Remèdes aux distractions : Différence entre versions

De Salve Regina

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Version du 10 mars 2011 à 16:28

Introduction

La distraction est une infirmité à laquelle les saints eux-mêmes n’ont pas échappé. Écoutons sainte Thérèse : « Il est des jours, nous dit-elle, où même dans la solitude je ne puis avoir aucune pensée fixe et arrêtée ni de Dieu, ni d’aucun bien, ni faire oraison ; mais je sens que j’en discerne la cause ; je vois clairement que tout le mal vient de l’entendement et de l’imagination ; car pour la volonté elle est droite et il n’est point de bonne œuvre qu’elle ne soit dis­posée à embrasser. Mais, telles sont les divagations de l’esprit, qu’il ressemble à un fou que personne ne peut enchaîner ; et il n’est pas en mon pouvoir de le fixer l’espace d’un Credo. Quelquefois j’en ris, et pour jouir du spec­tacle de ma misère je le laisse aller au gré de ses caprices et me plais à le suivre de 1’œi1 pour voir ce qu’il fera. Jamais, grâce à Dieu, il ne me porte à rien de mauvais, mais seulement à des choses indifférentes. Je comprends alors bien mieux la grâce que Dieu m’accorde lorsque tenant ce fou enchaîné il me met dans une parfaite contemplation, et je pense aussi ce que diraient de moi ceux qui me croient bonne s’ils me voyaient dans un tel égarement d’esprit ! Je suis émue de la plus vive compassion envoyant l’âme en mau­vaise compagnie et je désire si ardemment la voir libre, que je ne puis quelquefois m’empêcher de dire à Notre-Seigneur : Quand donc mon âme se verra-t-elle enfin occupée à célébrer tout entière vos louanges ? Quand donc ses puissances jouiront-elles de vous ? Ne permettez pas, Seigneur, qu’elle soit plus longtemps divisée et comme déchirée en lam­beaux[1]. »

Quels remèdes nous proposent les maîtres de la vie spirituelle ?

Remèdes du côté du corps

Parce que l’âme est un esprit prisonnier d’un corps elle doit nécessairement tenir compte de sa situation. Sa tendance est de s’élever dans le spirituel, tandis que le corps ne cherche qu’à se repaître des choses sensibles et basses. Que l’âme veuille s’établir en un état de prière aussi parfait que possible, ses efforts seront souvent contrariés par le poids lourd de la matière où elle est enfermée ; car si parfait qu’il soit, l’être humain n’en reste pas moins un composé dont les parties sont associées et inter­dépendantes. Si, à cela, on ajoute les tendances de la concupiscence, les suites du péché originel, les fautes actuelles et personnelles, causes de tant de distractions à l’oraison, on ne sera pas surpris de cette expression de « poids lourd » donné au corps humain. Il est parfois une gêne considérable aux mouvements ascensionnels de l’esprit qui l’anime. Cependant, et parce qu’il est le soutien de l’esprit, le corps doit contribuer à sa perfection par un concours nécessaire et particulier.

C’est pour cela que saint Augustin veut qu’on aime son corps, mais en vue de l’âme.

Le corps de l’homme est un bien, et même, pour chacun pris en parti­culier, c’est un grand bien. C’est d’ailleurs un fait que tout homme aime son corps et que, selon la parole de l’Écriture, nul ne hait sa propre chair (Éphés., v, 29) Il va donc de soi qu’un tel amour est légitime ; mais, comme le corps n’est pas en l’homme ce qu’il y a de meilleur, ce n’est pas non plus le corps que notre amour de nous-même devra préférer s’il veut être un amour ordonné. C’est une grande chose que l’homme, mais à quoi sa grandeur tient-elle ? A ce que Dieu l’a fait à son image et ressemblance. Or nous savons que Dieu n’est pas un corps. Si donc l’homme est l’image de Dieu, ce ne peut être par son corps, mais seulement par sa pensée et par son âme. C’est donc en vue de son âme que chacun doit aimer son corps, ou, en d’autres termes, nous ne devons qu’user des biens extérieurs en vue de notre corps, et user de notre corps lui-même en vue de notre âme[2].

Saint François de Sales pense que l’âme n’est saine que dans un corps sain : « le chrétien, doit aimer son corps comme une image vivante de celui du Sauveur incarné, comme issu de même tige avec lui et, par conséquent, lui appartenant en parentage et consanguinité[3]. »

Or dans ce corps se trouve un système de nerfs, organes immé­diats de la vie sensitive. Ces nerfs sont le siège de nombreux mouvements et, à cause de l’influence qu’ils ont les uns sur les autres, il se trouve que, par l’effet de l’habitude, « des actes primitivement réfléchis et volontaires, exigeant même une appli­cation intense de l’intelligence et de la volonté (lecture, écriture) sont transformés en actes à peu près purement automatiques[4]. »

De notre constitution physiologique découlent encore certaines tendances profondes qui constituent ce qu’on appelle le tempéra­ment. Ces tendances ont leur rôle dans le jeu des distractions, leur influence pouvant s’étendre à la sensibilité, à l’intelligence et à la volonté. D’instinct nous sommes portés à mettre la per­fection d’un acte - de l’oraison par exemple - dans ce qui cadre avec les tendances de la nature, avec le tempérament. On est parfois longtemps avant de se douter de l’illusion, d’autant plus que, dans la voie normale des débutants, Dieu adapte l’action de sa grâce aux dispositions du tempérament et du caractère de chacun. On aboutit alors, si l’on n’y prend pas garde, à la recherche de la nature, au raffinement de l’amour-propre, ce qui est très éloigné de la divine charité.

Un bel équilibre physique sera donc indispensable pour que l’âme ne soit pas gênée, mais plutôt aidée, dans l’oraison. Les indispositions corporelles, fatigues, excès de travail, activité débordante en préoccupant l’âme la distraient du but à atteindre : l’élévation vers Dieu. Comment établir cet équilibre physique ? Par le soin du corps, répond saint François de Sales, et une discrète mortification ; par la mortification à outrance répondent certains autres.

Sans vouloir traiter à fond cette question de la mortification, il nous faut cependant l’envisager dans ses rapports avec la dis­traction. Nous y trouverons certainement quelques principes directeurs de la vie d’oraison, laquelle ne saurait se maintenir sans une dose raisonnable de pénitence. Bien entendu, l’application de ces principes pour le maintien de l’équilibre physique reste rigoureusement individuelle. A chacun il appartient d’utiliser les remèdes. Mais il importe de savoir comment débarrasser l’âme des entraves et misères du corps, pour la bonne santé de ce corps et de cette âme.

Deux erreurs, remarquons-le, sont à éviter. Celle du natura­lisme pratique qui veut santé avant tout sous prétexte que la mortification n’est pas de l’essence du christianisme et que la grâce ne détruit pas la nature.

Les textes de l’Écriture nous diront ce qu’il faut penser de la mortification dans le christianisme. Que la grâce ne détruise pas la nature, est un principe vrai reconnu par tous. La grâce restaure et perfectionne les puissances naturelles. Elle les surélève, mais après que la pénitence a détruit, autant que possible, les germes du péché et refréné les passions. Sur les ruines du vieil homme elle construit l’homme nouveau ; après l’œuvre de la mort, surgit l’œuvre de vie.

Une seconde erreur est l’extrême opposé. Il est des gens qui « attirés et alléchés par le goût qu’ils y trouvent, se tuent de pénitences, et d’autres se débilitent par des jeûnes, faisant plus que leurs forces ne per­mettent sans ordre ni conseil d’autrui : au contraire, ils se cachent de celui à qui ils doivent obéir en tel cas ; il y en a encore qui sont si hardis, qu’ils le font quoiqu’on leur ait commandé le contraire. Ces personnes sont très imparfaites et gens sans raison, laissant en arrière la soumission et l’obéissance qui est la pénitence de la raison et de la discrétion. C’est pourquoi ce sacrifice est plus agréable à Dieu que tous les autres de la péni­tence corporelle laquelle sans l’autre est pénitence de bêtes (penitència de bestias) et très imparfaite puisqu’on n’est poussé vers elle, comme les bêtes, que par l’appétit et le goût qu’on y trouve[5]. »

Cependant, parallèlement à ces deux erreurs extrêmes, il faut reconnaître dans l’Église deux courants légitimes. L’un consiste à briser le corps par le jeûne, la pénitence, la mortification afin que l’âme libérée de toute entrave, plane librement. Les Pères du désert, les ascètes d’Alexandrie, saint Bernard, le bienheureux Suzo, sainte Catherine de Sienne, sont des exemples célèbres de cette école. Mais ils savent faire dépendre cette rigoureuse pénitence d’une autre, plus nécessaire que saint Jean de la Croix a nommée : la pénitence de raison, de soumission et d’obéissance.

