Le crime de pensée

De Salve Regina

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Doctrine sociale de l'Église
Auteur : Jean Ousset

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Crimes de pensée, crimes de fait.

Dans une réflexion, déjà ancienne, que Permanences a publiée naguère, Jean Cau écrivait :

« Si peu à peu se débilitent et s’effritent les cadres d’une société grâce auxquels s’instaurait et se vivait une pratique morale moyenne, il est évident que de défaillance en défaillance, de crise en crise, de doute en doute, ne reste plus que la police pour, de manière formelle (et non plus morale) sauver et maintenir l’ordre.»

A terme - et voilà qui est d’une immense gravité - morale, ordre et police se confondent.

Fait d’époque, sans doute !

Fait de civilisation, certainement.

Naguère encore la société était « policée ». Elle possédait ses « policiers » spontanés, si j’ose dire, ayant recours au sens étymologique. C’était par exemple le père, le chef aux mérites acquis et reconnus, le prêtre enfin...

« L’ordre n’était pas tellement imposé que consenti et vécu et tirait sa légitimité dernière d’une transcendance.... L’ordre tirait sa légitimité dernière d’une transcendance » !!!

Observation capitale !

Autant dire que la légitimité de l’ordre reposait sur un certain nombre de certitudes que seul l’esprit pouvait atteindre, défendre, proposer.

Or, aujourd’hui, c’est au plan de l’esprit, au plan même des idées et des doctrines que tout est d’abord contesté, ébranlé, récusé.

Comment tout le reste ne s’effondrerait-il pas !

Le crime est puni par la loi, mais non l’apologie du crime. « Un soldat qui insulte un officier ou refuse d’obéir est traduit en conseil de guerre, écrit Gustave Thibon, mais on a représenté à la Comédie Française - théâtre subventionné par l’État - une pièce où les chefs militaires sont traînés d’un bout à l’autre dans la boue. Alors qu’on châtie les pourris, on laisse en paix ou on récompense ou on décore les pourrisseurs ».

Il faut avouer qu’il y a là une inconséquence… Une inconséquence grave. Une inconséquence corruptrice… Parce qu’elle atteint l’homme dans ce qu’il a d’essentiel, de fondamental : sa nature même d’animal raisonnable.

L’homme est tel, ou n’est pas.

S’il l’est, il appartient à sa nature… aux principes mêmes de sa morale d’animal raisonnable que pour l’être vraiment il conforme ses actes à sa raison.

D’où le mot de Pascal : « Travaillons à bien penser, c’est le fondement de la morale ».

Car si la façon de penser importe peu, peu importe aussi la façon d’agir.

Autrement dit : pas de crime d’action si l’on ne pose au moins le principe des « crimes » de pensée.

Sans quoi toute coercition, toute poursuite, tout châtiment ne sont plus que contraintes d’une autorité sociale arbitraire, contre laquelle l’individu peut se révolter légitimement, et contre laquelle les anarchistes ont raison de s’élever.

Comme l’a écrit Joseph Folliet : « Beaucoup d’intellectuels assument sans le vouloir ni même sans le savoir des responsabilités indirectes mais réelles dans les batailles d’hommes, avec du sang et des larmes, provoquées par ce qui n’était pour eux que des batailles d’idées (...). Combien de têtes sont-elles tombées sous le couperet de la guillotine, par la faute d’Hébert, ce petit bourgeois élégant qui rédigeait "Le Père Duchesne" ».

Rapport indissoluble donc de la pensée et de l’acte ! Voilà ce qu’il importerait de ne pas trop oublier et de rappeler au besoin.

Or, combien de catholiques eux-mêmes, prétendent qu’il ne saurait y avoir de crime de pensée.

« S’il est, au contraire, quelque chose d’évident, écrivait naguère le Père Ramière, c’est l’indissoluble liaison entre les croyances et les mœurs, entre les convictions de l’intelligence et les déterminations de la volonté. »

L’homme peut ne pas accomplir tous les devoirs qu’il connaît, mais il est impossible que sa volonté soit efficacement liée par un devoir que ne reconnaît pas son intelligence...

S’il n’y a pas de crime de pensée, il n’y a pas non plus de crime d’action.

Un crime n’est un crime, en effet, que parce qu’il viole un droit certain. S’il n’y a pas de droit certain, si l’on admet que le droit peut être légitimement nié, on ne peut plus voir dans la violation de ce droit douteux un crime certain. Et, par conséquent, on n’a plus le droit de punir.

Si on reconnaît au Mormon le droit d’enseigner, d’écrire, de publier, que la polygamie est légitime, on commet envers lui une flagrante injustice en le punissant lorsqu’il exerce son droit supposé ou qu’on lui a du moins reconnu !

