’oraison ressemblent à des traités d’apiculture qui exposent la manière d’organiser un rucher et de placer les ruches au milieu des fleurs, sans dire comment les abeilles font leur miel.

Ils définissent l’oraison à partir de l’homme seulement, comme une élévation de l’âme vers Dieu ; et ils développent à plaisir les méthodes par lesquelles on peut tenter cette ascension difficile, les obstacles et les dangers qu’il y faut surmonter, les consolations et les désolations que cet exercice nous procure, etc… Ils commettent souvent une grave omission ; ils ne décrivent pas l’oraison à partir de Dieu, comme une initiative d’amour de la Sainte Trinité à l’égard des âmes, comme une effusion de sa miséricorde en nous, comme une sorte de prolongement de l’Incarnation du Verbe dans ses membres. Nous voudrions éviter cette erreur.

L'oraison est une conversion

C’est pourquoi dans la définition même de l’oraison, nous tiendrons compte à la fois de Dieu et de l’homme. Nous dirons que l’oraison est une conversation, un dialogue avec la Sainte Trinité. Encore ce mot est-il insuffisant, car il introduit dans l’essentiel quelque chose d’accidentel, à savoir le langage humain. La bonne définition nous paraît être celle-ci : L’oraison est : Un échange d’amour entre l’homme et Dieu

Quand il y a échange d’amour, quelles que soient les méthodes suivies, les épreuves subies, les difficultés surmontées, qu’on éprouve du plaisir ou de l’ennui, de la joie ou de la tristesse, qu’on y parle ou qu’on garde le silence, bref que l’on passe par toutes sortes d’états d’âme, divers et même opposés, on fait oraison.

Aussi, ayant à décrire l’oraison en elle-même, nous pensons que les âmes qui veulent s’entretenir avec Dieu doivent ne se préoccuper que d’une chose : aimer, ou plutôt répondre aux avances d’un Dieu qui se donne par pur amour. C’est la pensée de saint François de Sales et de sainte Thérèse.

Saint François de Sales qui, sur ce point, est un maître incomparable, voulant nous initier à tous les secrets de la conversation avec Dieu, nous dit que l’oraison est une théologie mystique : une théologie parce qu’on n’y parle que de Dieu ; mystique parce qu’elle tend, non à la connaissance spéculative de Dieu, mais à l’amour de Dieu ; elle nous rend non pas savants et doctes mais « ardents, affectionnés, amateurs de Dieu, Philothées ou Théophiles ».

« La théologie spéculative traite de Dieu avec les hommes et entre les hommes ; la mystique parle de Dieu avec Dieu et en Dieu même ».

« La conversation y est toute secrète, et il ne se dit rien en icelle entre, Dieu et l’âme que du cœur à cœur, par une communication incommunicable à tout autre qu’à ceux qui la font. » « En somme, l’oraison… n’est autre chose qu’une conversation par laquelle l’âme s’entretient amoureusement avec Dieu de sa très aimable bonté pour s’unir et joindre à icelle[1]. »

Saint François parle ici de l’oraison en général et non de l’oraison infuse.

Sainte Thérèse, à son tour, lorsqu’elle expose dans « sa vie par elle-même » pour la première fois sa pensée sur l’oraison, la définit en ces termes (Ch. VIII) :

« L’oraison n’est, à mon avis, qu’un commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec Dieu dont on se sent aimée. »

Tout se ramène donc à un échange d’amour.

L'oraison est contemplation

Si nous voulons connaître cet échange d’amour dans sa perfection totale et absolue, nous devons contempler, ce commerce infiniment amoureux du Père et du Fils dans la Sainte Trinité. Car pour comprendre l’oraison, les âmes doivent se rappeler qu’elles sont créées à l’image et à la ressemblance de la Sainte Trinité et qu’elles ont reçu par surcroît les trois Personnes divines ; or, ces trois Personnes sont venues « habiter » en elles pour les faire participer dès ici-bas, avant l’éternité, aux transports d’amour infiniment ardents, parfaits et constants, entre le Père et le Fils. Cela est de foi. Saint Jean le répète avec force.

Il est donc important que les âmes connaissent ce qu’elles doivent imiter et reproduire, le mystère de la vie de Dieu, pour saisir autant que possible le mystère de l’oraison qui en est le prolongement.

Telle est la supériorité des trois Personnes divines que la vie n’est appropriée en chacune d’elles que si elle est rapportée intégralement aux deux autres en une sorte d’élan total et d’extase éternelle. Il est impossible de trouver le moindre repliement sur soi, la moindre ombre d’égoïsme là où les trois Personnes ne sont qu’élan vers autrui. La possession d’autrui pour en faire son propre bonheur souille et torture tout amour humain ; elle est absente de la Sainte Trinité. Sa transcendance unique est une transcendance de charité, une richesse, de don, un excès infini de libéralité.

Mieux que tout autre saint et docteur, saint François de Sales qui définit l’oraison par la vie d’amour, nous en fait voir la source pure dans la Trinité. Mais, pénétrant plus avant dans cet abîme divin, il nous invite à contempler non seulement l’échange d’amour entre le Père et le Fils, mais l’unité de leur amour. Écoutons notre Saint :

« Cet amour (du Père et du Fils) ne se passe pas comme l’amour que les créatures intellectuelles ont entre elles ou envers leur Créateur (car l’amour créé se fait par plusieurs et divers élans, soupirs, unions et liaisons, qui s’entresuivent et font la continuation de l’amour avec une douce vicissitude de mouvement spirituel). (Car) l’amour divin du Père éternel envers son Fils est pratiqué en un seul soupir, élancé réciproquement par le Père et le Fils qui en cette sorte demeurent unis et liés ensemble. »

Cette considération de saint François n’a pas seulement un intérêt théologique et spéculatif, elle nous montre que l’idéal de l’oraison n’est pas dans la multiplicité et la variété des pensées et des actes, mais dans l’union de l’âme avec Dieu, produite par l’amour, comme la fusion de deux métaux en un seul par le feu.

Saint François ajoute ces lignes qui nous révèlent ce que nous devons, chercher dans cette union :

« Le Père soupire cet amour, le Fils le soupire aussi ; mais parce que le Père ne soupire cet amour que par la même volonté et pour la même bonté qui est également et uniquement en Lui et en son Fils, et le Fils mutuellement ne soupire ce soupir amoureux que pour cette même bonté et par cette même volonté, partant ce soupir amoureux n’est qu’un seul soupir… »

Or, l’oraison doit être à l’image de cette unité dans l’amour. Ce n’est pas précisément l’âme qui invite le Père et le Fils par le don qu’elle fait d’elle-même à Dieu. Mais la Sainte Trinité fait que l’âme aime Dieu par la même volonté et pour la même bonté qui est une entre le Père et le Fils ; l’âme reçoit tout ce qu’elle donne ; elle ne donne que l’amour qui lui est donné, elle n’aime que par un écoulement gratuit en elle de l’amour qui est en Dieu. Son amour est une participation de grâce à la communication des Personnes.

L’oraison n’est donc pas un acte d’amour humain, excité par l’infinie Beauté de Dieu, comme il pourrait naître de l’admiration d’une créature. Sans doute, toute élévation de l’âme, même non baptisée, vers le Créateur est une ébauche de prière. Mais Dieu, dans son adorable condescendance, attend de l’âme une intimité infiniment supérieure. Il habite au centre le plus profond de son être et par conséquent de sa volonté. Il la remplit à la fois de grâce et de charité, de sorte que l’âme puisse aimer Dieu comme Il s’aime Lui-même, par le même amour.

L’oraison est donc cet échange d’amour, ou il n’y a qu’un seul amour échangé et qui « naît de Dieu » en nous.

L’oraison est l’activité la plus humaine que nous puissions exercer comme créature

Ainsi comprise, dans sa vérité, l’oraison est l’activité la plus humaine que nous puissions exercer comme créature, parce que rien ne nous exalte plus que l’amour ; et, en même temps, l’activité la plus surhumaine ; car elle nous fait sortir des limites du créé, et vivre de la vie même de Dieu. Elle est tellement supérieure à toute autre puissance donnée par Dieu à ses créatures, qu’il n’est pas exagéré de donner à l’oraison les mêmes privilèges qu’à la charité. « Quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, dit saint Paul, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. » S’il est question ici de la vertu théologale infuse, possédée d’une façon inconsciente avec la grâce, à plus forte raison, saint Paul entend parler de cette charité active qui est « l’oraison » en son essence même.

C’est pourquoi, dès qu’elle fait oraison, l’âme vit déjà sur terre de la vie qu’elle possédera éternellement. Car la béatitude éternelle est une éternelle oraison. Sans doute, la terre reste la terre, une épreuve d’obscurité pour l’esprit et d’humiliation pour la volonté ; mais au milieu de ses ténèbres et de ses angoisses, l’âme, quand elle fait oraison, tourne son visage vers la Lumière indéfectible et ouvre son cœur à l’Amour infini qui béatifie les élus. La lumière de gloire, transformera sa contemplation en vision « face à face » de la Sainte Trinité ; alors, ce sera un éblouissement que la foi ne lui avait jamais donné. Néanmoins, la charité des chrétiens est la même que la charité des élus ; c’est une joie, une paix, une douceur ineffables pour eux de commencer ici-bas, dans la foi, la vie même pour laquelle Dieu les a créés et qui doit les rassasier pleinement durant l’éternité.