Avec saint François de Sales, le corps n’est plus le serf, mais le soutien, le compagnon de l’âme en voyage sur terre. Il veut qu’on lui donne des soins, du repos, du sommeil pour le « revigorer », car lui aussi doit être capable, comme l’âme, de servir Dieu. A Madame de Chantal qui se privait de sommeil matin et soir, il écrit : « Pourquoi faites-vous cela ma chère fille ? Non certes, il ne faut pas accabler l’esprit à force de travailler le corps. » Toutefois celui-ci ne doit être ni trop nourri ni trop abattu par crainte des tentations. Sainte Thérèse ne recommandait-elle pas aux ermites de Durvelo la modération dans leurs pénitences de crainte que le démon, par cet excès, ne ruinât l’œuvre dans ses débuts ? On ne peut pas d’ordinaire soutenir longtemps de tels efforts, et la sainte fondatrice savait par expérience, que trop d’austérités et trop de fatigues nuisent à la dévotion.

Cette nécessité de la mortification que les deux courants d’ascé­tisme signalés reconnaissent (tout en y mettant des nuances différentes), trouve dans l’Écriture même son fondement. Car si nous écoutons les paroles du Fils de Dieu, nous entendrons l’appel à la pénitence. Ne demande-t-il pas que chacun des siens « porte sa croix après lui[6] » et qu’il se renonce ? « Si le grain de froment ne tombe à terre et ne meurt, il ne porte pas de fruits[7] ». « Si la vigne n’est pas émondée, elle ne produit pas[8] ». Saint Paul, à son tour, nous avertit qu’il « châtie son corps et le réduit en servitude[9] ». Il veut qu’on détruise les « désirs de la chair[10] », car « ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises[11] ». Tout ceci n’est-il pas l’œuvre de la mortification ? Et la doctrine du Christ n’est-elle pas le christianisme même ?

Un maître de la vie spirituelle a écrit : « Pour arriver à la piété, il a fallu déjà se faire une certaine violence, lutter contre soi-même, il a fallu se vaincre dans bien des petites choses, peut-être même soutenir de durs combats ; sans ces efforts plus ou moins pénibles on n’aurait jamais goûté les douceurs que Dieu réserve aux âmes généreuses ; mais pour se maintenir sans défaillance, pour obtenir de nouveau ces sua­vités si réconfortantes de la piété, il est nécessaire de continuer cette lutte contre soi-même et de s’adonner de bon cœur à la mortification[12]. »

Sainte Thérèse avait déjà averti ses filles que le progrès dans l’oraison est incompatible avec l’amour des aises et leur recherche, tandis que le jeûne et la pénitence lui sont favorables ; car, enseigne saint Thomas[13], le jeûne a pour fin de « réprimer les concupiscences de la chair », de « satisfaire pour nos péchés », causes avons-nous dit de beaucoup de distractions ; et l’âme étant purifiée, les sens élevés, la chair soumise à l’esprit, on « s’élève plus librement à la contemplation des choses divines ».

Mais, parce que les extrêmes sont imperfections, la mortifi­cation doit être tempérée et réglée par la prudence surnaturelle. Nous devons nous tenir dans un juste milieu vu et apprécié à la lumière de la foi, laquelle nous montre que la vraie pénitence est dans la volonté. La pénitence, en effet, est un sacrifice et le sacrifice est dans la volonté : « Les sacrifices de Dieu, c’est un esprit brisé ; ô Dieu, tu ne dédaignes pas un cœur brisé et contrit[14] » Ainsi parle David. « La mortification et l’humilité doivent aller ensemble : ce sont deux sœurs qu’il ne faut point séparer[15]. » « Il y a deux choses qui composent la pénitence : la mortification du corps et l’abaissement de l’esprit ; car la pénitence est un sacrifice de tout l’homme[16]. »

« Donc, conclut saint Thomas[17], la pénitence est dans la volonté comme dans son sujet et son acte propre est la résolution de réparer le péché commis envers Dieu ».

Donc aussi, de soi, la pénitence n’est pas un acte constitutif de l’oraison, ni de la contemplation ; mais, réparant le péché, elle en devient une excellente préparation et un non moins excellent remède à la distraction, puisque par elle le corps est tenu soumis et humilié par devant les résolutions de la volonté. De ce point de vue elle devient nécessaire à la véritable oraison, puisque, réparant le péché, elle rétablit toutes choses dans l’ordre, met un frein aux passions et apporte la paix avec la pureté, ce qui dispose l’homme à la vie contemplative[18]. Les exemples des saints, la conduite de Dieu à l’égard des âmes qu’il veut élever à la contemplation et que pour cela il purifie par les épreuves, témoi­gnent suffisamment de la vérité de cette doctrine.

Par conséquent, la mortification étant un moyen, non une fin, il faut l’employer dans la mesure où la prudence indique qu’il convient à cette fin. Il faut tenir compte des besoins du corps à cause de l’action du physique sur le moral ; les conseils de saint François de Sales sont pleins de sagesse. Il faut encore savoir, à l’occasion, non seulement modérer la mortification, mais même détendre l’arc. Sainte Thérèse voulait qu’on vienne aux récréations et recommandait d’y être très gaies. « La lassi­tude se fait sentir pour les actes de la raison pratique comme pour ceux de la raison spéculative ou contemplative ; mais plus encore pour ces derniers qui éloignent davantage des sens[19] ». Qu’on se rappelle seulement l’exemple cité par sainte Térèse dans ses Fondations d’une extase guérie par un peu de surali­mentation ; l’exemple de saint jean de la Croix s’élevant contre les excès du Père Maître de Pastrana : Utatur tamen discretione quae virtutum est moderatrix, dit la Règle du Carmel.

Remèdes du côté de l'esprit

La culture de l’esprit est-elle favorable à l’oraison ? Est-elle un moyen pratique d’éviter ou de chasser les distractions ? La question, à première vue, semble puérile. Elle ne l’est pas si l’on considère la valeur et l’autorité des partisans défavorables à cette culture et la solution ne manque pas d’intérêt pratique. Nombreux en effet sont ceux qui affirment que l’étude nuit à la vie intérieure et donc à l’oraison. Saint Paul, déjà, parlait de « la science qui enfle », et lui préfère « la charité qui édifie[20]. » Il ne veut « savoir rien autre chose que Jésus et Jésus crucifié[21] ». La vraie science ou sagesse qu’il célèbre avec enthousiasme est « la connaissance du mystère de la croix, folie pour les gentils, sagesse pour les appelés et puissance de Dieu ». Sans cette con­naissance amoureuse de la croix, tout « le reste n’est rien ». Des saints ont enseigné et mis en pratique la même doctrine. Saint François d’Assise en est un modèle. L’auteur de l’Imitation a consacré plusieurs chapitres[22] à parler de la vanité du savoir humain ; à plusieurs reprises il revient sur ce sujet, établissant un parallèle entre cette vaine science et celle infuse par Dieu directement dans le cœur des humbles[23]. Le P. de Caussade écrit : « La théologie est pleine de conceptions et d’expressions qui expliquent les merveilles de ce terme (l’ordre de Dieu) en chaque âme selon toute son étendue. On peut savoir toute cette spéculation, en parler, en écrire admirablement, instruire, diriger les âmes ; mais si l’on n’a cette spéculation que dans l’esprit (sans la pratique), on est à l’égard des âmes comme un médecin malade à l’égard des personnes simples qui sont en parfaite santé. C’est le feu qui échauffe, et non la philosophie, ni la connaissance, de cet élément et de ses effets… Lorsqu’on est altéré de sainteté, la curiosité de savoir n’est capable que de l’éloigner[24]. »

« La science qui s’acquiert dans les écoles par l’étude et la discussion, meut peu la volonté, sinon à la vanité[25]. »

Saint Thomas lui-même n’avouait-il pas, à la fin de sa vie, que toute science n’était rien ; « une paille » à côté de la vérité entrevue. Du reste, l’expérience semble donner raison à cette doctrine ; car combien d’âmes simples et ignorantes qui, par la foi, l’espérance et la charité, sont montées plus haut et plus vite en théologie mystique que les savants avec leur scolastique et leurs discussions ? Or l’oraison doit donner l’esprit de Dieu pour que l’âme s’unisse à sa volonté par connaissance et amour ; la science ne pouvant atteindre ce but devient inutile pour l’oraison[26].

