La petite vertu de gratitude

De Salve Regina

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Vertus
Auteur : Mgr Chevrot
Source : Les petites vertus du foyer
Date de publication originale : 1949

Difficulté de lecture : ♦ Facile

La petite vertu de gratitude complète la première trilogie des vertus du foyer. On s’efface sans effort de­vant les autres dès qu’on songe à ce qu’ils nous donnent, et notre reconnaissance se manifeste en usant de cour­toisie à leur égard.

Au sein des familles, l’ingratitude positive, celle qui se traduit par de la méchanceté, est heureusement peu fréquente. L’enfant ingrat qui s’enfuit de la mai­son paternelle en claquant les portes, le père despote qui traite sa femme et ses enfants en esclaves consti­tuent des monstruosités. Ce qui est moins rare, en revanche, c’est l’oubli des services que les autres nous rendent ou seulement la fâcheuse habitude de ne jamais leur en exprimer notre contentement. A ces défauts regrettables, il convient d’opposer la petite vertu de gratitude.

Les oublieux sont, paraît-il, assez nombreux. Un épisode de l’Évangile nous autoriserait à le croire, je veux parler des dix lépreux que Jésus avait guéris aux abords d’un village. Lorsque ces gens virent que leur mal avait disparu, il ne s’en trouva qu’un pour venir se jeter aux pieds du Sauveur et le remercier. Jésus ne put s’empêcher d’en faire la remarque : Est-ce que les dix n’ont pas été guéris ? Où sont les neuf autres ? Ceux-là sans doute bénissaient dans leur cœur l’en­voyé de Dieu qui avait eu pitié de leur misère ; mais, pressés d’aller faire constater leur guérison par les autorités officielles afin de pouvoir rentrer dans la vie commune, ils négligèrent une démarche de recon­naissance pourtant bien élémentaire. Or les neuf oublieux étaient des compatriotes de Jésus, et le seul qui ait pensé à lui montrer sa gratitude était un Sama­ritain, un étranger !

Notre-Seigneur souligne lui-même ce contraste à première vue paradoxal, mais qui n’est pas chose inouïe. Alors que souvent l’on attend en vain les re­merciements de personnes qu’on a aidées au prix de réels sacrifices, d’autres pour qui nous avons fait beaucoup moins s’en souviennent longtemps après et ne savent qu’imaginer pour nous payer de retour. N’arrive-t-il pas encore, qu’attentifs à remercier un étranger d’un bienfait occasionnel, nous ne semblons même pas apercevoir les services de chaque jour que nous rendent nos proches ? De leur part, ces gentilles­ses sont tout ce qu’il y a de plus naturel. Soit, mais il le serait aussi de leur dire que nous y sommes sensi­bles.

Notre mémoire est singulièrement capricieuse, à moins que ce soit notre cœur. Si nous oublions une amabilité dont nous avons été l’objet, avec quelle précision nous retenons le souvenir d’un manque d’égards ou d’un mot blessant ! Un proverbe l’af­firme : Mémoire du mal a longue trace, mémoire du bien bientôt passe. Comme nous savons rappeler aux autres nos bons offices ou la peine que nous avons prise pour les obliger ! Le souvenir des bienfaits ren­dus est plus tenace que celui des bienfaits reçus. La vanité s’entend si bien à fausser les perspectives ! Et sans doute est-il moins grave que nos ingratitudes soient imputables à une démangeaison de l’amour-­propre plutôt qu’à un défaut d’affection envers ceux qui nous aiment ; le mieux serait pourtant que notre affection fût assez forte pour nous demeurer toujours présente à l’esprit.

Il faut donc combattre notre maudit amour-pro­pre et commencer la lutte de bonne heure. En quel foyer n’a-t-on pas entendu le dialogue suivant ? A la table familiale, l’enfant demande un morceau de pain à son père. Celui-ci saisit la miche et en taille une bonne tranche, où l’enfant mord aussitôt à pleines dents.

- Eh bien ! interroge papa, qu’est-ce qu’on dit ? La bouche pleine, le moutard murmure un timide merci.

- Merci, qui ? - Merci, papa…

Et combien de fois cette scène ne se reproduira-­t-elle pas ? L’un des premiers mots articulés par vos bébés est : non. Celui-là, inutile de le leur apprendre, mais combien de répétitions sont nécessaires pour leur inculquer l’habitude de dire : merci. Instinctive­ment, ils tendent la main pour recevoir : « Encore, encore ! … » Le remerciement, lui, ne remonte pas des sombres régions de l’instinct ; il sort d’une cons­cience que l’éducation a éclairée.