L’oraison est une libération de l’amour humain

Parce qu’elle est un échange d’amour avec Dieu, l’oraison est une libération de l’amour humain, une libération des profondeurs de notre être. Car tous les hommes ici-bas sont des créatures enchaînées. La liberté existe si peu dans la vie intense des êtres les plus puissants ou les plus indépendants. Un homme n’est rien sans passion, or toute passion lui enlève au moins une partie de sa liberté. L’amour de Dieu seul nous délivre de toute passion.

L’heure de l’oraison, en effet, parce que c’est l’heure où l’on aime Dieu par dessus toutes choses, fait goûter à l’âme l’immense joie et la paix sans mesure de la liberté totale et véritable.

Dans la sécheresse même du cœur, l’âme qui s’entretient avec Dieu respire comme le prisonnier évadé de la geôle étroite où il a par moments l’impression d’étouffer. Quelle que soit sa misère morale, elle comprend et sent la vérité des paroles de saint Jean de la Croix :

« Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l’esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage… Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu ne sont que pauvreté absolue et misère profonde. »

Cette lumière de la foi s’obscurcit dès que l’âme n’est plus en oraison et se livre de nouveau aux luttes que demande la vie quotidienne ; la lumière divine semble même s’éteindre ; on habite de nouveau sa prison, on ne voit plus que ses murs. Au contraire, si l’âme se remet en oraison, elle voit clairement que saint Jean de la Croix a raison d’écrire :

« Toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n’est que souveraine laideur… Toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir… Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n’est que souveraine malice. Il n’y a de bon que Dieu seul[2]. »

L’oraison est une libération de l’intelligence

Nous devons ajouter que l’oraison est encore une libération de l’intelligence, parce que l’amour fait connaître Dieu d’une façon supérieure à la science théologique. Il produit des effets analogues à ceux de la lumière de gloire dans le ciel. Celle-ci élève et fortifie l’esprit pour qu’il puisse, malgré son incapacité naturelle, être éclairé par Dieu d’une connaissance qui surpasse toute science possible. Or, il en est de même, toute proportion gardée, de l’oraison. Parce que l’oraison est un échange d’amour, l’amour que l’âme reçoit de Dieu est une expérience ineffable.

Dieu y fait souvent croître la lumière par l’amour.

Cette connaissance expérimentale et savoureuse de Dieu est le fruit du Don de Sagesse.

Pour nous détourner de l’oraison, le démon s’efforce de faire croire aux âmes que le Saint-Esprit ne meut l’âme par le Don de Sagesse que dans l’oraison dite extraordinaire. C’est une erreur dangereuse. Le père du mensonge profite des analyses spéculatives les plus exactes pour troubler les âmes qui sont appelées par Dieu à l’union intime avec Lui. Or, il importe peu de savoir si Dieu nous témoigne son amour dans une oraison extraordinaire ou ordinaire. Cela ne nous regarde pas. Mais il ne faut pas douter que Dieu éclaire toutes les âmes sur ses attributs et sur ses desseins par l’amour même qu’il leur communique.

Autre chose est la connaissance de Dieu par l’intelligence éclairée par la foi, autre chose est la connaissance de Dieu par l’expérience savoureuse.

Pensons un instant aux expériences que la Sainte Vierge eut des faits de sa vie qui sont pour nous seulement des vérités de foi, des dogmes ; la maternité divine, l’Incarnation, la Conception Immaculée, la présence du Verbe incarné, les paroles révélatrices du Christ, elle les connaissait autrement que nous ; elle avait une expérience de chacune de ces réalités humaines, qui nous sont seulement révélées à nous par l’enseignement.

Peut-être cet exemple nous aidera-t-il à comprendre ce que donne l’amour que le Saint-Esprit infuse en nous. Le Don de Sagesse ne supprime pas l’obscurité de la foi ; mais dans cette obscurité, de même que nous goûtons la présence d’une personne dans une chambre sans lumière et que nous jouissons de la joie que sa tendresse nous fait éprouver, de même, malgré l’impossibilité de voir Dieu tel qu’il est (sicuti est), nous sentons que nous sommes pénétrés par son regard paternel, plus que la vitre par le soleil ; qu’il est, pour ainsi dire, l’air

pur que nous respirons, le soleil qui nous réchauffe, bien plus l’âme de notre âme, la vie de notre vie. « Comme nous prenons conscience de notre âme dans nos péchés, dans nos bontés, dans nos humiliations, dans nos générosités, dans nos actions conscientes, ainsi d’une certaine manière, nous avons une connaissance quasi expérimentale de Dieu[3] », par l’amour que nous avons de Lui pour Lui, par la joie, par la paix, par le don de soi que nous ressentons par Lui et pour Lui. Cette expression « connaissance quasi expérimentale de Dieu » est de saint Thomas lui-même[4]. Le Docteur angélique distingue bien la science spéculative et la connaissance « affective ou expérimentale » de la bonté de Dieu ; celle-ci est donnée à :

« celui qui fait l’expérience en lui-même de la divine douceur et qui la goûte. Une âme, dit-il, peut connaître par expérience qu’elle a la grâce, en percevant qu’elle fait ses délices de l’action de Dieu. Le texte de l’Apocalypse : « je donnerai au vainqueur une manne cachée », peut le faire comprendre. « Personne ne connaît cette manne s’il ne la mange ; de même celui qui reçoit la grâce peut connaître la douceur de Dieu par une expérience, que n’éprouve pas celui qui ne la reçoit pas. »

Nous pouvons savoir par cœur tout un traité de théologie ou une somme catéchétique savante et complète sur Dieu, et n’avoir jamais fait l’expérience, par l’oraison, de ce qui nous est enseigné. Il n’est pas rare qu’un savant ignore ce qu’un enfant, ou une femme du peuple qui ne sait pas écrire, connaît sur Dieu par expérience.

« Il arrive mainte fois, écrit saint François de Sales, que la connaissance ayant produit l’amour sacré, l’amour ne s’arrêtant pas dans les bornes de la connaissance qui est en l’entendement, passe outre et s’avance bien fort au-delà d’icelle ; si que, en cette vie mortelle, nous pouvons avoir plus d’amour que de connaissance de Dieu, dont le grand saint Thomas assure (IIa, IIae, q. LXXXII, a. 3, ad. 3) que souvent "les plus simples et les femmes abondent en dévotion" et sont ordinairement plus capables de l’amour divin que les habiles gens et savants… Qui aima plus Dieu, je vous prie, ou le théologien Occam, que quelques-uns ont nommé le plus subtil des mortels ou sainte Catherine de Gênes, femme idiote ? Celui-là le connut mieux par la science, celle-ci par expérience, et l’expérience de celle-ci la conduisit bien avant en l’amour séraphique, tandis que celui-là, avec sa science demeura bien éloigné de cette si excellente perfections[5]. »

Prenons seulement trois exemples : Le Psalmiste dans la prière connaît par expérience la bonté de Dieu, la douceur de sa Loi, l’abîme de son néant. Le théologien en disserte et n’en fait souvent qu’une analyse abstraite. Il y a certainement dans les Psaumes une connaissance de Dieu plus approfondie que dans certains traités purement érudits ; mais elle n’est pas de même ordre, ni exprimée dans le même style. Insuffisante pour la science, elle remplit le cœur non seulement d’amour, mais aussi de cette lumière qui vient des profondeurs de Dieu.

Ainsi on peut disserter froidement sur la Loi divine ; mais pour le Psalmiste, la Loi divine est tout autre chose qu’une obligation (v. g. Ps. CXVIII, versets 89 sq.).

Les moralistes parlent du péché comme d’une grave offense de Dieu ; ils montrent comment le péché renferme en lui-même une sorte d’infinité à cause de l’infinie grandeur de l’objet. C’est une lumière nécessaire. Le Psalmiste fait éprouver l’horreur du péché comme d’un malheur pire que le plus affreux des malheurs (v. g. Ps. XXXVII)

Sur la bonté et sur la miséricorde de Dieu, le Psalmiste ne tarit pas d’admiration et de reconnaissance. L’expérience lui a révélé la profondeur de cet abîme comme le poisson connaît le fond de l’océan, tandis que le marin rien connaît que la surface.

Cette expérience spirituelle sera, dans l’oraison infuse, plus parfaite que dans l’oraison commune. Mais, telle que nous l’avons décrite, elle est donnée à toute oraison qui est un échange d’amour. Car l’amour que le Saint-Esprit verse en nos cœurs est toujours intuitif ; Dieu ne peut pas cesser d’être la Lumière. Quand une âme l’aime comme il s’aime Lui-même, elle est en contact avec Lui par l’amour. Ces considérations nous montrent la supériorité de l’oraison ainsi comprise sur toutes choses.