D’accord avec saint Thomas[27], saint François de Sales nous donne son avis : « La science, dit-il, n’est point de soi-même con­traire, ainsi fort utile à la dévotion, et si elles sont jointes ensemble elles s’entraident admirablement, quoiqu’il arrive fort souvent que, par notre misère, la science empêche la naissance de la dévo­tion[28] ». C’est donc à « notre misère » qu’il faut remédier puisque c’est en nous qu’est le germe nocif, et nous savons que pour saint François de Sales cette misère n’est pas irrémédiable. « Ne cher­chons pas le salut dans l’ignorance… mais purifions-nous du dedans, munissons-nous… d’une grande force positive, faisons provision d’amour, et la science, au lieu de nous être un poison, nous exaltera et sera moyen de sainteté[29]. »

« Un chrétien, dit ailleurs saint François de Sales[30], n’étudie que pour servir le prochain et sa propre âme selon l’intention divine ». Il étudie pour trouver un remède aux faiblesses et diva­gations de son esprit, pour s’accroître moralement, pour embellir son âme et en faire un holocauste plus parfait et de plus agréable odeur à la Majesté divine. Par l’étude, le chrétien alimente sa foi et s’entraîne à l’amour : peut-il être plus noble but à cette culture de l’âme ?

Dans ses rapports avec l’oraison, le travail de l’esprit peut être envisagé soit en dehors de l’oraison, mais en vue d’elle ; soit dans le cours même de cet exercice.

Encore que nécessaires à l’entretien de la foi, ces études, notons­-le, doivent rester proportionnées aux conditions de chacun. Elles doivent être faites d’une façon normale, sans surmenage, afin de maintenir la tranquillité et la paix de l’âme.

Au premier plan nous y plaçons la « lectio divina », c’est-à-dire l’Écriture sainte, les œuvres des Pères et des Docteurs de l’Église. Il y a là une source très féconde et très pure de contemplation. Si haut, en effet, que l’âme s’élève vers Dieu, elle ne peut cependant le voir ici-bas. Il habite une lumière inaccessible. En écoutant sa parole, elle pénètre d’une certaine manière dans ses mystères. Elle acquiert une connaissance plus parfaite de son Verbe infini. Or ce Verbe, vérité, lumière et vie, fut donné au monde par l’incarnation. L’écouter, c’est entendre la parole du Père parce que avec lui il est un, et aussi parce qu’il fut envoyé par lui pour nous révéler la nature divine, l’Être infini, ses perfections, son amour, ses droits sur nous, ses saintes volontés. Les paroles du Fils sont dans l’Évangile « une source d’eau jaillissant jusqu’à la vie éternelle[31] ». Elles sont aussi dans les épîtres des apôtres nous dévoilant le sens caché des mystères du Christ.

Mais parce que le Christ Jésus était hier, qu’il est aujourd’hui, qu’il sera demain[32], ses traits se dessinent à l’avance à travers tout l’Ancien Testament dont les psaumes, selon l’expression de Bossuet[33], sont comme un évangile de Jésus-Christ tourné en chants, en affections, en actions de grâces, en pieux désirs.

Toutefois, les paroles divines ne toucheront vraiment notre âme que si elles sont acceptées avec foi et humilité. A cette con­dition elles seront en nous vives et efficaces, source de contem­plation, principe de vie, genèse du désir de connaître mieux le Christ, notre chef, et de le suivre de plus près. A leurs lumières l’âme sera éclairée de l’infaillible vérité et l’union se fera plus étroite entre elle, vivifiée, et l’Esprit-Saint qui l’habite. Sa prière sera plus pure, plus féconde son oraison ; puis, éprise, elle se livrera plus pleinement à tous les vouloirs divins.

Les mêmes résultats peuvent être obtenus par un travail d’es­prit proprement théologique ou par des lectures pieuses par­faitement choisies. Ce sont des moyens excellents de vie intérieure, dont les lumières développent la vertu de foi ; pourvu cependant qu’ils soient utilisés sans orgueil, sans passion, avec une ardeur modérée et non uniquement par curiosité[34]. Chercher les raisons de croire ne diminue pas le mérite de la foi. Cette recherche est, au contraire, le signe de la volonté de croire et de l’amour de la vérité ; puis la vérité obtenue, aimée, attise à son tour le feu de la charité, l’amour de Dieu, lien de la perfection, donc la sainteté ; car connaissant l’amour d’un Dieu pour nous par ses œuvres « ad extra » nous en concluons : « Sic nos amantem, quis non redamaret ».

« A mon avis, dit sainte Thérèse[35], la science est un grand trésor pour cet exercice (l’oraison), quand elle est jointe à l’humi­lité. J’en ai fait la remarque récemment à propos de plusieurs théologiens : entrés depuis peu dans la vie d’oraison, ils y ont déjà fait d’immenses progrès. C’est là ce qui m’inspire d’en voir beaucoup s’adonner à la vie intérieure ».

La même pensée se trouve dans l’encyclique « Studiorum ducem » : la sagesse acquise prépare l’amour infus et la contemplation infuse sert puissamment la science. C’était l’objet de l’ency­clique « Unigenitus Dei Filius », du 19 mars 1924, de recommander « la culture assidue des sciences sacrées à ceux dont le but unique ou à coup sûr principal est de prier Dieu et de contempler ou méditer la vérité divine. Ils se trompent s’ils croient que, dépour­vus de cette riche connaissance de Dieu et des mystères de la foi qui se puise dans les sciences sacrées, ils pourront facilement atteindre les hauteurs, être portés et soulevés jusqu’à l’union intime avec Dieu[36] ».

Nous ajouterons encore que la paresse à s’instruire amènerait l’atrophie de l’intelligence dont la conséquence serait l’engour­dissement de la foi. L’excès de travail ne vaudrait pas mieux car on pourrait craindre l’hypertrophie de l’intelligence au dépens du cœur, la fatigue, le surmenage intellectuel, les idées obsédantes, les scrupules, puis tous les détraquements de la psychasthénie, de la neurasthénie et de l’hystérie.

Sages sont donc ces conseils de saint jean Eudes[37] : « Il faut lire lentement, vous arrêtant à considérer, ruminer, peser et goûter les vérités qui vous touchent le plus, afin de les imprimer dans votre esprit et d’en tirer actes et affections ». « Il faut lire, ajoute Bossuet[38], en simplicité et en esprit d’oraison, et non par une recherche curieuse. On appelle lire de cette façon quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie ».

Le travail de l’intelligence, en vue de l’oraison, mais en dehors d’elle, étant reconnu nécessaire, peut-on affirmer qu’il l’est encore au cours de l’oraison ? D’ordinaire, oui, sous peine de perdre son temps quand Dieu n’agit pas directement sur l’âme.

C’est toujours, évidemment, sous l’influence de la grâce divine que le débutant se livre à l’oraison et qu’il y progresse. Mais avant de l’attirer plus fortement, Dieu, en général, attend les efforts de la bonne volonté. Non seulement il exige un certain dégagement des sens vis-à-vis des créatures ; il demande encore quelque peu de connaissance et d’affection des choses divines. Si donc l’âme désire ne pas être détournée de cette connaissance et de cette affection, si elle ne veut pas perdre son temps à l’oraison, il faut qu’elle apporte une certaine application intellectuelle.

L’oraison est discursive avant d’être affective, et, des deux, résulte l’oraison de simplicité.

Ce n’est pas à dire pour cela que connaissance et amour seront toujours parallèles. Un objet aimable, reconnu comme tel, peut presser la volonté par la connaissance qu’on a de lui sans que pour cela la volonté soit déterminée à l’aimer. D’autres fois l’amour sera sollicité par des considérations beaucoup moins vives et cependant la volonté sera entraînée très vivement à aimer. La connaissance vive n’entraîne pas nécessairement la volonté vers l’amour de l’objet connu. Ce qui explique pourquoi une grande perfection de charité peut se rencontrer dans une âme qui n’a qu’une connaissance élémentaire des mystères de la foi ; surtout à partir du moment où Dieu infuse directement cet amour dans l’âme : « La volonté peut parfaitement aimer sans que l’entendement comprenne ; de même l’entendement peut comprendre sans que la volonté aime, et cela parce que cette nuit obscure de contemplation se compose de lumière divine et d’amour, de même que dans le feu il y a lumière et chaleur. Rien ne s’oppose donc à ce que parfois, quand se communique la lumière d’amour, celle-ci atteigne plus particulièrement la volonté, laissant l’entendement dans l’obscurité ; tandis que d’autres fois elle donne la lumière à l’intel­ligence en laissant la volonté sèche. De même que le feu peut donner de la chaleur sans éclairer et éclairer sans chauffer[39]. »

Mais, chez le débutant, quand l’âme en est encore aux opéra­tions naturelles de l’entendement, elle ne peut aimer si elle ne comprend pas. Saint Jean de la Croix est formel là-dessus[40] : « La volonté, si l’intelligence n’entend pas, au moins sera oiseuse et n’aimera pas ; d’autant qu’on ne peut aimer que ce que l’on entend » ; nihil amatum nisi praecognitum. Il dit bien « quand l’âme pose des actes naturels de l’entendement » ; or c’est cette oisiveté de la volonté qu’il importe d’éviter, surtout aux premières périodes de la vie spirituelle, si l’on veut se défendre contre l’entraînement des distractions.

