La vie pure

De Salve Regina

Questions de morale sur le mariage
Auteur : P. A.-D. Sertillanges, professeur à l’institut catholique de Paris

Difficulté de lecture : ♦ Facile


Une vie pure, selon la teneur complète du mot, ce serait une vie sans mélange nuisible, une vie sans souillure, toutes les vertus concourant à constituer cet ensemble harmonieux qui qualifie le juste. Mais l’usage donne à cette expression un sens plus restreint. La vie pure, c’est, dans le langage courant, la vie chaste, et la raison en est dans l’intérêt particulier qui s’attache à une vertu chargée de refréner les propensions les plus véhémentes de la nature, propensions qui s’expliquent elles-mêmes par l’importance d’une fonction constitutive de la race et sauvegarde de l’avenir.

Cette seule façon de s’exprimer indique bien que la fonction en cause n’est pas dépréciée en elle-même et encore moins condamnée par le Jugement catholique. Cette fonction est sacrée. Soumise à la raison et reliée par la grâce de l’Esprit créateur, elle est une part de cette sainteté à laquelle nous incorporons tout ce que Dieu a fait. Il faut seulement comprendre qu’une valeur essentiellement dépendante, comme celle-ci, doit être maintenue dans son ordre, et que dans la mesure où elle est périlleuse elle exige la sanction du devoir.

Il s’agit là premièrement, non de plaisir, non d’égoïstes inclinations, mais de la nutrition de l’espèce : que l’espèce en décide, et que les conditions de la croissance humaine telle que Dieu l’entend déterminent la moralité sexuelle. Ce n’est pas à l’égoïsme individuel d’en fixer les lois.

Pour cette raison, une vie pure est celle qui renferme dans la sage organisation de la famille la jouissance des fonctions qui procurent la vie, de telle sorte qu’avant le mariage, l’abstention vertueuse soit la règle, dans le mariage, l’usage avec le respect des fins, et hors mariage, l’abstention encore, comportant cette fois, surtout quand il s’agit de vocation supérieure, le remplacement de la paternité temporelle par des utilités ou par une fécondité spirituelle qui n’est pas moins nécessaire que l’autre à l’ascension individuelle et au genre humain.

Ce programme très simple et si éminemment rationnel se complique dans le fait à cause de la passion dévoyée. Le péché d’origine pèse sur nous. Reconquérir à travers les chemins de la matière notre Eden spirituel nous est difficile. Reprendre empire sur la chair révoltée est le fait d’une volonté victorieuse, et les victoires de la volonté sont ici-bas l’exception, à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté employée précisément à satisfaire la chair et animée par là de ses ardeurs.

Le résultat le plus fréquent de cette bataille, c’est la défaite. Beaucoup qui se montrent capables d’énergie en toute autre chose cèdent ici, et ce n’est pas en vain que les Romains avaient inscrit sur le fronton d’un temple à Vénus : Victrici Victorum. Vénus triomphe des forts ; elle en fait ses victimes de choix ; ni la massue d’Hercule ni la chevelure de Samson ne lui imposent ; elle désarme d’autant mieux celui qui se tient pour invulnérable.

Les êtres purs ont ici bas comme les trois jeunes hommes dans la fournaise de Babylone ; autour d’eux les âmes et les corps brûlent ; pour échapper aux atteintes de ce brasier vivant, ils n’ont de ressource que de se confier au Dieu qui les garde et de concourir à cette protection par une vigilance tenace.

On dirait que c’est en cela surtout que consiste cette « malice » en laquelle le monde est posé, au dire de l’Apôtre. Malice par excellence, malice source des autres telle semble bien la concupiscence charnelle ; car l’appétit de jouissance qui se manifeste ainsi en son maximum est la cause accoutumée de nos prévarications. Le reste s’interrompt, cela demeure ; c’est chez beaucoup un état constant, qui de leurs premières années jusqu'à la dernière les tient en fièvre perpétuelle, active ou latente.