OBJECTIONS

Certaines âmes admettent difficilement que l’oraison soit toujours un « échange d’amour » parce qu’elles ne trouvent dans l’oraison que distractions, sécheresse, ennui, fatigue. On leur répond : si votre oraison consiste seulement à penser et non à aimer, ne vous étonnez pas des obstacles que vous y rencontrez. Mais votre erreur est de confondre oraison et spéculation. Vous définissez l’oraison : élévation de notre âme vers Dieu par la pensée. Votre définition est fausse.

Écoutez sainte Thérèse.

« Je voudrais seulement donner à entendre comment l’âme n’est pas la pensée et que celle-ci ne doit pas commander à la volonté, sans quoi l’âme serait bien malheureuse. Son progrès ne consiste donc pas à penser beaucoup, mais à aimer beaucoup[6]. »

Ou bien vous la définissez par les consolations : « Élévation sentie de notre âme vers Dieu » ; or, les consolations résultent parfois de l’échange d’amour mais ne sont pas cet échange même, soit que Dieu nous aime d’une autre façon, soit qu’il nous donne le désir et la force de l’aimer d’une autre façon.

Faire l’expérience de l’amour de Dieu en nous, ce n’est pas faire toujours l’expérience de la consolation. Car l’amour de Dieu est un feu qui purifie les pécheurs.

« Gardez-vous bien, continue sainte Thérèse, d’entretenir en vous une pensée comme celle-ci : Pourquoi accorde-t-il en peu de jours à celui-ci la dévotion qu’il me refuse à moi après tant d’années ? Soyons assurés que tout cela est pour notre plus grand bien. Que sa Majesté nous conduise par où il lui plaira. Nous ne sommes plus à nous, mais à Dieu…. Non, l’amour ne consiste pas à répandre des larmes, ni à goûter ces douceurs et ces tendresses que l’on désire ordinairement pour y trouver de la consolation. Il consiste à servir Dieu dans la justice, dans la force d’âme et dans l’humilité. Sans cela, nous semblerions toujours recevoir et ne rien donner[7]. »

Ces objections montrent combien il est important de définir exactement l’oraison. L’oraison n’est point seulement, ni premièrement humaine. Elle vient de Dieu, comme la pluie tombe du ciel.

Elle n’est point premièrement et essentiellement pensée, spéculation, idée, travail intellectuel.

Elle n’est point consolation, émotion, sensibilité.

Elle n’est point effort de volonté, exercice ascétique, vertu.

Tout cela peut exister dans l’oraison et la facilite souvent, mais n’est pas l’oraison.

L’oraison, est amour réciproque, un « échange d’amour ». Dieu aime et me donne l’amour, par lequel je l’aime.

On pourrait affirmer que toutes les difficultés qui détournent de l’oraison viennent de ce que notre oraison n’est pas parfaitement de l’oraison, mais une activité semblable aux autres. Ce qui rencontre le moins d’obstacles, c’est l’amour.

L’AMOUR TRINITAIRE

Avant d’entrer en conversation avec quelqu’un, il faut connaître la personne à qui l’on a à faire : si c’est le Pape, l’Évêque, un commerçant, la police, un gendarme, un ami, un professeur, etc… De même dans l’oraison, il faut se rappeler qu’elle est une participation de foi à la vie d’amour trinitaire qui habite en nous.

C’est une participation consciente et voulue à la vie trinitaire, sous forme non seulement de grâce, mais aussi d’échange d’amour.

Cela ne peut se faire à l’état fort et par une totale concentration de l’esprit que dans l’oraison. Car toute action divise et disperse l’âme.

Il faudrait avoir perdu la raison pour s’imaginer que la Trinité habite l’âme intérieurement sans avoir l’intention de la faire vivre consciemment par la foi dans une union intime avec elle.

Cette union est d’ailleurs un si grand privilège que les mystiques exaltent la supériorité de cette vie, dite contemplative, sur toute vie humaine qui s’exerce au-dehors.

Essayons de décrire cette participation à la vie trinitaire, puisque nous définissons l’oraison à partir de Dieu.

LE PÈRE

Le rendez-vous du Père avec nous

« Il nous a aimés le premier. » - « Personne ne vient à moi si le Père ne l’attire. »

« Prior dilexit nos. » - « Nemo venit ad me nisi Pater traxerit eum » (Jn., VI, 44).

Nous sommes appelés par le Père à l’oraison et à nous entretenir avec Lui. L’oraison est une invitation du Père.

C’est un rendez-vous que Dieu nous donne pour nous dire quelque chose.

« Simon, j’ai un mot à te dire. »

« Simon, habeo aliquid tibi dicere. »

Combien en étaient avides Marthe, Marie., Lazare, Zachée, etc… Ce rendez-vous nous est donné fréquemment par les inspirations du Saint-Esprit. Les âmes dociles au Saint-Esprit ne peuvent pas se passer d’entretien avec Dieu, parce qu’elles s’y sentent attirées et parfois d’une façon irrésistible.

Il y a pour les religieux un rendez-vous quotidien et immuable, auquel Dieu ne manque jamais, parce qu’il a voulu que, inscrit dans sa volonté prédéterminante, il le soit aussi dans leur Règle. Il ne faut pas que cela soit une règle, mais une grâce. Lorsque, par notre faute, nous manquons notre heure d’oraison, nous sommes infidèles à une invitation du Père même, beaucoup plus que, coupables d’avoir manqué à une règle. La règle est relativement peu de chose, si elle n’est pas un appel.

Ce rendez-vous est un rendez-vous d’amour.

Cela est absolument certain. C’est par amour que Dieu nous y invite et c’est pour nous témoigner son amour.

Et j’en suis persuadé non seulement parce que c’est une grâce gratuite, mais parce que l’oraison est un entretien familier – non pas avec Dieu, mais avec le Père, le Fils, le Saint-Esprit, qui sont des personnes vivantes et débordantes d’amour et de générosité.

C’est la fin de l’habitation du Saint-Esprit en nous, toute prière est, par la foi, un affleurement, dans la partie consciente de nous-même, de la vie - inconsciente pour nous - que mène consciemment en nous la Sainte Trinité. Vie d’amour s’il en fut. Habitation par pur amour. Habitation qui n’a qu’un sens celui de nous manifester l’amour du Père.

« Mon Dieu, écrivait le P. de Foucauld, daignez me donner ce sentiment continuel de votre présence, de votre présence en moi et autour de moi… et, en même temps, cet amour craintif qu’on éprouve en présence de ce qu’on aime passionnément, et qui fait qu’on se tient devant la personne aimée sans pouvoir détacher d’elle les yeux, avec un grand désir et une pleine volonté de faire tout ce qui lui plaît, et une grande crainte de dire ou de penser quelque chose qui lui déplaise. »

Cette grâce, il semble l’avoir obtenue, puisque deux ans plus tard, en 1899, il écrivait à sa sœur :

« … Et puis, Dieu est en nous, au fond de notre âme… toujours, toujours là, nous écoutant et nous demandant de causer un peu avec Lui… Habitue tes enfants à causer avec le divin Hôte de leur âme… Rappelle-leur souvent que, pour nous, chrétiens, il n’y a pas de solitude… Dieu, le doux Jésus, est au-dedans de nous… »

A un autre endroit, il écrit encore :

« Quand vous vous sentirez fatigué, triste, seul, en proie à la souffrance, retirez-vous dans ce sanctuaire intime de votre âme, et là, vous trouverez votre Frère, votre Ami, Jésus qui sera votre consolateur, votre soutien, et votre force … »

Omettre l’oraison, c’est supprimer cette correspondance, cette intimité ; c’est avoir perdu conscience de la vie trinitaire qui est en nous, ou du moins de son but, de ses exigences, de son amour.

Si j’aimais d’amour une épouse comme Dieu m’aime à n’en pas douter ce serait pour moi une intolérable déception de, l’entendre dire chaque jour : je n’ai pas le temps de t’écouter ; j’ai trop à faire, ou : je perds mon temps avec toi. Or, Dieu est ainsi traité par ceux qui ne font pas oraison. On ne prétexte rien à un amant contre son amour ; surtout si cet amant est Dieu ; rien ne peut le satisfaire. Il veut la liberté d’aimer ; il a besoin de nous. Il veut se servir de nous. Il veut être loué pour ses œuvres. Ce qui nous manque, c’est de comprendre l’amour de Dieu pour nous. Nous voulons toujours donner. Mais nous ne savons pas recevoir, ni prendre le temps de recevoir, ni nous laisser aimer par Dieu.

Or, qui ne sait que notre sainteté et notre action dépendent surtout de ce que nous recevons du Père ? Combien, veulent créer avec les dons qu’ils n’ont pas !

L’oraison est une invitation du père à nous entretenir avec lui, comme des fils, parce que nous sommes ses fils.

Car nous avons reçu la filiation divine. Nous sommes réellement fils du Père - « Fils de Dieu » n’aurait pas de sens si on ne voulait rappeler par ce terme aux âmes que cette filiation nous divinise, qu’elle est donc réelle, qu’elle est une génération effective - et non une simple adoption légale.