Alors il importe de fournir à l’entendement des matériaux pour les raisonnements de ses discours. Les études préalables y contribueront ; les lectures aussi, particulièrement celle qui se fera au début de l’oraison. Sur ce sujet, comme sur bien d’autres, notre Mère sainte Thérèse a donné son avis : « Les personnes qui ont un jugement bien réglé, qui sont déjà exercées dans la méditation et peuvent se recueillir (ce n’est donc pas uniquement pour les débutants) ont à leur disposition une foule de livres. Les uns et les autres contiennent une doctrine excellente et des conseils appro­priés. Le Seigneur les conduira (celles qui suivent ce genre d’oraison) par un chemin aussi sûr au port de la lumière ; et des commencements aussi bons les amèneront à une fin excellente. Quiconque suivra cette voie trouvera repos et sécurité. L’entendement étant fixé, on goûte une paix véritable[41].

Le repos, la sécurité, une paix véritable, ne sont-ce pas là autant de remèdes contre les distractions ?

Cependant il ne faut pas exiger de l’entendement des consi­dérations trop multipliées. La volonté pourrait s’en trouver accablée. Dès l’oraison de simplicité, l’on suivra utilement le conseil que sainte Thérèse donne en parlant de l’oraison de quiétude : « au cours de laquelle il ne faut demander à l’entendement que quelques menues pailles pour faire prendre le feu ; et non ces raisonnements qui nous paraissent si doctes et qui, dans l’espace d’un Credo auront étouffé l’étin­celle[42]. »

« L’oraison de simplicité, écrit le P. Poulain[43] exige parfois des efforts, surtout pour diminuer les distractions, ainsi que cela arrive pour la quiétude même. Tout dépend de la force avec laquelle souffle le vent de la grâce. Il en est de même de la médi­tation : quand les voiles du navire n’y sont pas enflées il faut les remplacer par les rames ». Et si les distractions restent persis­tantes, les plus humbles moyens ne seront pas négligés : une prière vocale récitée lentement et intérieurement comme si l’on se parlait, est à conseiller. Alors elle est utile, et même le secours d’un livre sera très opportun[44]. Ce double secours de la prière vocale et d’un livre est recommandé par sainte Thérèse[45] comme remèdes à l’oisiveté et comme « bouclier contre les distractions ». Cependant écrit saint Pierre d’Alcantara, « Nous sommes encore d’avis qu’il faut empêcher l’entendement de se livrer à de trop grandes spéculations afin de traiter cette affaire plutôt avec les sentiments tendres et affectueux du cœur qu’avec les idées et les raisonnements de l’esprit. Assurément, ceux-là n’atteignent pas le but de l’oraison, qui méditent les mystères divins de la même manière que s’ils les étudiaient pour les prêcher. En agir ainsi c’est bien plus dissiper son cœur que le recueillir, sortir de soi que d’y rentrer. Il en résulte la sécheresse quand on a parlé, étudié, au lieu de prier.. On doit savoir que dans cet exercice il s’agit bien plus d’écouter que de parler[46]. »

Sainte Thérèse connut ces tribulations jusqu’à ce qu’elle eut rencontré quelqu’un qui lui fit comprendre que penser et vouloir étaient fort différents.

Chaque puissance de l’âme a son objet propre et des actes particuliers ; et s’il y a une certaine répercussion de l’une sur l’autre, il y a également suffisamment d’indépendance pour que les erreurs de l’une ne soient pas toujours imputables à l’autre.

Remèdes du côté du Cœur

La suite de nos recherches pour remédier aux distractions nous amène logiquement à traiter la question de la vie du cœur et de ses affections.

En chaque âme, en effet, comme en chaque corps, il y a un poids qui l’entraîne sans cesse et la meut continuellement à chercher le bien naturel de son repos : c’est l’amour. Ma pesanteur, dit saint Augustin, c’est mon amour : pondus meum amor meus ; de là découlent d’importantes conséquences pour la nature de notre activité volontaire.

« Il est d’abord évident que si l’amour est le moteur intime de la volonté, et si la volonté caractérise l’homme, on peut dire que l’homme est essen­tiellement mû par son amour. Ce n’est donc pas en lui quelque chose d’accidentel et de surajouté, mais bien une force intérieure à son essence comme la pesanteur l’est à la pierre qui tombe. En outre, puisque l’amour est, par définition, une tendance naturelle vers un certain bien, il s’agitera pour atteindre sa fin aussi longtemps qu’il ne l’aura pas obtenue. Que serait un amour oisif et qui ne fasse rien ! Da mihi vacantem amorem et nihil ope­rantem ! C’est un mythe. En fait, jamais l’amour de l’homme ne se repose ; ce qu’il produit peut être bon ou mauvais, mais il produit toujours quelque chose. Crimes, adultères, homicides, luxures, c’est l’amour qui cause tout cela, aussi bien que les actes de pure charité ou d’héroïsme ; en bien comme en mal, sa fécondité est inlassable, il est pour l’homme qu’il mène une source inépuisable de mouvement. Le problème moral qui se pose n’est donc pas de savoir s’il faut aimer, mais ce qu’il faut aimer. Aimez, mais prenez garde à ce qu’il faut aimer… Telle sera la valeur de l’amour, telle sera la valeur de la volonté et telle sera enfin la valeur de l’acte lui-même qui en découle. Comme toutes les passions sont une dans l’amour dont elles dérivent, toutes les vertus sont une dans l’amour qui corrige ces passions et les dirige vers leur fin légitime. »[47]

Il ne s’agit pas de réduire le cœur à la sécheresse, encore moins à la rudesse d’un janséniste : c’est du rigorisme. Il ne s’agit pas davantage de suivre les exemples de certains saints plus admi­rables qu’imitables : d’une sainte Angèle de Foligno qui demandait à Dieu d’être débarrassée de tous les siens, mère, mari, enfants, et qui nous laissa cet aveu que « leur mort lui fut une grande consolation ». Il faudrait alors la certitude que de telles exigences sont divines. Nous voudrions seulement indiquer par quels principes l’âme peut conserver la mesure dans ses affections, les mortifier au besoin afin d’arrêter leur dérèglement, obstacle à la paix et source de distractions. Ici comme en tout le surnaturel s’édifie sur le naturel. Il n’y a pas destruction de l’un au bénéfice de l’autre ; mais subordination de l’un à l’autre. Par ailleurs les principes sont intransigeants ; mais leur application pratique doit être faite avec prudence et suavité. Quant aux remèdes ils doivent être envisagés au double point de vue négatif et positif.

Saint Thomas s’est demandé[48] quels sont les obstacles à la perfection ? Il répond que trois sortes de biens peuvent, à son détriment, retenir notre cœur : les biens de la terre, dont on se détache sinon effectivement du moins affectivement par la pauvreté volontaire ; les plaisirs de la chair dont les « aiguillons » (l’expres­sion est de saint Paul) sont parfois terribles et que nous surmon­tons par la chasteté ; la volonté propre dont les égarements, en conséquence de notre faiblesse, peuvent entraîner dans toutes sortes d’erreurs et contre lesquels nous sommes mis en garde par l’obéissance.

Saint Jean de la Croix, de son côté, traitant la question du point de vue particulier de l’âme se purifiant pour s’approcher de Dieu, reconnaît qu’il y a six genres de biens dont l’âme doit avoir soin de se détacher : les temporels, les naturels, les sensuels, les moraux, les surnaturels et les spirituels. En docteur et directeur il a grand souci de la perfection de l’âme ; il la veut très pure parce que l’idéal est l’union avec Dieu par ressemblance d’amour. Il est intransigeant sur les moindres attaches qui pourraient retenir les affections du cœur. C’est tout ou rien : le Tout infini ou le Rien du créé. Et si l’on se rend compte que pour chacun de ces biens quatre passions principales peuvent nous captiver : la joie, la tristesse, la crainte, et l’espérance, on conviendra que les sujets de trouble et de distractions sont très variés. Très vaste est le champ ouvert aux sollicitudes de l’âme en quête de perfection, et pour se débarrasser des entraves de ces biens, pour n’en user que dans les limites de la droite raison, l’âme devra mettre sa force en Dieu seul.