Si Proudhon n’a fait qu’exprimer une opinion libre et légitime en disant : « la propriété c’est le vol », celui qui, en vertu de cette doctrine, vous empêche de commettre ce vol, en vous dépouillant de votre propriété, acquiert un incontestable mérite.

Car il n’est rien de plus méritoire pour l’être raisonnable que de mettre sa conduite d’accord avec sa conviction.

Tel est donc le résultat inévitable de ce « respect pour toutes les opinions » dont font profession tant des nôtres. Il conduit logiquement à la justification, sinon à la liberté morale de tous les crimes.

L’indifférence envers l’erreur, en se répandant au sein d’une société, porte à la morale publique un préjudice incomparablement plus grave que les plus énormes attentats.

Ceux-ci créent des brèches certes. Mais des brèches relativement réparables. Car elles ne font qu’arracher quelques pierres aux solides remparts de la Cité.

Tout au contraire, l’indifférence pour l’erreur supprime jusqu’à la possibilité d’un rempart solide. Elle détruit jusqu’aux fondements de la muraille et en prépare l’universel effondrement.

Les grands crimes produisent dans le corps social un désordre local et momentané. L’indifférence pour l’erreur atteint et tarit les sources mêmes de la vie morale... Et religieuse !

Les grands crimes, dans une société animée de l’amour de la vérité et de la justice, provoquent une énergique réaction et amènent un redoublement de vie. L’indifférence pour l’erreur rend, au contraire, toute réaction impossible. Comme une fièvre lente, elle conduit une société à la mort par un progrès d’autant plus irrésistible qu’il est moins perçu.

En se fondant sur le principe faux de la liberté absolue de penser, de parler, d’écrire, la société moderne s’est mise hors d’état d’opposer une barrière aux plus pernicieuses erreurs suivies de leurs innombrables désordres moraux et sociaux.

Ce n’est que par une immanquable mais flagrante inconséquence que les agents d’un pouvoir fondé sur de tels principes osent condamner des crimes qui trouvent pourtant dans ces mêmes principes leur entière justification.

Pas de crimes de fait, donc, si l’on refuse d’admettre qu’il puisse y avoir des crimes de pensée.

Certes, le problème de la culpabilité, de la responsabilité subjective (de ceux qui commettent ces derniers) est difficile à résoudre. Car s’il est des esprits pervers cyniquement avertis de la malfaisance de ce qu’ils conçoivent, disent, écrivent, diffusent, etc… le nombre est immense des utopiques, des imbéciles qui n’ont qu’une conscience obscure de la qualité de ce qu’ils professent. D’où l’indulgence (relative) dont toute sottise doit être honorée a priori.

Mais si le problème de la culpabilité subjective des « crimes de pensée » est difficile à résoudre, ces derniers n’en sont pas moins, comme tels, plus graves que les « crimes de fait ». Lesquels ne peuvent être que singuliers, localisés, temporaires. Alors que « le crime de pensée » commande, si l’on peut dire, tous les "crimes de fait" qui en découlent ou qu’il justifie. Et cela d’une façon perdurable, universelle.

Considérations fondamentales. Indispensables. Pour peu qu’on tienne à aborder sérieusement le problème des culpabilités humaines.

Car bien peu d’hommes parviennent non seulement à penser juste, mais à vivre selon la justesse de cette pensée.

Saint Paul, lui-même, ne se plaignait-il pas de faire le mal qu’il détestait et de ne pas faire le bien qu’il aimait ?

Misère de l’homme ! Puisque, seuls, les héros et les saints parviennent à mettre leurs actes en harmonie avec les exigences d’une juste pensée.

Pour le plus grand nombre, au contraire, deux tendances se manifestent. La première consiste à professer, à proclamer la « vérité » et le « bien ». Même si l’on est loin d’en vivre. La seconde consiste à n’admettre pour « vérité », à n’admettre pour « bien » que ce que l’on est à peu près décidé à pratiquer ; le reste étant exclu ou récusé comme excessif.

Ainsi, dans la première attitude, et quelles que soient la misère ou la faiblesse de l’individu, ce dernier n’en continue pas moins à reconnaître, à professer (ce qui est façon d’honorer) une « vérité » et un « bien » dont il est l’indigne serviteur.

Tandis que dans la seconde tendance, pour se donner bonne conscience aux moindres frais, on n’hésite pas à réduire aux dimensions de sa paresse, ou de son impuissance, les notions de « vérité » et de « bien ». Catégorie où la moralité n’est admise qu’ajustée, ramenée au seul degré de nos appétits ou convoitises.