Or, cette filiation envers le Père peut-elle se concevoir sans entretien familier avec Lui ? Familier = Famille. Peut-on concevoir qu’un fils invité par son père à causer intimement avec lui manque cette conversation pour n’importe quelle raison – non exceptionnelle ? Peut-on concevoir qu’il reste muet dans l’intimité ? On voit dans le monde des enfants muets par tempérament, fermés, qui ne s’ouvrent pas à leur père, qui ne lui parlent, ni de leurs pensées, ni de leurs projets, ni de leur affection, ni de leurs goûts. Cela est humainement intolérable ; cela est inconcevable avec le Père du ciel. Le Père du ciel, Lui, n’est pas un Père muet et fermé. Au contraire, Il a beaucoup à faire avec nous.

On pourrait dire que le « Pater Noster » est le signe authentique des relations que le Père veut avoir avec ses enfants. Un saint a toujours l’esprit filial. Et celui qui a l’esprit filial, non en théorie, mais qui agit comme un fils, fait oraison et devient un saint.

C’est pourquoi Jésus-Christ le Fils priait spontanément, constamment, nécessairement. On dit qu’il priait pour nous donner l’exemple, pour obtenir des grâces. Cela est vrai, mais secondaire. Il priait parce qu’il ne pouvait pas, étant fils, ne pas répondre à l’amour de son Père. Le Fils est une relation au Père ou n’est pas du tout[8].

Par la filiation de grâce, nous avons acquis une Relation semblable au Père. Nous sommes aussi une Relation. Relation dont le principe est le Père lui-même. L’oraison est, de ce, point de vue, essentielle à la filiation. Hélas ! celui qui en parle comme d’une corvée ou un précepte surajouté n’a pas l’esprit filial.

Le Père est presque toujours représenté dans la Sainte Écriture, comme Celui que l’on prie.

Or, les caractères que la Sainte Écriture lui donne se ramènent à l’incapacité qu’il éprouve de ne pas nous aimer quand nous prions. L’amour paternel le rend pour ainsi dire :

  1. incapable de résister à la prière (v. g. Genèse, chap. XVIII, Les dix justes de Sodome) ;
  2. incapable de se rappeler nos infidélités quand nous revenons à Lui (cf. Osée, chap. XI) ;
  3. incapable d’exécuter contre ceux qui prient les menaces qu’il a faites (Livre de Jonas, fin), (Isaïe chap. LIV) ;
  4. plus incapable qu’une mère d’oublier son enfant. (Isaïe, XLIX, 14-15).

« Une femme peut-elle oublier son nourrisson ? N’avoir point de tendresse pour le fruit de ses entrailles ? Mais quand bien même elle l’oublierait, Moi, je ne t’oublierai jamais. »

Dans les PSAUMES, le Père est représenté comme le seul appui, le seul secours, la seule espérance qui ne fait jamais défaut dans l’abandon de toute créature (v. g. Ps. XXII Le. Seigneur est mon berger ; Ps. CXX Je lève les yeux… ; Ps. LXX, v. 1. à 8).

L’amour du Père est si grand qu’il brise parfois et franchit toutes nos limites. L’invitation du Père à un rendez-vous d’amour n’est pas en général si forte que nous ne puissions pas y résister. Mais elle l’est souvent. L’amour humain lui-même a parfois ce pouvoir de nous enchaîner au point de nous enlever toute liberté de penser, de sentir et d’agir autrement que dans celui que nous aimons.

L’oraison est parfois une telle emprise du Père sur notre âme que le débordement de son amour nous enlève la possibilité de répondre par nous-mêmes à ses avances ; elle nous laisse seulement cette merveilleuse faculté de nous dilater à la mesure de son torrent de miséricorde. Cassien rapporte cette parole de saint Antoine :

« L’oraison est imparfaite, tant que celui qui s’y livre conserve la conscience de lui-même et comprend ce que dit son cœur. »

L’oraison est dite alors « extraordinaire ». Cet amour du Père. « transporte l’âme hors d’elle-même et ne lui permet aucune réflexion sur ce qu’elle fait ou plutôt sur ce qu’elle subit ». L’homme « perd tout souvenir de lui-même, ne connaît ni ce qui se passe en son cœur, ni comment il s’y passe et, sans garder aucune méthode, sans songer à aller d’un point à un autre, se perd dans une profonde méditation ».

« Non seulement il est impossible de définir et d’enseigner cette oraison sublime », comme d’ailleurs tout ce qui est proprement amour de Dieu. Qui dira comment Dieu aime ? A peine pouvons-nous savoir comment nous, nous aimons. « Personne ne doit chercher à s’y élever si Dieu même ne l’y élève. » On peut admirer cet amour, le désirer, le demander, comme l’Épouse du Cantique, mais non compter sur soi-même pour le posséder, ce qui d’ailleurs est absurde…

« Cet appel divin qui introduit l’âme dans le sanctuaire de l’amour pour converser avec l’Époux… c’est là une faveur insigne et une grâce privilégiée. que le Seigneur accorde selon son bon plaisir[9]. » Ce qui ne veut pas dire qu’elle est rare, ni qu’elle est accordée à nos mérites. A plus forte raison ne dépend-elle en aucune façon de notre science théologique de l’oraison. La science peut aider à prévenir les illusions, mais non à produire, comme une tige produit sa fleur, l’amour du Père. La seule raison de ces faveurs insignes est que le Père aime sans raison.

C’est l’Époux qui prend l’Épouse par la main et qui l’introduit en sa demeure. « Elle peut me demander, dit le Cantique, le baiser de sa bouche » (osculetur me osculo oris sui). Saint Bernard fait bien remarquer que c’est de Dieu seul, de sa miséricordieuse libéralité que nous devons attendre ce grand bien[10].

Ces marques d’amour du Père dans l’oraison peuvent être données aux âmes qui vivent dans le péché et qui ne sont nullement purifiées, comme le Bon Pasteur qui abandonne le troupeau pour une seule brebis et qui la prend dans ses bras et sur son cœur. Elles produisent alors dans l’âme des désirs, des besoins, des efforts avec larmes de purification, dont nous parlerons plus tard.

Lorsque les auteurs enseignent que l’âme ne s’élève à cette oraison supérieure qu’après de longues années de pratique austère, de la mortification, ils ne veulent pas dire que Dieu ne manifeste d’aucune façon puissante son amour aux âmes les plus souillées et les plus indignes. Mais le plus souvent ces âmes, parce qu’elles n’ont pas été encore purifiées, ne sont pas introduites dans le lieu le plus secret de la Trinité, mais elles passent d’abord par le baptême des larmes. Comme on le voit dans les Psaumes, certaines grâces de repentir et de confiance en la miséricorde sont des faveurs où l’âme est enchaînée par l’amour. Elle ne peut retenir ses larmes, ses cris, ses angoisses, ni sa confiance.

Cependant, le Père de miséricorde ne se contente pas, comme dit saint Bernard, du baiser du repentir et de la réparation. Il nous invite à la plus grande intimité.

« Dans cette disposition, je crois qu’on ne vous refusera pas ce baiser », affirme saint Bernard[11].

Quels que soient les effets de l’amour du Père, ce qu’il faut absolument retenir, c’est que cet amour du Père vient d’un besoin essentiel qu’il a de nous aimer, un besoin irrésistible, incoercible comme celui d’un torrent. Besoin infini manifesté par le don de son Fils, jusqu’à lui commander les insondables souffrances de sa Passion et de sa mort. Et puisque, ce don nous est accordé dès l’éternité, il n’y a aucune raison pour qu’il ne nous soit pas manifesté dans chaque oraison. C’est ce besoin qui explique toutes les oraisons passives.

« Dieu aime, et son amour ne vient pas d’ailleurs que de Lui. Il est Lui-même la source de son Amour. Et sa force est si véhémente parce que son amour et son être ne font qu’un. C’est une grande chose que, l’amour. Quand Dieu aime, il ne veut rien d’autre que d’être aimé. Car il n’aime pas autre chose que son être qui est l’amour. Il sait que, ceux-là sont bienheureux, ceux qui l’aiment… Ô force de l’amour ! Celui qui est la souveraineté même se fait le dernier. L’amour ignore la dignité. Il est riche en estime d’autrui, puissant en affection, efficace pour séduire. Qu’est-ce qui est plus violent que l’amour ? L’amour triomphe de Dieu même. Dieu veut que nous sachions qu’on doit à l’amour l’effusion de sa plénitude, l’abaissement à notre niveau de sa hauteur, l’union avec nous de son être unique et transcendant[12]. »

Le mot de saint Bernard TRIUMPHAT DE DEO AMOR est un trait de génie. « L’Amour triomphe de Dieu. »

L’AMOUR DU FILS

L’oraison est un échange d’amour avec le Fils, comme avec le Père.

Parce que le Père et le Fils, sont « Un » et n’ont qu’un même amour, l’échange avec le Fils est semblable à celui que nous avons analysé.