La jeunesse est naturellement la première atteinte ; elle obéit aux passions comme le courant à la moindre déclivité. Par un étrange, désordre, le moment où l’intelligence s’éveille dans la chair est celui où la chair s’exalte ; la croissance de l’esprit active le feu qu’elle devrait calmer. On croit que c’est inexpérience, et l’on dit : "Si jeunesse savait !" Jeunesse sait très bien ; il n’est pas difficile de savoir les risques, les hontes, les esclavages des passions et leurs aboutissements les plus ordinaire ; la loi non plus n'est pas ignorée ; mais une fureur l’emporte. N’emporte-t-elle pas aussi des vieillards, dont la jeunesse renouvelée chasse devant elle la sagesse confondue et impuissante.

La passion est aveugle par elle-même : il faut la guérir ; il ne faut pas compter sur le temps, qui souvent travaille pour elle. En nous est le mal, dit le poète ancien, et nous ne pouvons nous fuir : In culpa est animus, qui se non effugit unquam.

« L’homme qui a lâchement abandonné les rênes de son âme, a dit Lacordaire, qui a compté sur l’âge et non sur la vertu, ne reçoit de la vieillesse que l’opprobre, au lieu du secours. »[1] « Ne te fie pas à une chasteté passée », écrivait au désert saint Jérôme : à plus forte raison ne te fie pas, chrétien, à une déchéance passée. Être esclave très longtemps, ce n’est pas une raison pour devenir libre.

Le fond des choses ne consiste pas ici dans un état transitoire de notre sensibilité, état qui varierait et qui substituerait par ce fait seul la vertu au vice, il consiste dans le rang que nous attribuons délibérément à la chair, à l’esprit dans notre hiérarchie intérieure. L’homme normal met en tête la raison, le chrétien la raison animée de foi. Par un retournement qui altère tout, l’homme de passion met en tête le corps et ses satisfactions fugitives. L’esprit asservi fait retour à la matière ; tout le vivant semble devenir chair ; son horizon se rétrécit ; ses destinées se dérobent ; il vit pour ici-bas et pour les objets bas, il ne voit plus en haut. Livré à ce qui périt, il doit subir les impressions de toute vie périssable : inquiétude, agitation, folle espérance, crainte de la mort, toutes les passions de la bête, dit le saint Livre, que le pécheur éprouvera sept fois davantage.(Ecclésiastique, XI.2-11.)

Au point de vue de la destinée, la logique de cette situation semblerait être que l’esprit devenu chair eût le sort de la chair et s’abîmât avec elle dans une commune chute ; car «« tout ce qui sort de la terre retourne à la terre, comme toutes les eaux viennent de la mer et y retournent »(Ibid). Le pécheur même ne désire-t-il pas cela ? Il le désire, tout en le redoutant ; il craint à la fois la mort et l’immortalité ; il voudrait éterniser ce qui passe. Mais l’esprit ne peut périr ; il ne peut abdiquer tout à fait ; la chair elle-même participe de son immortalité et de sa royauté : alors, le retournement aboutit à quelque chose de pire que la mort et de pire que la ruine, il détermine la mort spirituelle, la mort au deuxième degré, la mort multipliée par la vie, multipliée par l’esprit, c’est-à-dire, ici-bas, la dégradation, au delà, une privation douloureuse de ce qui était notre fin et une possession douloureuse, parce que désordonnée, de ce qu’on a choisi.


Ne pensons qu’à ce monde, et réfléchissons que notre appétit infini ne peut manquer, une fois dévoyé, de nous précipiter aussi bas que l’idéal nous eût porté haut, si nous avions suivi ses invites. L’âme ne peut renoncer à ses propres dimensions ; nos facultés d’expansion sont incoercibles. Quand nous montons, quelque chose dit en nous : Plus haut ! encore plus haut ! Quo non ascendam : où ne monterai-je pas ? lorsque nous choisissons de descendre, nous tendons du même branle aux derniers excès ; nous recherchons dans cette direction ce que nous laissons dans l’autre ; L’âme plonge au fond des eaux en poursuivant avec démence l’image du soleil. Mais le fond n’est pas loin ; elle s’y heurte et se meurtrit, s’enlise et suffoque.