Un principe dominera le vrai détachement, principe sur lequel on s’appuiera en tout, savoir que la volonté ne doit pas avoir de joie (on raisonne de même pour la tristesse, la crainte et l’espérance) sinon de ce qui est à la gloire et à l’honneur de Dieu, et que le plus grand honneur que nous lui sachions rendre c’est de le servir selon la perfection évangélique ; ce qui est hors de cela n’est d’aucune valeur et profit pour l’homme.[49]

« Vanitas, vanitatum et omnia vanitas… vanité des vanités, tout n’est que vanité… excepté aimer Dieu et le servir tout seul » complète l’Imitation. L’expérience, du reste, ne nous apprend-elle pas avec saint Augustin que notre cœur ne peut trouver de repos qu’en Dieu, bien infini ? En dehors de lui tout est sujet d’inquiétude et de dissipation. « Il faut garder son cœur et en écarter toutes sortes de pensées oisives et vaines, toutes les affections et les amours étrangers, tous les troubles et les mouvements passionnés. Il est clair que chacune de ces choses est un empêchement à la dévotion et qu’il n’est pas moins nécessaire d’avoir le cœur réglé pour prier et pour méditer, que d’accorder la guitare pour la toucher. Par les sens le cœur se dissipe et se remplit d’images de diffé­rentes choses qui troublent la paix et la tranquillité d’âme. »[50]

Dans le Chemin de Perfection (ch. v), sainte Thérèse enseigne la même doctrine. Autant elle recommande l’affection des créatures qui portent à Dieu, autant elle fustige « ces recherches et ces rencontres d’amitiés exagérées » où l’on n’a rien à se dire sinon que l’on s’aime. C’est une peste pour une communauté, c’est un trouble pour l’âme.

Saint François de Sales et sainte Chantal ne parlent pas autre­ment dans leurs entretiens : « On ne saurait jamais arriver à la perfection tandis qu’on a de l’affection à quelque imperfection, pour petite qu’elle soit, voire même à une pensée inutile ». Les saints fondateurs étaient très vigilants à discerner tout ce qui pouvait être mouvement humain, sentiment naturel dans les religieuses qu’ils formaient, et très adroits à les réprimer. « Ma fille, dit sainte Chantal, il advient quelquefois que l’on va à l’oraison après avoir été tout le jour dissipée et sans recueillement ; ce n’est pas merveille si l’on y est distraite, car on le mérite bien : on suit ses inclinations, on est revêche à l’obéis­sance, on n’est ni douce ni condescendante envers le prochain, et l’on va hardiment à l’oraison pour se tenir unie à Dieu et avoir des consolations et douceurs. Si l’on trouve la porte fermée, la pièce est bien mise. »[51]

Aimer Dieu ainsi par dessus toutes choses de telle sorte que rien ne nous distraie de lui, suppose nécessairement un assai­nissement progressif de l’âme. Il est bien évident qu’un tel amour est incompatible avec une attache au péché mortel. Mais cette évidence est-elle aussi claire pour tous lorsqu’il s’agit du péché véniel ? Comprend-on la nécessité de supprimer également toute affection pour ce péché ? Vouloir s’engager dans la voie de l’oraison sans briser de tels liens, être satisfait de soi parce qu’on n’a pas de fautes graves à se reprocher, n’est-ce pas une singulière façon de traiter avec son Dieu ? Un cœur ainsi épris peut-il trouver autre chose dans ses rapports avec lui que répugnance, froideur et distractions ? N’insistons pas davantage ; ces deux conditions sont élémentaires.

En est-il de même des autres affections ? Imperfections plus ou moins conscientes et consenties, je veux parler de ces petits riens dont notre vie se compose, auxquels nous nous attachons insensiblement ; nous tiennent-ils, eux aussi, distraits de Dieu au point de nuire à l’amour parfait ? La réponse sera de saint François de Sales : « Vous voudriez savoir si une âme encore bien imparfaite, pourrait demeurer utilement devant Dieu avec cette simple attention à sa sainte présence en l’oraison ; et je vous dis que si Dieu vous y met, vous y pouvez bien demeurer, car il arrive assez souvent que Notre-Seigneur donne ces quié­tudes et tranquillités à des âmes qui ne sont pas bien purgées ; mais tandis qu’elles ont encore besoin de se purger, elles doivent, hors l’oraison, faire des remarques et des considérations nécessaires à leur amendement ; car quand bien Dieu les tiendrait toujours fort recueillies, il leur reste encore assez de liberté pour discourir avec l’entendement sur plusieurs choses indifférentes : pourquoi donc ne pourraient-elles pas considérer et faire des résolutions pour leur amendement et pour la pratique des vertus ? »[52]

Il faut donc toujours tendre au parfait renoncement dans la voie de l’oraison afin de diminuer les causes de dissipation. L’au­teur de l’Imitation[53] est de cet avis. « On trouve peu, dit-il, de contemplatifs parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables ». On s’arrête trop à ce qu’il y a d’extérieur et de sensible et l’on s’occupe peu de se mortifier véritablement.

Le détachement parfait est l’un des principes sur lesquels s’appuient cet auteur et tous les docteurs ascétiques qui enseignent la même chose. Saint Jean de la Croix a traité longuement cette question en son ouvrage de la Montée du Carmel[54]. Pour lui, tant qu’il se glisse dans la volonté quelque désir délibéré dont Dieu est absent, l’union cesse ; autrement dit, on est distrait. L’état parfait exige de l’âme un entier renoncement à toute volonté propre et à tout désir particulier si insignifiant qu’on le suppose. Il faut qu’une imperfection, dès qu’elle est aperçue, soit aussitôt rejetée.

Sans doute l’âme n’a pas toujours la présence d’esprit d’éviter ces imperfections ni même des fautes vénielles ; alors la volonté y a si peu de part que ce sont plutôt des faiblesses inévitables. Mais toute affection délibérée, tout désir pleinement reconnu et consenti, quelque minime qu’en soit l’objet, tant qu’il n’est pas réprimé, est un obstacle à l’union.

Ici l’on veut parler surtout des habitudes et non des actes passa­gers. Les habitudes d’imperfections volontaires qu’on ne cherche pas à détruire empêchent non seulement l’union divine mais toute espèce de progrès. L’âme est encore par là distraite de sa route parce qu’elle est préoccupée. Qu’importe la ténuité du fil qui retient ; l’âme ne peut prendre son essor que si elle est libre.

Il importe donc dans la pratique de la vie que l’âme travaille à la mortification des quatre passions : la joie, la tristesse, la crainte et l’espérance dans les sortes de biens indiqués plus haut par saint Jean de la Croix. A ce prix, elle apportera un remède efficace à toutes ses distractions. Toutefois l’application de ces principes doit être faite avec suavité, prudence. La recherche et la jouissance d’un bien créé est une certaine infidélité à Dieu ; il faut se dégager vigoureusement mais doucement dès que cette attache a été remarquée. On doit alors traiter son âme avec patience, s’examiner sérieusement, prendre de bonnes résolutions, s’établir dans des sentiments d’humiliation devant Dieu, ne pas s’attrister et conserver la paix. Cette lutte vigilante suppose une grande force, et se tenir en garde contre les retours possibles des désirs du cœur est déjà une belle victoire sur soi-même. Or, quand l’âme s’est ainsi dégagée de toute affection inutile il lui reste encore à purifier son affection pour l’unique objet nécessaire qui est Dieu. Elle le fera non seulement par une garde du cœur toujours plus parfaite, mais surtout par la pureté d’in­tention.

La pureté d’intention ou perfection du motif qui nous fait agir est d’un grand secours pour maintenir dans l’âme le silence et la paix. Elle existe lorsque nos actes sont inspirés par un motif surnaturel de foi, d’espérance et d’amour. Alors tout acte est bon, au moins virtuellement, influencé par la charité qui, toujours active, oriente vers Dieu toutes nos actions et vivifie toutes nos vertus en les informant. Mais cette perfection a bien des degrés.

De même nos intentions peuvent être plus ou moins actualisées. Et parce que l’intention est ce qu’il y a de principal dans nos actes, il importe d’y chercher une direction pour nos affections afin d’apporter remède à nos distractions.

Les théologiens en effet affirment que l’intention est comme 1’œil qui éclaire et dirige nos actes. Elle est l’âme qui les inspire « Si oculus tuus fuerit simplex totum corpus lucidum erit si l’œil est pur tout le reste du corps est dans la lumière[55] ». La pureté d’intention sera donc indispensable pour régler le cœur dans ses affections. Sa fonction sera d’exclure de notre amour pour Dieu et du prochain en vue de Dieu tout autre motif qui serait indigne de cet unique amour. Par là même on retranche tout ce qui pourrait distraire de Dieu et l’on apporte remède aux égarements du cœur. « Quand notre cœur sera bien purifié, le désordre des pensées nous fera moins souffrir, il n’aura plus guère par où nous prendre. En attendant il faut veiller sans cesse et combattre[56] ».