Beaucoup d’adultes demeurent à cet égard des petits enfants toute leur vie. Ils ne sont jamais satisfaits ; ils réclament encore ; ils veulent toujours plus. Insatiables, ils se rendent malheureux, ils attristent et ils lassent les autres de qui ils exigent encore et tou­jours plus. Comment les amener à reconnaître que ce qui leur manque est peu de chose à côté de tout ce qu’ils ont reçu ?

Comment surtout les persuader d’apprécier da­vantage ce qu’ils possèdent ? Ils devraient eux aussi apprendre à dire merci.

Merci, ce tout petit mot joyeux qui se termine sur une sonorité cristalline, c’est le mot magique qui in­troduit au foyer la courtoisie, le bon ordre et la séré­nité.

Merci, c’est déjà la prière qui d’un foyer chrétien s’élève vers Dieu pour lui rendre grâces. Avez-vous remarqué la place que cet acte de gratitude occupe dans nos prières usuelles ? Nous disons, le matin : « Mon Dieu, je vous remercie de toutes les grâces que vous m’avez faites jusqu’ici. C’est encore par un ef­fet de votre bonté que je vois ce jour… » Et le soir « Quelles actions de grâces vous rendrai-je, ô mon Dieu, pour tous les biens que j’ai reçus de vous. Vous avez songé à moi de toute éternité, vous m’avez tiré du néant, vous avez donné votre vie pour me rache­ter et vous me comblez, encore tous les jours, d’une infinité de faveurs… » Réfléchissez-y, il n’a pas un seul jour où Dieu ne vous ait accordé un bienfait par­ticulier ; même dans nos jours d’épreuves, cherchons bien, nous observerons qu’à côté de notre tristesse, il s’est glissé une petite joie. Et n’est-ce pas un grand bonheur que l’union qui règne à votre foyer ? Vous qui vous aimez, remerciez Dieu d’un sort aussi doux.

Mais sachez vous l’adresser également les uns aux autres ce petit mot qui coûte si peu à dire et qui fait tant de bien à entendre. Avant de vous endormir, repassez quelquefois dans votre esprit tout ce que, dans la journée qui s’achève, vous avez reçu des autres.

De tous les autres, car le nombre est considérable des hommes et des femmes qui travaillent chaque jour pour vous nourrir, vous vêtir, vous procurer les commodi­tés de l’existence. Même si vous limitez ce calcul aux membres de votre famille, vous serez littéralement émerveillés de tout ce qu’en un seul jour vous recevez d’eux : tout ce qu’ils vous ont appris, les conseils qu’ils vous ont donnés ; la main-forte qu’ils vous ont prêtée ; tantôt un encouragement, tantôt un avertissement, mais toujours pour votre bien ; une parole aimable qui vous a touchés, un mot drôle qui a dissipé vos tracas ; leurs succès dont vous avez été fiers ; leurs efforts qui ont sti­mulé les vôtres. Le compte est bon de ce qu’au foyer chacun reçoit des autres. Et voilà certes de quoi vous engager à n’être pas toujours celui qui reçoit. Demandez-vous donc : « Que leur ai-je donné ? Que puis-je leur donner en retour ? »

Mais en attendant l’occasion de les servir avec autant de générosité, ne manquez pas celle de leur dire merci lorsqu’elle se présente. Merci au moindre service rendu par qui que ce soit, mais prononcé sans affectation, comme on échange un regard. A lui seul ce petit mot récompense de toutes les peines ; il ré­pare au besoin la phrase un peu vive qui vous a échap­pée auparavant ; il équivaut à un sourire et souvent il le provoque ; il rend heureux celui qui le dit et ce­lui à qui on l’adresse.

Il est frappant d’observer qu’au moment où Notre-Seigneur se rend volontairement à la mort pour mériter aux hommes une vie éternelle, il a tenu à re­mercier ses apôtres de l’attachement qu’ils lui avaient prouvé tant qu’il vivait avec eux. Vous, leur dit-il, vous êtes demeurés auprès de moi dans mes épreu­ves. La grandeur de l’âme de Jésus se révèle dans cette délicatesse. Il n’a cessé de combler ses apôtres, il leur a tout donné, et c’est lui qui les remercie. N’est-ce pas toujours le propre d’un cœur vraiment généreux que de se montrer reconnaissant en­vers les autres du peu qu’ils essayent de faire pour lui ? Les ingrats se recrutent parmi les cœurs égoïs­tes, les esprits mesquins et les caractères médiocres. La petite vertu de gratitude est la preuve d’un grand cœur. Même envers celui qui est maladroit ou qui se trompe, du moment qu’il a bonne volonté, soyez re­connaissants au moins de son intention.

Quant à celui qui vous parle en ce moment, puis­que vous avez eu la patience de l’écouter, il ne peut mieux terminer qu’en vous disant merci.

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