Il y a parfois une excuse à cet emportement ; du moins on l’invoque ; on décore une recherche vile, perverse ou infirme, du beau nom d’amour ; mais l’amour est en haut et il y appelle la passion sanctifiée ; la volupté est en bas et si l’amour l’y accompagne il s’abaisse et souvent succombe. Dans la fureur des sens que je décris, il n’y a pas amour, mais fermentation malsaine, instinct égoïste, « semblable à celui qui ferait manger de la chair humaine dans une disette », écrit Lacordaire.

L’amour d’un être pur est un vol ; celui d’un être impur est une chute, chute plus rude et plus lamentable si elle est partagée. L’étonnement douloureux qui suit presque toujours l’assouvissement, cette déception, cette amertume secrète qui se transforme si souvent en hostilité prouvent bien que l’attachement vrai est étranger à la fureur jouisseuse.

La vie ardente non plus n’y est pas intéressée. On croit vibrer et concerter dans une sonorité supérieure, quand à la vérité on s’épuise. Les effets de la luxure sont affreux ; ils ruinent le composé humain en toutes les pièces de son agencement, à tous ses étages. Intellectuellement, c’est la cécité de l’esprit, la précipitation du conseil ou l’absence de conseil, la perversion du jugement, dès que le désir, habituel ou actuel, la passion avec ses exigences ou ses refus sont en cause. Moralement c’est le dessèchement du cœur, l’égoïsme croissant et chez certains féroce, l’indifférence à tout ce qui est élevé, la perte du respect, notamment celui de la femme et pour la femme celui d’elle-même, l’esprit « de fausseté développé par la nécessité d’une perpétuelle dissimulation, l’obscurcissement de l’a conscience et la haine du précepte ou des autorités qui le portent, y compris le Législateur souverain, dont les décrets viennent contrecarrer les licences charnelles. Physiquement, c’est la décrépitude prématurée, l’atonie des organes, le désordre nerveux provoqué par de trop fréquentes secousses, les maladies caractérisées quelquefois, en tout cas l’aptitude à accueillir et à cultiver dans la débilité tout germe morbide.

Toute la vie est ainsi affectée. La vie succombe précisément à des pratiques que par une ironie démente on sous-entend dans cette formule aimée de l’âge contemporain : vivre sa vie.

La volupté offense tout le présent et elle dissipe l’avenir ; au lieu de le préparer, elle fait refluer le temps et le dévore ; au lieu d’en ménager le cours, elle oblige la durée à s’engouffrer dans ces instants avides qui prennent tout au futur et ne lui rendent rien.

C’est ainsi que des jeunes gens se donnent un air de vieillards et se condamnent, pour avoir « vécu », à ne plus vivre ; ils n’auront ni vieillesse honorée ni fertile âge mûr, mais à la place la sénilité précoce et hideuse.

Je ne décris pas les effets sociaux de ce vice : il bouleverse le genre humain, chacun le sait. Puisqu’il perd l’individu et empiète sur le foyer, que peut-il fournir aux groupements en fait de valeur, sinon une valeur de ruine ?

La tolérance générale des sociétés pour le vice antisocial par excellence a quelque chose de bien étonnant ! L’hypocrisie, la lâcheté, la politique des yeux clos ou des yeux égrillards, de la part des vigilances préposées à la santé publique, c’est là un crime qui coûte aux sociétés plus que les guerres et que les contagions. L’opinion n’a pas de quoi réagir, parce qu’elle-même est coupable ; elle est complice du fait de sa débilité ; sa mauvaise conscience lui ferme la bouche ; la « première pierre » lui tombe des mains, pour la lapidation du mal.