Il ne s’agit donc point, dit Fénelon[57], de ce que vous sentez malgré vous, ni des pensées qui se présentent à votre esprit, ni des distractions invo­lontaires qui vous fatiguent dans votre oraison : il suffit que votre volonté ne veuille jamais être distraite, c’est-à-dire que vous ayez toujours l’inten­tion droite et sincère de faire oraison et de laisser tomber les distractions dès que vous les apercevez. En cet état, les distractions ne vous feront que du bien : elles vous fatigueront, vous humilieront, vous accoutumeront à vivre de pain sec et noir dans la maison de Dieu : vous demeurerez fidèle à servir Dieu, à l’aimer, et à vous unir à lui dans la prière sans y goûter les consolations sensibles qu’on y cherche souvent plus que lui-même.

Mais pour que la pureté d’intention soit maintenue il est nécessaire que les dispositions intérieures de l’âme se conforment totalement aux volontés divines. Alors la pureté d’intention entraînera celle de la volonté et de la conscience. Entre l’âme et Dieu l’union s’établira, l’union des volontés, l’union des cœurs ; il en résultera une sainte familiarité. Le profit de ce commerce ira à l’oraison, car alors « l’âme y converse familièrement avec son hôte et elle jaillit facile, fructueuse et souvent délicieuse[58] ».

Le plus difficile des liens à rompre est l’amour du « moi ». Cet amour est enraciné au plus intime de notre être ; il en tient toutes les fibres. L’éliminer est chose pénible et longue ; car quand nous le croyons vaincu il apparaît sous d’autres formes. Avec l’aide d’une grâce plus forte que d’ordinaire, de généreux sacrifices seront faits, un brisement total et vigoureux sera accom­pli ; puis dans la pratique du train ordinaire de la vie l’on reprendra petit à petit, sans trop s’en rendre compte, et comme par morceaux, ce qui aura été quitté. Le « moi » deviendra un cénacle, un centre vers lequel convergeront nos activités naturelles et surnaturelles. « Égocentrisme » crie-t-on ; ce n’est souvent que trop vrai ! Or cette recherche du « moi » fait dévier l’esprit au temps de l’oraison. Alors celle-ci « qui est un sacrifice complet de tous les désirs naturels est souvent rem­placée par une parodie d’oraison façonnée suivant le tempérament de chacun de manière à contenter les désirs qui ne veulent pas mourir. Le sentimental rêve dans le vague et cultive sa sensibilité ; le raisonneur raisonne sans fin et sans aboutir à aucune conclusion pratique ; le critique passe sans cesse en revue ce qui peut être critiqué, sauf sa propre conduite ; l’ambi­tieux bâtit des châteaux en Espagne ; et ainsi l’oraison n’est plus qu’une excursion au pays des chimères, au lieu d’être un regard d’amour fixé sur Dieu et une vue approfondie de la vie réelle aperçue dans la lumière de Dieu. Ce sont sans doute ces contemplatifs de contrebande que saint Ignace avait en vue lorsqu’il disait que sur cent personnes adonnées à l’oraison, il y en avait environ quatre vingt-dix dans l’illusion. »[59]

L’oubli de soi est donc indispensable comme remède aux distractions. C’est ce qu’on a appelé « faire la diète du moi ». Saint jean de la Croix et sainte Thérèse ne cessent de nous y convoquer dans toutes leurs œuvres. Suivre leurs conseils est une route très sûre.

Par rapport au prochain, les affections déréglées sont aussi à combattre. Elles troublent l’esprit, partagent le cœur, et finissent par le détourner de Dieu, sa seule fin. Nous savons déjà ce que pense sainte Thérèse des amitiés particulières : c’est « une peste » dont elle veut qu’on réprime tous les mouvements.

Il importe de tenir le cœur libre en l’éloignant de ces affec­tions, autrement son intérieur serait partagé ; il ne serait pas uniquement occupé de Dieu à la prière, car des préoccupations étrangères viendraient, nombreuses, l’en distraire.

Il advient parfois que l’on doive témoigner de l’affection au prochain ; que cette affection soit toute surnaturelle avec Dieu seul pour motif. La suavité et la prudence interviendront dans la répression vigoureuse des premières atteintes ou dans la trans­formation de l’affection naturelle en surnaturelle. La modération sera observée afin que l’amour divin conserve dans le cœur non seulement la préférence mais encore l’empire sur tout autre amour. L’éloignement des distractions, l’union avec Dieu deman­dent ce degré de perfection. Par la suite on arrivera à ne rien aimer dans le prochain si ce n’est Dieu lui-même ; et ce sera un heureux résultat. Mais ce résultat ne sera obtenu qu’avec le secours d’une lumière céleste qui, pénétrant l’âme, lui permettra de ne voir que Dieu seul dans les créatures et de n’y aimer que lui.

Les personnes ne sont pas seules à pouvoir être l’objet de nos affections. Les choses inanimées elles-mêmes semblent parfois avoir une âme « qui s’attache à notre âme et la force d’aimer » ; quelle pitié, s’écrie saint Jean de la Croix, de s’attacher à ce qui n’est que ténèbres ! Ne voit-on pas que par ces liens on se rend semblable à l’objet aimé ? Plus que cela, on se fait et l’on devient réellement son esclave et par là on s’abaisse au-dessous de lui. Que d’œuvres excellentes en soi, préoccupent l’esprit, attachent le cœur ! Si l’âme n’y est mue que par des motifs naturels elles sont déviées de leur raison d’être : la gloire de Dieu. Le cœur affectionné à l’effervescence extérieure perd son recueillement ; mille souvenirs le préoccupent et le distraient. La pureté d’inten­tion par des vues surnaturelles sera le grand remède, car seuls ici le service de la Majesté divine et son règne dans les âmes sont à rechercher.

Tous les renoncements seront donc réalisés par amour de Dieu. Ce n’est pas tout. Il reste encore à exercer positivement cet amour très pur sur toute créature. Et cela parachève le travail précédent. Il faut, recommande saint Jean de la Croix, en toutes choses désirer Dieu continuellement et n’attacher son cœur qu’à lui. En Docteur il enseigne que cet amour de Dieu exige un égal amour et un égal oubli de nos semblables : parents ou étrangers. Il veut même qu’en raison des attirances de la chair et du sang l’on redoute envers les siens une affection trop naturelle. Si l’on arrive ainsi à n’aimer qu’en Dieu seul, on aimera mieux, parce qu’on aimera plus purement. Rien alors ne fera obstacle pour que l’âme parvienne au saint recueillement dont l’influence est si grande sur les distractions. Dans la Montée du Carmel notre saint Docteur enseigne que « tout ce que l’âme met en la créature elle l’ôte à Dieu[60] ». Il dit encore : « L’âme n’a qu’une seule volonté ; si elle s’embarrasse dans quoi que ce soit du monde, elle n’est plus libre, seule et pure pour se transformer en Dieu[61] ». Pratiquement, nous devons souhaiter en toute chose que « Dieu soit glorifié, que son règne arrive, que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Dans ces simples désirs affec­tueusement médités nous pouvons puiser un excellent remède contre les distractions ; car un enfant aimant peut-il souhaiter autre chose que la gloire de son père ? Y a-t-il pour lui des inté­rêts qui lui tiennent à cœur davantage ? S’attacher ainsi aux intérêts de notre Père est un moyen que sainte Thérèse recom­mandait à ses religieuses contre les distractions.

Bossuet dans sa Manière courte de faire oraison, saint Jean Eudes dans Le Royaume de Jésus, nous demandent de faire de chacune des actions de la journée un holocauste d’agréable odeur à Dieu par l’intention souvent renouvelée de les lui offrir. C’est une sorte d’oraison à jet continu, un état de prière, par l’accom­plissement de tous les devoirs par amour de Dieu.

Cet état de prières pourra être renforcé du souvenir habituel de la sainte Trinité dont nous sommes l’image et « le temple » depuis notre baptême, ajouterait saint Paul. Un tel souvenir ne peut être qu’un remède excellent contre les divagations de l’esprit et les distractions.