Mais, parce que le Fils est une autre Personne que le Père et qu’il s’est incarné, tandis que le Père ne s’est pas fait chair, l’échange avec le Fils est différent.

Tout d’abord, il n’est pas seulement comme le Père la cause première de l’amour et de toutes les grâces d’oraison, mais il est tellement uni à ses membres mystiques qu’il est, d’une certaine façon que nous allons expliquer, notre oraison même. Et cela si réellement qu’on peut dire qu’il n’y a pas de véritable oraison en nous qui ne soit en même temps l’oraison du Christ.

L’Amour du Christ se résume en cette phrase : Nous prions par Lui, avec Lui, surtout en Lui ; nous sommes faits ce qu’il est Lui- même : enfants du l’ère par l’onction de l’Esprit.

Saint Augustin nous dit : « Joie et actions de grâces : non seulement nous avons été faits chrétiens, mais nous avons été faits le Christ. Comprenez-vous, mes frères ? Saisissez-vous la faveur de Dieu pour nous ? Admirez, exultez : nous avons été faits le Christ. Car s’Il est la tête et nous les membres, ce n’est qu’un homme total, Lui et nous[13]. »

PER IPSUM. Il y a dans le Christ, outre la grâce d’union qui donne à son Humanité de subsister en la personne du Verbe, une plénitude de grâce sanctifiante, fruit de la présence du Saint-Esprit.

Cette grâce du Christ, est finie en soi comme tout ce qui n’est pas Dieu ; elle peut cependant être dite en un sens, infinie, illimitée comme grâce : elle lui a été donnée ainsi comme à un principe universel de sanctification pour qu’il la répandit sur ceux qu’il s’incorporerait[14].

Elle est donc la Source à laquelle toute âme puise sans jamais l’amoindrir.

Quand les multitudes de saints se succéderont, il y aura au monde un plus grand nombre de justifiés, de sanctifiés, de divinisés, il n’y aura ni plus de justice, ni plus de sainteté, ni plus de grâce.

« Le Christ Jésus, dit le Concile de Trente, telle une vigne à ses sarments verse la sève, infuse sans cesse aux justes une vertu qui prépare, accompagne et suit les bonnes œuvres et de qui elles tirent valeur et mérite aux yeux de Dieu.. »

Tel est donc le sens de ces mots : Grâce du Christ. Dans le monde, tout vient du Verbe incarné, du Christ Alpha et Oméga ; toute l’humanité est, dans la mesure où elle se laisse faire, reprise, vivifiée et unifiée par Lui en un tout.

IN IPSO. Nous n’insistons pas sur ce dogme fondamental de la médiation unique et universelle du Christ. Il importe - davantage - à notre sujet d’insister sur l’unité vivante réalisée entre les chrétiens et leur chef. Ce n’est pas pour rien que la formule : In Christo Jesu revient cent soixante-quatre fois sur les lèvres de saint Paul.

« Paul caractérise l’appartenance du chrétien à Jésus-Christ comme une contenance locale dans le Christ spirituel[15]. »

« Nous sommes plongés dans le Christ, le Christ est en nous et nous sommes en Lui. Tel est le sens ordinaire et pour ainsi dire technique de la formule[16] »

Citons, par exemple, ce passage de l’Épître aux Galates, où l’Apôtre parle de la promesse du divin héritage :

« Car vous êtes tous fils de Dieu dans le Christ Jésus par la foi. Vous tous en effet qui avez été baptisés (immergés) dans le Christ, vous avez revêtu le Christ... Vous n’êtes tous qu’une personne (unus) dans le Christ Jésus[17]. »

Les Pères, commentant saint Jean, ont à l’envie magnifié cette mutuelle immanence du Christ en nous et de nos âmes dans le Christ ils ont affirmé que le résultat de cette incorporation mystérieuse est un tout, un homme, une personne, le Christ total.

« Nous avons été faits concorporels dans le Christ, nourris d’une même chair et unifiés par le sceau d’un même Esprit : et comme le Christ est indivisible, nous sommes tous UN en Lui… et suivant le corps et suivant l’esprit. » Ainsi parle saint Cyrille chez les Grecs. Et chez les Latins, nous pouvons, entendre saint Léon : « Il n’est pas douteux que la nature humaine a été assumée par le Fils de Dieu à une connexion telle que, non seulement en cet Homme qui est le premier-né de toute créature, mais aussi dans tous les saints, est un seul et même Christ. Et pas plus que la tête des membres, les membres ne peuvent se séparer de la tête. »

Concluons les deux paragraphes précédents par une parole qui résume tout à la fois et le rôle de l’Esprit et celui du Christ dans l’œuvre sanctificatrice :

« Le Christ, avec toute son Église, soit celle qui travaille sur la terre, soit celle qui déjà règne au ciel, est une seule personne. Et comme il n’y a qu’une âme pour vivifier les divers membres d’un corps, ainsi l’unique Saint-Esprit vivifie et éclaire l’Église entière[18]. »

Comme Il est le Dieu Homme, l’Alliance, la Grâce, la Sainteté, le Christ est aussi la Prière, toute prière, la prière parfaite, infinie.

Comme Fils, Jésus est toujours tourné totalement vers son Père. Son Humanité, elle-même, vidée du moi individuel, est saisie et emportée tout entière dans le Verbe ; préservée de toute possession, elle vit dans un altruisme infini. Elle n’a rien par elle-même. Elle est d’un autre. Et cette appartenance fait d’elle l’humanité de Dieu. Ce don que fait l’humanité au Verbe ne jaillit pas de son propre fond. Il est grâce totale, infinie. Jésus est don. Il est prière. Tous les aspects de la prière humaine sont en Lui : action de grâces, adoration, louange, intercession, obéissance, sacrifice. La Personnalité divine qui assume son Humanité accroît infiniment l’élan et la valeur de sa prière. L’humanité du Christ ne possède pas la personnalité divine comme un bien dont elle pourrait se prévaloir : elle s’offre à son étreinte, elle lui est consacrée, dans un dépouillement où elle ne peut viser qu’au bien de Dieu, qu’à sa gloire. Elle ne s’approprie rien de ce don qui la dépossède d’elle-même. La Personnalité divine qui la dépasse infiniment, l’absorbe et l’universalise ; elle dispose de son Humanité qui ne dispose pas de la divinité. C’est pourquoi Jésus réfère tout à son Père dans l’Évangile.

L’élan infini de la personne du Christ est à l’origine et au terme d’une prière qui est l’adhésion volontaire de son Humanité à l’aimantation sans distance, sans trace d’adhésion du dehors, qui la fixe en Dieu. Sous cet aspect, on ne voit pas comment pourrait s’interrompre une prière qui coïncide avec le « Oui » sans réserve que suscite dans son Humanité l’union personnelle avec la divinité.

Le Christ est non seulement la Prière, mais il prie dans NOTRE PRIÈRE.

Dans cet échange d’amour qu’est l’oraison, le Christ agit non seulement comme le Père qui est la cause de tous les biens, mais, avec le Père, comme la Personne par laquelle et dans laquelle nous prions ; il s’unit à nous de telle façon que ce n’est pas seulement nous qui faisons oraison, mais le Christ Lui- même en nous. In ipso oramus.

Avec Lui, en Lui, nous cessons d’être livrés à nos propres ressources, nous lui empruntons tout ce qui fait la valeur de notre oraison. Si misérables que nous soyons, il est certain que notre misère ne rend pas notre oraison misérable ; elle est comme une enveloppe vide qui contient un or précieux, un encens et une myrrhe d’un prix presque infini.

C’est ce qu’exprime si bien saint Augustin :

« Dieu ne pouvait pas faire aux hommes un plus grand don que de leur donner comme tête son Verbe par lequel il a fait toutes choses et de les rattacher à cette tête comme des membres. Ainsi le Verbe devient-il à la fois Fils de Dieu et fils de l’homme, un seul Dieu avec son Père, un seul homme avec les hommes. Quand donc nous présentons à Dieu nos supplications, ne nous séparons pas du Fils ; quand prie le corps du Fils qu’il ne se sépare pas de la tête. Que lui-même l’unique Sauveur de son corps, Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, prie pour nous et en même temps prie en nous, et soit prié par nous. Il prie pour nous comme notre prêtre ; il prie en nous comme notre tête ; il est prié par nous comme notre Dieu. Reconnaissons donc en Lui nos paroles et ses paroles en nous. Il est prié dans la forme de Dieu ; il prie dans la forme de l’esclave. Ici, il est le Créateur ; là, dans la créature, prenant en Lui la créature, pour la changer, sans changer Lui- même, et nous faisant devenir avec Lui, un seul et unique homme, la tête et le corps. Nous prions donc vers Lui, par Lui et en Lui ; nous disons nos prières avec Lui et Il les dit avec nous. Donc ne parle jamais sans Lui et Lui ne parle pas sans toi[19]. »


« Quelle certitude peux-tu avoir plus sûre de ta félicité lorsque ton Maître prie pour toi, lui qui donne ce qu’il demande. Il prie, comme homme et donne comme Dieu l’objet de sa prière[20]. »

De nombreux textes semblables de saint Augustin ont été rassemblés par le P Mersch, S. J. : Le Corps mystique du Christ.