La chasteté, qui passe auprès de certains pour une vertu mystique, une vertu de cloître ou d’initiés, est à la vérité une vertu sociale autrement nécessaire que celles prônées par les sociologues ; elle est la force du genre humain ; là où elle fléchit, les institutions cèdent, familles, patries, individualités éminentes ou communes s’étiolent, le respect meurt, le progrès s’affaiblit, l’expansion s’arrête ; tous les maux passent par cette porte.

Et pourtant, nous rattachons à la mysticité en effet ce qui est ainsi le nerf du visible : preuve que le visible et le mystique ont une même racine et que le créé ne se soutient pas de lui-même. La chasteté n’est la parure habituelle que de la chair annexée à celle du Sauveur, que de la chair sanctifiée par une étroite communication de son Esprit, et cette parure céleste établit la nature dans sa beauté et dans sa consistance, autant qu’elle l’achève.

Vie catholique, vie pure et vie selon la nature bien jugée ne sont, à cet égard, qu’une seule chose. Quand nous vivons dans le Christ, nous sommes dans la nature, car il est la voie ; quand nous vivons dans le Christ, nous sommes dans la pureté, et la pureté nous y fixe. Il y a équivalence et réciprocité de ces contacts. C’est pourquoi nos docteurs et nos saints, à commencer par nos apôtres, ont rattaché avec tant d’insistance la pureté de la chair à cette habitation en Dieu et en Jésus-Christ qui est la vie catholique essentielle.

Manquer de respect à notre chair, c’est à leurs yeux offenser la chair du Seigneur ; c’est violer le temple de l’Esprit qu’il fut avant nous et que nous sommes ; c’est mépriser l’eucharistie et ne pas discerner le corps sacré qui s’unit au nôtre ; c’est profaner par avance notre éternité et par suite y renoncer, car elle n’est faite que d’un saint contact entre nous et Celui qui nous est tout, pour la gloire comme pour la souffrance.

« Prendrai-je donc les membres du Christ pour en faire les membres d’une prostituée ? dit saint Paul. A Dieu ne plaise ! » Lui s’est livré à la douleur pour vaincre le mal ; Homme de douleurs, il s’y est abandonné tout entier parce que nous, tout entiers, nous gisions dans le crime ; son esprit le crucifie et se fait le bourreau de ses membres parce que le nôtre satisfait et courtise la chair. Voudrons-nous inutiliser ce redressement laborieux et replonger une part du Christ dans la fange ? C’est lui que nous humilions ; c’est lui qui redevient « péché », après s’être miséricordieusement « fait péché » pour nous dégager, et par nous tous le genre humain renonce à sa rédemption, renie son Sauveur, se précipite de nouveau dans l’ancienne chute, du fait qu’il laisse la chair dominer et l’âme se salir.

Que si la pureté est si nécessaire, et si l’incorruption d’une chair corruptible, ainsi que dit saint Augustin, est la marque d’une adhésion à Dieu qui intéresse nos corps comme nos cœurs, cherchons là où il se trouve cet esprit de pureté qui nous affilie à la sainte humanité et à sa « Tête ». Cet esprit se trouve dans la vie de la foi, dans la fréquente méditation des choses célestes, dans la prudence et dans la mortification sur lesquelles nous reviendrons, dans le travail qui écarte les pièges et accroît le courage, dans la prière, et plus que tout dans l’eucharistie, qui nous procure les forces de Dieu, forces victorieuses, fût-ce à l’égard de la plus forte des forces de la vie.

Lorsque l’homme ou la femme échappent à la puissance de Dieu, ils tombent sous celle de l’amour dévoyé, ils s’abaissent l’un l’autre. Leur rectitude en Dieu fait au contraire la grandeur de chacun, sauve le monde et glorifie le Seigneur dont ils sont les membres, en communiquant à l’univers matériel et moral sa divine Vertu.


Notes et références

  1. Conférences de Notre-Dame, 69e Conf.
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