Alors peu à peu l’âme s’enflamme d’un amour que saint Jean de la Croix appelle « anxieux ». Il l’explique ainsi : « Pour vaincre tous les appétits et pour renoncer aux goûts de toutes choses par l’amour et l’affection desquelles la volonté a coutume de s’enflammer afin d’en jouir, il était besoin de l’embrasement plus vif d’un meilleur amour qui est celui de son Époux, afin qu’ayant son goût et sa force en lui l’âme eût de la vigueur et de la constance pour renoncer et rejeter facilement tous les autres. Et non seulement il est nécessaire, pour vaincre la force des appétits sensitifs, d’avoir l’amour de son Époux, mais aussi d’en être enflammé avec anxiété ; parce qu’il arrive, en effet, que la sensualité est mue et attirée aux choses sensibles avec tant de véhé­mence, que si la partie spirituelle n’est enflammée de ce qui est spirituel avec d’autres et plus grandes angoisses, elle ne pourra vaincre et secouer le joug du matériel et du sensible. »[62]

Aimer Dieu en tout et par dessus tout est la délivrance de beaucoup d’inquiétudes. C’est le meilleur remède aux distrac­tions de l’oraison.

Acceptation humble et confiante de l'œuvre de Dieu

Lorsqu’une âme est consciente d’avoir utilisé au mieux les remèdes contre les distractions, lorsqu’elle a constaté, reconnu en soi le travail que nous venons de dire, il ne lui reste plus que l’acceptation humble et confiante de l’œuvre de Dieu. Elle peut croire alors que ces distractions sont voulues par lui et qu’elles sont l’indice de l’action de sa grâce. Pour constater et reconnaître en soi cette action, les lumières personnelles sont insuffisantes. Il y aurait toujours la crainte d’erreur, car qui peut se fier à son propre jugement en pareilles matières ? Le secours d’un bon guide est indispensable ; et, ce guide trouvé, l’obéissance loyale à ses directions sera de rigueur.

La bonne direction est le moyen normal du progrès spirituel. C’est une loi dans l’Église, société essentiellement hiérarchique, que les âmes soient sanctifiées par la soumission à l’autorité. « Nous trouvons, dit Léon XIII[63], aux origines mêmes de l’Église une manifestation célèbre de cette loi : bien que Saul, respirant la menace et le carnage, entendit la voix du Christ lui-même et lui eût demandé : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? », c’est à Damas, vers Ananie qu’il fut envoyé : « Entre dans la ville et là on te dira ce que tu dois faire ». Telle fut la pratique constante de l’Église ; tel fut l’enseignement unanime de ses doc­teurs et de ses saints dans le cours des siècles. Le directeur a pour mission de promouvoir le progrès de l’âme en la guidant vers le bien. »

Sans doute, le premier et vrai directeur est le Saint-Esprit. D’une manière générale, il inspire les âmes directement. Le rôle du directeur est de reconnaître en elles les mouvements de cet Esprit pour les maintenir et les guider dans la voie proposée. Il empêche les écarts en appliquant certains principes de conduite. Ce serait présomption et aveuglement de la part d’une âme que de se fier à son propre jugement et à sa seule prudence per­sonnelle pour l’interprétation de ces mouvements ; car « celui qui se constitue son propre maître ou directeur, dit saint Bernard, celui-là se fait le disciple d’un sot ».

Du reste, la raison éclairée par la foi et l’expérience nous montre la nécessité d’une direction pour assurer le progrès. Celui-ci ne peut se réaliser que par une ascension longue et pénible d’une montagne dont la route est bordée de précipices. Est-on débutant ? Il faut craindre les rechutes. Est-on dans la période des sécheresses spirituelles alors que les distractions se succèdent d’une façon troublante ? Le directeur console, encourage et montre dans la lutte un moyen de fortifier la vertu naissante. Est-on dans la période des progressants ? Il discerne les vertus qui conviennent, il prévient la lassitude et le décourage­ment. Sainte Thérèse ouvrait son âme avec simplicité à ses direc­teurs ; et saint Jean de la Croix affirme que Dieu désire tellement qu’un homme soit gouverné par un autre homme, qu’il nous défend absolument de donner pleine créance aux communications surnaturelles avant qu’elles n’aient passé par le canal d’une bouche humaine. En tous ses écrits le saint Docteur insiste sur la nécessité d’un bon directeur.

Dans le cas qui nous occupe - les distractions - son rôle sera d’indiquer les remèdes d’après leurs causes. Mais pour assurer un bon résultat, le dirigé doit apporter loyauté, confiance.

Traitez avec lui (le directeur) à cœur ouvert, dit saint François de Sales,[64] en toute sincérité et fidélité, lui manifestant votre bien et votre mal sans feinte dissimulation ; et par ce moyen votre bien sera examiné et plus assuré, et votre mal sera corrigé et remédié. Ayez en lui une extrême confiance mêlée d’une sainte révérence, en sorte que la révérence ne diminue point la confiance et que la confiance n’empêche point la révérence.

L’unique désir doit être de connaître, par les conseils reçus, la volonté divine.

En nous importunant au temps de l’oraison et des exercices, les distractions dévoilent, avons nous dit, les dispositions habi­tuelles de l’esprit. Elles font connaître nos relations avec nous­-mêmes, nos préoccupations, nos défauts dominants, nos faiblesses. Elles révèlent encore nos affections envers le prochain, leur degré d’intensité. En un mot c’est l’âme tout entière, avec ses états habituels ou passagers et ses tentations, que les distractions font connaître à l’examinateur attentif qui désire se rendre compte de la manière ordinaire dont il accomplit ses actions. Même la façon dont on se comporte dans la souffrance du corps et de l’âme peut être contrôlée par la distraction. Or tout cela est précisément l’objet de la direction ; et si l’âme, loyalement, s’y dévoile telle qu’elle est, elle recevra par les conseils appropriés à son état un remède efficace à ses distractions. Ce n’est donc pas sans raison que saint Jean de la Croix insiste sur l’importance d’avoir un bon directeur qui connaisse d’expérience les âmes et les voies de Dieu.

L’obéissance aveugle au ministre de Dieu conduit l’âme logique­ment comme par une pente naturelle vers la soumission aux volontés divines. Avec l’aide du directeur on a reconnu les causes des distractions ; les remèdes furent employés ; les états d’âmes contrôlés ; il ne reste plus que l’acceptation humble et confiante de l’œuvre de Dieu : autrement dit, la parfaite résignation.

En parlant de soumission aux volontés divines à propos de distractions, je ne prétends point qu’on ne doive jamais demander à Dieu d’en être délivré. Il ne s’agit pas, sous prétexte de rési­gnation, de faire du quiétisme, de rechercher la passivité absolue de l’âme parce qu’on attend la motion d’en haut pour réagir.

Certaines âmes, en effet, croiraient manquer de générosité et de délicatesse envers Dieu si elles ne se tenaient pas dans l’inertie. Elles en arrivent à tout attendre de Dieu, béatement, ne faisant aucun effort, n’apportant aucune coopération, afin de ne pas nuire à l’action de sa grâce. Ne rien demander pour soi, ne rien désirer, leur semble le plus parfait. Or sous cette expression, dans cette crainte d’exercer la moindre pression sur la volonté de Dieu, se dissimule souvent une défiance qui n’est rien moins qu’un outrage. En formulant un vœu à son père, un fils ne se met pas de ce fait en opposition avec sa volonté. Lorsque le Christ, au jardin de l’agonie, demandait à son Père l’éloignement du calice qui lui était présenté, il n’allait pas contre la volonté de ce même Père puisqu’aussitôt il ajoutait : « Que votre volonté soit faite et non la mienne » s’il ne peut pas en être autrement.

Il ne faudrait pas croire que devant la persistance des distractions, malgré les remèdes, la résignation absolue et silencieuse soit toujours héroïque, et comme le fini de l’amour. La tendresse envers un père ne s’exprime pas seulement par le silence.

« Ce qu’un père aime surtout à rencontrer chez son enfant, c’est précisément la confiance, c’est l’expansion, qui lui permettent de lire dans son cœur comme dans un livre ouvert. S’il voit son fils exagérer la crainte révérencielle jusqu’à ne plus oser lui exprimer un désir, loin de se montrer flatté de cette réserve, il s’en affecte plutôt ; il aimerait mieux une tendresse indiscrète dans ses manifestations qu’une contrainte de glace. Eh bien, pourquoi ne pas prêter à Dieu ces sentiments ? Serait-ce qu’on l’estime moins délicat en matière d’amour qu’un père de la terre ? »[65]

La résignation n’empêchera donc pas nécessairement la conti­nuation de la prière, de la prière de demande qui insiste, importune même en vue d’obtenir la délivrance.