Distinguons deux époques successives :

Lorsque Jésus priait sur terre, par son Humanité d’une façon visible, et non seulement dans le secret de la nature divine, il priait au nom de toute l’humanité qui était en Lui.

Aujourd’hui il ne cesse de le faire dans son Corps mystique, dans l’Église. Assurément, la Messe est la prière du Christ et la liturgie rappelle officiellement cette sublime vérité. Mais il en est de même de la présence du Christ en nous, quand nous faisons oraison. Chaque chrétien est délégué de l’Église pour prier. Nous sommes délégués aussi par l’Église pour continuer la louange du Christ. Dire que l’oraison est un entretien familier de l’âme avec Dieu, c’est employer une formule appauvrie. Elle est un entretien du Fils de Dieu en nous avec son Père. Et, en effet si nous voulons faire bien oraison, il faut louer Dieu avec le Fils, par le Fils, en lui donnant la louange du Fils lorsque nous l’adorons, l’aimons, lui demandons une grâce, etc., il n’y a qu’une prière, la prière du Fils, qui est aussi celle de toute l’humanité.

Cela est d’autant plus facile qu’on est plus indigne, donc plus humble. La vraie prière est une prière avec la charité du Fils et, par elle, avec son cœur, par son cœur.

L’oraison consiste donc à faire prier le Christ en nous, parler et vivre le Christ en nous, et à recevoir son Esprit d’une façon intense et formelle dès la première heure du jour.

Lorsque nous faisons une oraison, séparée du Christ, nous ne faisons plus qu’une oraison dégénérée, mutilée et même on pourrait dire que ce n’est plus la véritable oraison, puisque ce n’est plus l’entretien du Fils avec le Père en nous.

Il s’ensuit que non seulement la Messe, mais toutes nos oraisons doivent être sacerdotales. Pour nous, chrétiens, c’est une fonction sacerdotale. À ce rendez-vous d’amour avec le Père et le Fils, nous sommes tenus de nous rendre en vertu de notre baptême, parce qu’il continue sur terre la mission de Jésus Prêtre[21].

Comme chrétiens, nous portons les intérêts de la chrétienté avec Jésus-Christ et nous en traitons avec le Père au moment de l’oraison. A la Messe, nous le faisons officiellement et par des formules liturgiques, immuables. Mais nous avons, avec les âmes, des rapports d’âme à âme : donc très particuliers, très divers, très spéciaux, comportant un complexe d’idées et de sentiments qui change de personne à personne. L’oraison répond à ce besoin des âmes qui nous sont confiées. Comment peut-on trouver le temps trop long ? Comment ne trouverions-nous pas le temps de prier ?

L’oraison est une invitation du Père à traiter avec Lui, des intérêts du Christ, d’une façon humaine, avec des détails concrets et personnels. Il y a autant d’oraisons que d’âmes. C’est en vertu même de notre médiation pour tels et tels que nous devons faire oraison. S’en dispenser, c’est porter d’une façon irréelle le titre de médiateur, c’est prétendre faire office de médiateur et y être infidèle.

La plupart des hommes n’ont aucun entretien avec leur Père du ciel. Jésus-Christ a prié autrefois pour eux sur la montagne et aujourd’hui, c’est à nous de donner une voix terrestre à Jésus-Christ, c’est-à-dire à tout le peuple. Saint Augustin l’a répété si souvent :

« C’est en réalité Jésus qui adore, qui supplie, qui loue, qui a faim et soif de rédemption totale ; écoutons donc la prière que fait la tête et le corps, l’Époux, et l’Épouse, le Christ et l’Église, les deux ne faisant qu’une personne, un seul homme parfait[22]. »
« La supplication qui monte de toute la surface de la terre ne sera pas réduite au silence avant la fin des temps. Chacun de nous, jusqu’à la consommation des siècles, crie pour sa part dans le Corps de cet Homme-Dieu. Cette clameur universelle s’élève ininterrompue, de générations en générations ; après celle-ci, d’autres viendront et d’autres encore ; mais ce sera toujours le même Christ qui appellera la miséricorde du Père car il n’y a qu’une personne et qu’un cœur suppliant, immense et perpétuel. La solitude du pauvre et de l’exilé ne fait pas obstacle à l’union, ni à la catholicité de la prière : Ascendat ergo iste cantator ! Qu’il se lève donc, ce chantre unique ! Que de notre cœur à chacun cet homme se mette à chanter et que chacun de nous soit cet homme. Quand vous chantez un verset, puisque vous êtes tous un dans le Christ, c’est un seul homme qui chante… Vous devez penser que chacun de vous parle, mais surtout que cet homme unique parle, qui est répandu sur la terre entière[23] »


Il faut ajouter que si le Christ est en nous pour prier en qualité de prêtre unique de toute la création, nous devons penser que la valeur de notre prière ne vient pas seulement de la dignité infinie de son Sacerdoce, mais aussi de l’amour infini qu’Il nous témoigne comme Prêtre.

Il est impossible que le Christ prie sans ses mérites, car sa prière est toujours celle du Fils. Mais il est également impossible que le Christ prie en nous sans son amour.

Il est très exact que son Cœur prie en nous. Nous devons dire le NOTRE PÈRE, tel que Jésus le disait lui-même. Il en est de même pour l’AVE MARIA ; nous honorons tant la Sainte Vierge lorsque nous la prions avec le Cœur de Jésus[24]. Il est prouvé qu’un certain nombre de Psaumes cessent d’être pleinement vrais, lorsque nous faisons d’une prière du Christ, notre prière individuelle (v.g. Ps. de la Passion, XXI et LXVIII).

Aucun de nous, s’il ne prie au nom de Jésus-Christ, ne peut dire ces Psaumes et plusieurs autres selon la vérité, parce que nos souffrances sont infiniment inférieures à celles que décrit le Psaume prophétique.

L’AMOUR DU SAINT-ESPRIT

La troisième Personne de la Trinité est en nous la première si on considère que c’est par sa mission que le Père et le Fils se donnent et sont donnés, que c’est par elle qu’ils habitent en nous.

Elle est aussi la première qui vient dans l’oraison pour nous faire prier comme il faut : avec amour.

Le Saint-Esprit ne s’unit pas à nous dans l’oraison par un contact exclusivement propre à Lui. Les théologiens ne sont pas unanimes sur ce point. Mais en supposant que cette union - d’ailleurs inexprimable - n’existe pas, il est certain que notre union avec le Père et le Fils se fait par Lui.

Or, cela est d’une importance capitale pour l’âme qui fait oraison. Car le SAINT-ESPRIT est AMOUR. Si donc nous sommes unis à Dieu par l’Amour, l’oraison ne peut se faire que par amour.

« Le Verbe de Dieu, dit saint Thomas, après saint Augustin, n’est pas un Verbe quelconque, mais un Verbe dont le souffle est l’Amour[25]. »

De même, le Père n’est pas un Père quelconque, mais un Père dont le souffle est l’Amour. C’est pourquoi le Père est Amour, le Fils est Amour et le Saint-Esprit est l’Amour-Personne. Il reçoit du Père et du Fils la divinité en tant qu’elle est Amour, et il nous donne le Père et le Fils en tant qu’il est Amour.

Dès lors, comment l’oraison pourrait-elle être autre chose qu’un échange d’amour et, avant d’être un échange, un don de l’amour de Dieu ?

C’est peut-être à CE DON que nous pensons le moins lorsque nous communiquons avec la Sainte Trinité ; et cependant les Pères et les Saints, dans leurs écrits, mettent surtout en évidence cet Amour infini du Père et du Fils qui fait nôtre le propre Amour personnel qui les unit.

« Dieu, dans sa bonté, dit saint Irénée, nous a fait UN DON ; et ce Don, au-dessus de tous les dons, parce qu’il les comprend tous en Lui-même, est le Saint-Esprit. »

Saint Augustin dit que le Saint-Esprit, bien que procédant du Père et du Fils, n’est pas un second Fils, parce que son origine n’est pas une naissance, mais une donation. Il est l’eau qui jaillit de la source, et la source n’est pas l’eau courante, ni l’eau courante la source. Il est la flamme et non ce qui produit la flamme.

Qui épuisera jamais la profondeur de cette vérité ? Nous l’avons déjà dit : L’amour par lequel Dieu nous aime est celui-là même par lequel le Père aime le Fils et le Fils son Père. Il faut ajouter : Le Père et le Fils nous aiment comme ils s’aiment eux-mêmes par le Saint-Esprit. « En s’aimant et nous aimant d’un même acte infini d’amour, ils produisent un terme substantiel qui se rapporte à tous les objets du divin amour » ; donc aussi aux créatures, bien que secondairement. Notre être, notre vie, tous nos biens sont tellement dépendants de l’Amour du Père et du Fils que si, par impossible, on supprimait le Saint-Esprit, le Père et le Fils ne pourraient pas nous aimer.

