Le fruit des heures perdues

De Salve Regina

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Vie spirituelle
Auteur : Apostolus
Source : In La Vie Spirituelle n°190-191

Difficulté de lecture : ♦♦ MOYEN

A qui d'entre mes lecteurs n'est‑il pas arrivé, à la fin d'un jour, de vouloir palper quelque résultat, de n'en point trouver et de se dire alors : Qu'ai‑je donc fait ? Que de vides dans cette pauvre journée, pourtant employée à tant de‑ tâches ! Que de paroles inutiles, que de conversations banales, que de temps dispersé ,dans les fonctions de la vie, comme si le tout de mon occupation avait été seulement de vivre ! Pourquoi tant de besognes et de distractions, et ces empêchements; continus, et la visite de ce fâcheux, et ce mal de tête qui m'a empêché d'être dispos, ces impuissances, et enfin ce sommeil qui est venu ensevelir une journée lasse et déjà bien pleine de rêves? Le jour s'achève. Je n'ai donné à Dieu que mes intentions de mieux faire. Demain, je sais bien que ce sera la même chose, et ainsi de suite jusqu'à la fin. Quel mystère que la vie humaine!

On a besoin de bien du courage pour accepter, ses limites, et pour se connaître. Mais, sans cette première acceptation, que de périls ! La vie spirituelle doit être vécue par un esprit incarné dans la humbles conditions de la vie présente. Elle ne peut pas être, comme les rêves de retraite faits par le fonctionnaire, un idéal différé jusqu'au jour où, enfin, nous aurons le temps. Et il ne faudrait pas lire une revue de spiritualité comme celui qui lit le récit d'une exploration polaire ou d'une ascension stratosphérique : et comme si tout cela était quelque chose de trop beau et de réservé à des héros et aux saints. Tant que nous n'aurons pas cherché à incarner la sagesse dans les moments les plus obscurs et les plus réfractaires de nos vies, peu de chose encore sera fait, car c'est toute la trame de l'existence qui doit être imprégnée par l'Esprit. En cela consiste sans doute la science de la vie.

Déjà, nous pouvons trouver un enseignement en regardant le passé avec cette mémoire profonde et pieuse qui y discerne le passage de l'amour divin. Le moment présent est toujours le lieu de l'incertitude, du désordre et d'une certaine angoisse, mais en se disposant dans la douce immobilité de ce qui est révolu (et qui pour Dieu est toujours vibrant), voici que sa qualité change par une sorte de permanent miracle : sa monotonie devient de l'harmonie, ses remous se compensent, le plan divin apparaît par lambeaux, le sens de notre destin se découvre, l'appel de Dieu se signale, les événements trouvent leur ordre, les accidents se justifient, les épreuves on les comprend enfin, certaines rencontres nous les comparons aux visites d'un ange, le visage du Christ se lit sur notre histoire, son doux sourire d'amour s'imprime sur ce voile et il glisse même à travers nos fautes. Cette transfiguration chacun peut s'en donner le spectacle, quand il pense aux jours écoulés. Alors il peut se dire que le présent, demain, sera passé et que nous comprendrons alors que le Christ y demeurait sacramentellement sous les espèces de nos troubles.

Et puis, même en ne faisant rien, on peut servir, si Dieu nous veut ainsi. Ils sont aussi des serviteurs, ceux qui se contentent d'être debout et d'attendre. They also serve who only stand and wait. Le vieux Milton, devenu aveugle, avait choisi et composé cette devise. Qu'elle nous enseigne le prix d'une simple attente. Penser à Dieu est une action, disait Joubert. Et quel est l'état de vie où cette action peut nous être ôtée? Et puis qu'une citation en appelle d'autres, qu'on m'excuse de rappeler cette pensée de Gratry à propos du style, mais qui trouve ici encore son application. Quand vous ne voyez rien, ne dites rien. « Ce silence là aura son prix et rendra le reste sonore. » Il faut sans doute beaucoup de silence et de contemplation pour qu'une vie soit harmonieuse.

Et que ces heures perdues, qui sont aussi des créatures, qui sont l'étoffe grossière du temps, que ces heures fassent comprendre ce qu'a été l’Incarnation, dont jamais mon esprit ne devrait se détacher, puisqu'elle est l’Oeuvre des œuvres. Un ami qui revenait de Palestine me disait, il y a peu de jours : « J'ai été frappé dans ce pays par les parcours du Christ. La Judée était à trois jours de Nazareth. On y allait chaque année. Mais que de longues étapes sur les routes des caravanes ! Eh oui, que d'heures perdues à aller simplement d'un point à un autre !» Pendant ces voyages que de conversations qui n'avaient pas d'autre objet que de créer un lien entre des consciences, comme le sang qui circule n'a d'autre objet que de porter la vie ! Que de déchets apparents ! Et pourtant ces déchets étaient la rançon de l'œuvre parfaite en quelques âmes. Il y a de grandes lacunes dans l'univers des corps, si bien que les parcelles de la matière paraissent se consumer dans un isolement insondable. Trois guêpes dans toute l’Europe, voilà la densité de la matière dans l'espace, voilà le degré d'encombrement du vide là où il est le plus rempli. C'est ce que nous apprend le plus récent calcul. Mais, dans l'univers moral, dans l'univers de la grâce, que d'immenses étendues d'attente : tous ces siècles qui séparent la première humanité du Rédempteur, et ces délais de l'Incarnation. Et, dans cette vie du Christ, que d'attentes encore...

J'allais plus loin, et je me disais qu'il fallait aussi du temps pour la simple charité. Il y a de ces personnes pressées de faire du bien et qui taylorisent même les sourires. On ne peut pas venir tout de suite au bout de ce qu'on voudrait dire, et bien souvent, dans les conversations, je crois qu'il faut un peu imiter ces paysans qui parlent des semailles, du mauvais temps, de la foire, de la politique, puis qui longuement se taisent, puis qui reprennent un cours d'entretien indifférent jusqu'au moment où ils glissent le mot décisif et qui doit germer en silence.

Cela est plus vrai encore quand on se trouve en présence de ceux qui souffrent et qui ont des âmes délicates.

La souffrance des autres a besoin de temps pour apparaître. Elle se cache. Elle a la pudeur d'elle-même. On ne la voit pas plus qu'on ne voit la sève. Si on ne l'attend et ne la guette, si on ne reste longtemps comme à l'affût, dans des échanges de paroles indifférentes, alors on risque de passer à côté d'elle, sans l'avoir fait lever. L'âme est ainsi faite qu'elle ne peut se livrer à la hâte, et la confidence a besoin d'une terre banale où elle puisse pour ainsi dire tomber au hasard. Et dans cet univers où la profondeur se masque, et où on achète la perfection par des monceaux de déchets, je crois qu'il faut savoir perdre beaucoup de temps pour compatir.

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