Non seulement cette prière reste toujours possible, mais parfois elle doit être faite : lorsque les distractions deviennent trop accablantes ; lorsque la tentation de découragement s’empare de l’âme ; lorsque l’obéissance au directeur nous en fait un devoir. Ne craignons pas de peser sur la divine volonté ; ne croyons pas davantage qu’il est plus parfait de s’abstenir de toute demandé. Lorsque le Christ parcourait les routes de la Judée, les paraly­tiques se pressaient sur son passage, ils criaient vers lui, leur foi le touchait et ils étaient guéris. « Vous pouvez, disait saint François de Sales à ses religieuses, demander votre guérison à Dieu comme à celui qui peut vous la donner, avec cette con­dition, si telle est sa volonté[66] ». Le saint n’aurait pas toléré cette demande si elle avait été une imperfection. Se taire au milieu des distractions, demander leur délivrance, l’un et l’autre sup­posent la confiance en Dieu et l’esprit de foi.

Cette confiance en Dieu est indispensable pour l’acceptation de ses volontés. Elle doit être le fondement de notre soumission alors même que celle-ci ne serait encore qu’une simple résignation. Je dis bien résignation et non saint abandon. Car le saint abandon suppose un amour très pur et très élevé que l’âme, d’ordinaire, n’a pas encore atteint dans les états d’oraison que nous avons mentionnés et où viennent se loger tant de distractions. Il n’est ici question que de « acceptation résignée » de ce que Dieu impose.

Avec cette résignation il reste encore des goûts, des répugnances, des désirs formés volontairement, désirs tenaces qui se traduisent par l’effort, par la prière, par les résolutions. Car, dit saint François de Sales[67], « la résignation préfère la volonté de Dieu à toutes choses ; mais elle ne laisse pas d’aimer beaucoup de choses outre la volonté de Dieu. On voudrait bien vivre au lieu de mourir, par exemple ; mais puisque c’est le bon plaisir de Dieu que l’on meure, on meurt de bon cœur, mais on vivrait encore plus volontiers. »

Le principe de cette soumission aux volontés divines est notre dépendance complète de Dieu. « L’homme est soumis à Dieu sans réserve, et dans les choses intérieures et dans les choses extérieures ; il doit donc lui obéir en tout »[68]. « Il doit toujours vouloir ce que Dieu veut qu’il veuille[69] » ; comme c’est pour lui un devoir d’accepter ce que Dieu veut qu’il accepte. Si donc il est reconnu que nos distractions sont permises par Dieu, elles doivent être acceptées avec résignation. Alors elles seront dans le plan divin expiation du péché, satisfaction à la justice de Dieu, école de force d’âme.

Nous devons être résignés dans notre impuissance à rejeter les distractions. De même que la main dans ses mouvements dépend de l’esprit dont elle est l’organe, de même dans nos actions nous dépendons de Dieu qui est l’esprit de notre âme ; le principe de notre vie. Et s’il plaît à Dieu que nous soyons sujet aux distractions nous devons l’accepter. Ce sera alors la résignation de la souffrance ; car souffrance il y a pour l’âme avide de colloquer avec Dieu ; souffrance il y a dans l’âme encore trop faible pour se passer de toutes les jouissances de grâces que Dieu communique même en cet état, mais sans que la pauvre âme puisse toujours s’en rendre compte, absorbée qu’elle est par la distraction. Ce sera aussi l’acceptation résignée de l’obstacle au succès tant de fois cherché, impossible semble-t-il dans de telles conditions.

Cette résignation n’est pas à dédaigner. Elle a son importance dans la vie spirituelle. Car vue du côté de Dieu l’acceptation paisible de la distraction nous confirme que « rien n’arrive dans le monde sans la permission ou l’ordre de Dieu ». Elle fait mieux ressortir le dessein de Dieu de sanctifier tous les hommes par des moyens et à l’heure réservés à son choix. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum[70]. La souffrance de la distraction patiemment supportée pour Dieu et en union avec Jésus-Christ procure, comme toute. souffrance « un poids immense de gloire[71] ». Si donc l’on persévère durant de longues années dans cette voie de résignation et de fidélité, qui pourrait compter, même concevoir la quantité. de mérites amassés de la sorte ?

Non seulement ces mérites sont incalculables, mais ils sont encore de grande valeur ; car il n’y a pas de voie plus agréable à Dieu que celle de l’humble soumission à ses volontés. Il n’en est pas qui rende nos mérites plus élevés et plus précieux devant lui, puisque l’accomplissement de ses volontés est l’essence même de la sainteté. Tout ce qui vient de Dieu comme de sa source est nécessairement saint et même si saint qu’il ne peut l’être davantage. De sorte que toute souffrance, même celle des dis­tractions, si elle vient de lui et si elle est supportée en conformité avec sa volonté est une voie très sûre et extrêmement méritoire. Elle est nécessairement très sanctifiante parce qu’il est impossible d’atteindre plus vite l’union amoureuse, la sainte résignation étant le chemin le plus court du parfait abandon de tout soi-même aux divines volontés.

Notes et références

  1. Vie, par elle-même, c. 30.
  2. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 213, 214.­
  3. Traité de l’Amour de Dieu, ch. VIII, p. 193.
  4. Smedt, Notre Vie surnaturelle, t. I, p. 23 et sq.
  5. Saint Jean de la Croix, Nuit des sens, ch. VI.
  6. Luc, IX, 13.
  7. Joan., XII, 24.
  8. XV, 1.
  9. I Cor, II, 27.
  10. Gal, V, 17.
  11. V, 24.
  12. Ch. Saudreau, Les Degrés de la Vie Spirituelle, T. I, p. 340.
  13. II-II, q. 147, art. I.
  14. Ps. L, v. 19.
  15. Chemin de Perfection, ch. I.
  16. Bossuet, Panégyrique de saint François de Paule.
  17. II II, q. 85, art. 4.
  18. II II, q. 180, art. 2.
  19. Saint Thomas, II II, q. 168, art. 2.
  20. I Cor., VIII, 1.
  21. Ibid., II, 2.
  22. Livre I, chapitres 1, 2, 3.
  23. Id., Livre III, ch. 43.
  24. L’Abandon à la divine Providence, ch. iv, édition abrégée. p. 14.
  25. Jean de Saint Thomas, cité par vie spirituelle, 1924, p. 84.
  26. Voir Vie spirituelle, 1924, p. 80 et sq.
  27. II II, q. 82, art. 2 ad 3.
  28. Traité de l’Amour de Dieu, Liv. VI, ch. iv.
  29. VINCENT, Saint François de Sales, directeur d’âmes, p. 219.
  30. Traité de l’Amour de Dieu, Liv. IX, ch. xvI.
  31. Joan., iv, 14.
  32. Hébr., xiii, 3.
  33. Élévations sur les Mystères, Xe semaine, 3e élévation.
  34. Saint Thomas, II II, q. 167, a. 1.
  35. Vie, ch. XII.
  36. Cité par la Vie Spirituelle, T. X, p. 305.
  37. Royaume de Jésus, IIe partie, § xv.
  38. Manière courte de faire oraison, xiii.
  39. Saint Jean de la Croix, Nuit obscure, Liv. II. ch XII.
  40. Vive flamme d’amour, str. III, vers 3, § x.
  41. Chemin de Perfection, ch. xxi.
  42. Vie, Ch. xv.
  43. Grâces d’oraison, ch. ii, 20.
  44. Instructiones Fratrum discalceatorum, n. 575-579.
  45. Chemin de Perfection, ch. xxvii, et Vie c. ix.
  46. Traité de l’oraison et de la méditation (MIGNE), 3e avis.
  47. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 165 et sq.
  48. II Il, q. 186, art. 7.
  49. Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, Liv. III, ch. xvi.
  50. Saint Pierre d’Alcantara, Traité de l’oraison, P. II, ch. II.
  51. L’Oraison d’après sainte Chantal, entretien 34.
  52. Deuxièmes entretiens.
  53. Livre III, ch. xxxi et xxxii.
  54. Livre I, ch. xi.
  55. Math., VI, 22.
  56. Lehodey, Les Voies de l’oraison mentale, p. 51.
  57. Lettre 130.
  58. Lehodey, op. cit. p. 53
  59. Bérard, O. S. B., Action et contemplation, (Vie Spirituelle, juin 1929, p. 245).
  60. Livre III, ch. xi.
  61. Livre II, ch. x.
  62. Montée du Carmel, Livre I, ch. xiv.
  63. Epist. “Testem bene vollentiae”, janv. 1899.
  64. Vie dévote, 1ère Partie, ch. iv.
  65. Lejeune, L’Oraison, p. 2 15.
  66. 21e entretien spirituel.
  67. Traité de l’Amour de Dieu, liv. IX, ch. III et iv.
  68. Saint Thomas, II II, q. 104, art. 5.
  69. Id., art. 4.
  70. Romains, VIII, 28.
  71. Id., 10 ; – II Cor., iv, 17.
Vie spirituelle
Auteur : P. Brocard du Sacré-Coeur, O.C.D.
Source : Etudes Carmélitaines n°19, p. 143

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
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