Pourquoi rencontre-t-on des âmes qui ont, pour l’oraison, peu d’inclination ? Certaines sont à ce point ignorantes qu’elles l’estiment moins que l’action, les affaires, les œuvres de l’homme. La raison en est qu’elles ne savent pas que l’oraison est tout d’abord une grâce due à l’initiative gratuite du Père et du Fils et que, si ces deux Personnes divines descendent jusqu’à nous, c’est pour nous donner leur amour. Rien ne pourra détruire les termes de cette foi.

Mais le Don que nous fait l’Amour de Dieu parce que ce Don est l’Amour même, n’est pas seulement la source de tous les biens qui nous rendent de plus en plus semblables à Dieu. Il n’est pas seulement un acte que Dieu fait et que nous faisons. Il est une Personne.

Il est une Personne égale aux deux autres et indivisible ; il est donc le principe de notre unité avec Dieu. Cette vérité est capitale pour comprendre la nature de l’oraison. Le Saint-Esprit agit en nous COMME UN LIEN avec Dieu, parce qu’il est en Dieu et par Lui-même, un Lien substantiel et infini, étant personnellement leur amour. Cependant, ce mot de lien est encore trop extérieur pour exprimer l’unité en Dieu.

Les Pères d’Orient et d’Occident répètent tous à l’envi cette vérité si consolante. Et saint Thomas ne fait que résumer tout leur enseignement lorsqu’il écrit :

« Le Saint-Esprit est en nous, pour nous rendre par la charité les amis de Dieu (amatores Dei). Puisque c’est la loi de l’amour que l’objet aimé soit dans celui qui l’aime, en tant qu’il l’aime, il est nécessaire que par le Saint-Esprit, habitent également en nous et le Fils, et le Père. Aussi le Seigneur a-t-il dit dans son Évangile : « Nous viendrons à Lui, c’est-à-dire à celui qui aime Dieu, et nous ferons notre demeure en lui. »… Il faut aussi que par l’Esprit-Saint non seulement Dieu soit en nous, mais que nous-mêmes nous soyons en Dieu. C’est pourquoi il est dit dans saint Jean : « Qui demeure dans la Charité demeure en Dieu et Dieu en lui[26]. »

Voulons-nous maintenant transformer cette doctrine en prière. Écoutons saint Bernard qui la sentait vivement dans ses entretiens avec Dieu :

« Ton amour, ô Bien suprême, est ta bonté ; et ta souveraine bonté est l’Esprit-Saint qui procède du Père et du Fils... Il s’offre à toutes les âmes, il attire tout à lui par ses inspirations et ses aspirations, écartant le mal, produisant le bien, unissant Dieu à nous et nous à Dieu. Aussi, ô Seigneur aimable, tu t’aimes toi-même en toi-même lorsque le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, le Saint-Esprit qui est un tel amour du Père pour le Fils et du Fils pour le Père, qu’il fait leur unité ; et cette unité est si grande que la Personne du Saint-Esprit a la même substance que le Père et le Fils. C’est pourquoi, tu t’aimes toi-même en nous, lorsque tu donnes à nos cœurs l’Esprit du Fils qui, par la véhémence très douce de ton amour en nous crie : AbbaPater[27]. »

Nous avons vu comment le Saint-Esprit est à la fois l’amour et le lien qui nous unît à Dieu et qui nous fait vivre en Dieu.

Mais il faut ajouter quelque chose d’extrêmement important pour l’oraison. Par Lui, les âmes sont consacrées ÉPOUSES DU CHRIST.

Mais il faut ajouter quelque chose d’extrêmement important pour l’oraison. Par Lui, les âmes sont consacrées ÉPOUSES DU CHRIST.

L’échange d’amour avec le Christ est celui de l’Époux qui s’unit à l’Épouse.

C’est une erreur très funeste de penser que l’âme n’est épouse du Christ que dans cet état sublime qu’on appelle « mariage mystique ». Comme cet état est exceptionnel et que les âmes désespèrent d’y arriver un jour - d’autant plus que de bons directeurs leur conseillent de ne pas la désirer - elles en tirent trop vite la conclusion que le Verbe dans l’oraison n’est pas un époux et qu’il ne demande pas à l’âme l’amour d’une épouse. De cette erreur théologique découle un affadissement déplorable des relations que nous devons avoir avec le Christ dans toute oraison.

Les théologiens enseignent au contraire que l’âme est vraiment l’épouse du Christ dès qu’elle a reçu la beauté de la grâce sanctifiante.

« Pour exprimer la tendresse réciproque du Verbe et de l’âme, dit saint Bernard, on n’a pas trouvé de noms plus doux que ceux d’Époux et d’Épouse ; car, entre eux, tout est commun ; chacun ne possède rien en propre qui ne soit aussi à l’autre. Ils ont même patrimoine, même maison, même table, même lit ; et ils n’ont qu’une seule chair. Pour vivre avec son épouse, l’époux quittera père et mère. L’épouse de son côté devra oublier les siens et la maison paternelle afin que l’époux désire sa beauté. Si le mot d’amour est celui qui convient le mieux aux époux et qui sert à les définir, l’âme qui aime Dieu mérite bien le nom d’épouse[28]. »

Saint Bernard parle ici de toutes les âmes, ne perdons pas cela de vue. Car cet amour du Christ pour l’âme dont il fait son épouse n’est pas réservé à l’Église qui est, si fréquemment et avec des paroles si ardentes, appelée l’Épouse dans l’Ancien et le Nouveau Testament[29] et dans les écrits des Saints-Pères[30] ; il n’est pas non plus le privilège des Vierges dont la Liturgie célèbre les fiançailles dans les termes empruntés au Cantique des Cantiques[31] :

« Disons en un mot, écrit le P. Terrien, que parmi cette légion d’éminents interprètes et de saints mystiques qui, depuis Origène jusqu’à ces derniers temps, ont écrit sur le Cantique, il n’en est aucun qui riait vu dans cette allégorie sublime (du Cantique des Cantiques) non seulement l’Église, Épouse de Jésus-Christ, mais encore toute âme sainte avec elle. Disons plus : c’est de celle-ci (l’âme) plus encore que de celle-là (l’Église) qu’ils parlent dans leurs commentaires ; témoin ce passage de saint Bernard : « L’Épouse, c’est toute âme qui aime. » Du reste, rien de plus naturel, que cette alliance, ajoute Terrien, puisque ces âmes sont la meilleure partie de l’Église ; puisque réunies dans l’unité d’une même loi, d’un même désir, d’une même intention et d’un même cœur, elles forment « la colombe unique. »

Le mariage mystique auquel saint Jean de. la Croix et sainte Thérèse d’Avila ont consacré tant de pages enflammées, paraissent écrites pour exciter l’admiration plus que pour nous encourager à suivre leurs traces. Mais ce mariage « n’est au fond que l’alliance basée sur la grâce. » II se distingue de l’union crue Jésus-Christ offre à toutes nos âmes dans l’oraison, par une manifestation plus sensible de l’Époux divin, par un sentiment plus vif et presque habituel de sa présence, par des effusions de lumière et de. charité qui transforment des régions plus secrètes de notre nature et par des effets sanctifiants plus rapides et plus durables. La différence entre les faveurs accordées aux « mystiques » et les grâces communément promises à toutes les âmes qui font oraison, ont été comparées a la transfiguration de Jésus au Thabor. La splendeur de cette transfiguration ne fut le privilège que de trois apôtres et seulement pour un temps passager sur la montagne. L’éclat extraordinaire du Christ fut alors une révélation de la divinité qui se cachait constamment sous les apparences de notre nature mortelle ; mais la même humanité du Christ, dans l’abjection de la crèche et de l’agonie, était unie hypostatiquement au Verbe.

De même, les élévations surnaturelles qu’ont éprouvées transitoirement les grands mystiques ne sont que « l’épanouissement plus complet et le rayonnement extérieur du mystère qui est au fond de toutes les âmes sanctifiées par la grâce ». C’est l’enseignement des théologiens</ref>J.-B. Terrien, ibid., p.355. Nous répétons son enseignement. </ref>.

Les grâces dont Jésus-Christ vient enrichir l’âme dans l’oraison sont donc merveilleuses ; elles sont supérieures aux biens que saint Augustin considère comme propres au mariage chrétien : la fidélité, l’indissolubilité, la fécondité. D’une façon incomparable, Jésus vient à elle avec un amour fidèle, indissoluble et fécond. De là découle cette sanctification de l’épouse dont nous parlerons plus tard, mais que nous savons donnée par saint Paul comme le modèle idéal du mariage.

La question n’est pas en ce moment d’apprendre par quels chemins nous pouvons espérer atteindre les plus hautes manifestations de l’amour du Verbe ; nous voulons seulement rappeler que, dans l’oraison, à laquelle le Père nous invite, le Verbe vient à nous comme l’Époux de notre âme, avec l’amour du Saint-Esprit, prêt à nous faire participer à la plénitude de sa divinité.

==== C’est pourquoi les âmes contemplatives aiment tant l’oraison. Elles sont irrésistiblement portées à l’oraison continuelle par cette force secrète de l’époux et de l’épouse, donnée à la mesure de l’Esprit Saint. ====

Saint Jean de la Croix, en parlant des effets de cet amour, fait une comparaison que je ne puis résister à communiquer au lecteur.

« De là vient que l’état de ces âmes est semblable à celui du bois qui est toujours assailli par le feu ; et les actes de cette âme sont la flamme qui procède du feu d’amour, laquelle sort avec d’autant plus de véhémence que le feu de l’union est plus véhément, car en cette flamme les actes de la volonté, ravie et absorbée en la flamme du Saint-Esprit, s’unissent et montent à Dieu, comme l’ange qui montait au ciel dans la flamme du sacrifice de Manué. Et ainsi en cet état l’âme ne peut exercer d’actes. C’est le Saint-Esprit qui les fait tous et y meut l’âme - ce qui est la cause que tous ces actes sont divins, puisqu’elle est mue et agie par Dieu… Il semble à l’âme qu’elle (cette flamme) lui va donner la vie éternelle puisqu’elle l’élève à une opération de Dieu en Dieu[32] »

Évidemment, saint Jean de la Croix parle ici d’une expérience mystique. Mais ce serait une grande erreur de penser que l’âme en état de grâce est aussi étrangère à cette flamme du Saint-Esprit qu’un païen sans la grâce est différent du chrétien sanctifié par l’habitation de la Sainte Trinité. Que l’âme fasse ou ne fasse pas l’expérience de l’activité du Saint-Esprit, cet Esprit n’est pas moins en elle par la grâce et par la foi, pour y agir comme l’Amour agit, surtout l’Amour de la Trinité qui ne peut pas être sans aimer, ni aimer sans agir.

Toute âme qui fait oraison est donc comme le bois livré au feu dont les actes sont semblables à des flammes montant vers Celui qui est le Feu consumant.

Conclusion

Prenons au moins conscience de la haute dignité de notre prière et aussi de sa valeur, si misérables que nous soyons et si incapables de produire des actes dignes de Dieu. Rien n’empêchera notre âme de parler avec la Trinité comme des épouses du Verbe, par le Saint-Esprit.

Ce qui nous désespère, quand nous pensons à faire oraison, c’est notre impureté, notre sécheresse, notre impuissance, notre attachement aux créatures, l’ennui qui nous saisit dès que nous ne sommes plus dans le mouvement des affaires terrestres.

Il faut ici écouter encore le Docteur de la charité, saint Bernard :

« Depuis trois jours, j’ai employé tout mon temps… à vous faire comprendre les affinités de l’âme et du Verbe. A quoi donc ont abouti mes efforts ? Voici. Je vous ai fait voir que toute âme - même chargée de péchés, captive de ses vices, retenue par les plaisirs, emprisonnée dans son exil, incarcérée dans son corps, clouée à ses soucis, distraite par ses affaires, figée par ses frayeurs, frappée de multiples souffrances, allant d’erreur en erreur, rongée d’inquiétudes, ravagée de soupçons et finalement, selon le Prophète, étrangère en pays ennemi, partageant les souillures des morts - toute âme, dis-je, en dépit de sa damnation et de son désespoir, peut encore trouver en elle-même les raisons non seulement d’aspirer aux noces du Verbe, pourvu qu’elle ne craigne pas de conclure un traité d’alliance avec Dieu et de se placer avec le Roi des anges sous le joug de l’amour. Elle peut se permettre toutes les audaces envers Celui dont elle est l’image glorieuse et dont elle porte noblement la ressemblance[33] »

Mais surtout sa hardiesse confiante lui vient de ce que l’Esprit-Saint lui a donné par Lui-même, en Lui-même, l’Amour dont les « gémissements sont inénarrables », car :

« l’Époux n’est pas seulement un amant : il est l’Amour … A Dieu seul honneur et gloire, mais Dieu ne les accepte qu’assaisonnés du miel de l’Amour. L’amour, lui, se suffit ; il plaît par lui-même ; il est son propre mérite et sa propre récompense. L’amour ne se veut pas d’autre cause, pas d’autre fruit que lui-même. Son vrai fruit, c’est d’être. J’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. C’est une grande chose que l’amour si du moins il remonte à son principe, retourne à son origine et s’en revient toujours puiser à sa propre Source les eaux dont il fait son courant. De tous les mouvements de l’âme, de ses sentiments et de ses affections, l’amour est le seul qui permette à la créature de répondre à son Créateur, sinon d’égal à égal, du moins de semblable à semblable[34] »

Qui de nous peut, dans ses moments de découragement, se croire inférieur à l’âme « chargée de péchés », à laquelle saint Bernard s’adresse ici ? Qui de nous s’éloignerait de l’oraison sous prétexte que l’oraison lui paraît n’offrir à son besoin d’activité que le vide et le néant ?

Plus ou moins, nous sommes tous sujets à cette grande illusion de prendre l’oraison comme l’œuvre de l’homme et non comme l’œuvre de Dieu. Or, elle est tout d’abord l’œuvre de Dieu qui nous a aimés « le premier ». Aucune comparaison n’est plus exacte pour la définir que celle de l’océan qui s’offre à l’homme pour qu’il le contemple, s’y baigne à volonté et se perde en voyage dans une immensité où l’on ne peut rien voir que le ciel et son reflet l’océan lui-même. L’homme ne fait pas l’océan dans lequel il se plonge. Ainsi en est-il de l’oraison. Elle est en nous par l’Habitation du Saint-Esprit ; puis chaque fois que nous le voulons, elle devient échange d’amour. Le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, chacune des Personnes de la Trinité, à sa manière propre, nous communique l’amour dont elles vivent elles-mêmes et aussi l’amour qui nous permet de répondre à leurs bienfaits.




  1. Saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, liv. VI, chap. 1, pp. 103, 104.
  2. Montée du Carmel, liv. 1, chap. IV
  3. R. Garrigou-Lagrange, O. P., Perfection chrétienne et contemplation, selon saint Thomas et saint Jean de la Croix, t.1, p. 379.
  4. S. Tomas, I Sent., dist. 14, q. 2a, ad 3e. - III Sent., dist. 13, dub. ; I-IIa., q., 45 a., 2 et 5 ; q. 97.
  5. Saint François de Sales, Traité de L’Amour de Dieu, liv. VI chap. IV.
  6. Sainte Thérèse, Les Fondations, chap. V (Ed. Grég., pp. 1098-1099).
  7. Sainte Thérèse, Vie par elle-même, chap. XI (Ed. Grég., pp. 111 et 112).
  8. Ch. de Foucauld, Écrits spirituels, p. 46. L. Lochet, L’oraison apostolique (« Christus », Cahiers spirituels, n° VI, p. 219).
  9. Nous avons cité ici le P. Rodriguez, Pratique de la perfection chrétienne, Traité V ; « De l’oraison », chap. IV.
  10. Serm., III.
  11. Serm., III, n° 5.
  12. Tractatus de Charitate, chap. VI, n° 29 (P.L 184, col. 599).
  13. Saint Augustin, In Ioann., tr. XX, n° 8 ; P.L., 35, col. 569.
  14. Saint Thomas, in III Sent., chap. XIII, q. l, a.2. sol.1.
  15. A. Deismann, In Christo Iesu.
  16. F. Prat, La Théol. de saint Paul, t. 1, note T.
  17. Gal., III, 16-21.
  18. Saint Grégoire le Grand, Ps. Pœnit. V, n°1.
  19. In Ps. LXXXV ; P L., 38, c. 108.
  20. Sermo CCXVII, 1.
  21. E. Mersch, Morale et Corps mystique, p. 141. – F. Charmot, S.J., La Royauté de Marie et le sacerdoce des fidèles (Spes).
  22. Saint Augustin, in Ps. CI ; Sermo 1, PL. 36, col. 1926.
  23. Saint Augustin, in Ps. CXXII ; P.L.37, co1.1630. - Autres textes dans E. Mersch, le corps mystique du Christ, t. 11, pp. 101 sq.
  24. F. Charmot, S.J., En retraite avec le Cœur de Jésus, n° V (Ed. du Cèdre).
  25. Saint Thomas, Ia, q. 43, a. 5, ad. 2m : « Filius est Verbum non quale cumque sed spirans amorem » (Cf. Terrien, La grâce et la gloire, t. 1, liv.V, chap.V).
  26. Saint Thomas, C. Gentes, liv. IV, chap. XXI.
  27. Saint Bernard, De amore Dei, chap. VII et VIII.
  28. Saint Bernard, in Cant., Sermon, VII.
  29. Voir J.-B. Terrien, La grâce et la gloire, t.I. liv.V chap.V, pp. 348-351.
  30. Ibid., pp. 351-353.
  31. Ibid., pp. 353.
  32. Saint Jean de la Croix, Vive flamme d’amour, str. 1, vers. 1.
  33. Saint Bernard, In Cant., Sermo LXXXIII, n° 1.
  34. Saint Bernard, Sermo LXXXIII, n° 4 (Edit. du Seuil, p. 849).
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