Ce qui, pourtant, chose curieuse, est moins âprement condamné que l’inconséquence de la première tendance. Communément taxée de « pharisaïsme ». Bien que soit évidente la sagesse de la maxime : « Nul ne se repent d’adhérer à des idées meilleures que soi ».

Inconséquence, dira-t-on !

Certes !

L’ennui est que le seul comportement conséquent est celui des héros et des saints, que l’espèce de ces derniers est très rare, et que le reste de l’humanité est surtout composé d’indignes, de pécheurs. En un mot : d’inconséquents.

Dès lors, pour ce qui nous arrête ici, le problème n’est point tant d’épiloguer sur la réalité, trop évidente, de tant d’inconséquences. Le problème est de savoir de quel côté ces inconséquences sont plus graves et dangereuses; de quel côté elles le sont moins.

Ceux qui pratiquent mal une « vérité » et un « bien » qu’ils se font quand même un point d’honneur de professer, le reproche est lancé de « pharisaïsme ».

N’est-ce pas trop vite dit ?

Certes le Pharisien est un homme qui reconnaît et professe une vérité qu’au fond il ne vit pas. Mais est-ce bien en cela que réside le pharisaïsme ? N’est-il pas plutôt dans le fait que, loin de tirer humilité de son inconséquence, loin de se sentir misérable et indigne, loin de se reconnaître pécheur, le Pharisien s’estime justifié par son apparence toute extérieure d’homme de bien, d’homme véridique ?

Mais a-t-on jamais pensé que si seuls les impeccables, les parfaits, avaient le droit de professer la « vérité » et le « bien »… nul n’en parlerait plus. Personne n’en saurait rien ! Ou si peu !

En réalité, le péché de pharisaïsme n’est point dans la contradiction inhérente à tout péché, il tient essentiellement à l’autosatisfaction du Pharisien. Car le Publicain aussi est en état de contradiction évidente. Lui aussi professe une vérité qu’il ne vit pas. Comment lui serait-il donné sans cela de se reconnaître pécheur ? Sa différence avec le Pharisien est qu’il avoue sa contradiction, qu’il s’en accuse; qu’il ne se croit pas justifié par l’apparence d’une profession toute extérieure à la vérité. Le Publicain, lui, ne cherche pas à « paraître », pour cette seule raison qu’il pense vrai et parle juste.

Alors que le Pharisien tient à sa réputation, à la considération du monde, le Publicain ne craint pas de se dire pécheur, de s’avouer « pauvre type », au regard de cette loi qu’il connaît et respecte autant, si ce n’est plus, que le Pharisien.

Telles sont les deux figures de la première tendance : celle qui consiste à professer; à reconnaître la « vérité » et le « bien ». Même si l’on est loin d’en vivre.

La seconde tendance est celle qui consiste à n’admettre pour « vrai », à n’admettre pour « bien » que ce qu’on est décidé à en garder, à en pratiquer.

Chose curieuse, ou plutôt significative, cette attitude est moins complaisamment critiquée que la précédente.

Serait-ce parce qu’une certaine cohérence paraît s’y établir entre ce qu’on pense, ce qu’on dit, et ce qu’on fait ?

Peut-être.

Mais à quel prix !

Au prix du sabordage de la vérité. Autrement dit : au lieu de tendre à s’élever soi-même à la hauteur de la plénitude morale, au lieu de reconnaître la magnificence de celle-ci, on ramène tout aux dimensions de sa faiblesse ou de ses objections.

Comportement qui est le pire.

Parce qu’il implique à la fois un péché contre l’esprit et un péché de pharisaïsme. A peine camouflés !

D’abord : péché contre l’esprit. N’en est-ce pas un en effet, que de « tripatouiller » la loi pour l’adapter à son gré ?

Péché de pharisaïsme ensuite. Car, au fond, ce que cette tendance cherche à écarter c’est l’humiliation intime et publique de cette incohérence qu’est essentiellement le péché. Et cela parce que dans cette tendance, autant et plus sans doute que dans l’autre, on recherche ce qui est le propre du pharisaïsme : la satisfaction de soi. C’est parce qu’on n’est pas assez généreux pour régler sa vie selon les vrais principes qu’on croit sauver prestige et honneur en adultérant les principes à son gré.

Anarchisme de pensée qui ne veut, qui ne cherche que la considération du monde !

Ainsi veut-on l’avortement, mais avec la bénédiction de la loi, et son remboursement par la Sécurité Sociale.

Pauvres gens qui pensent que la morale et l’impeccabilité se mesurent aux dimensions des conventions mondaines, ou que le « légal » est forcément « moral ».

Pauvres gens qui ne croient en rien, sinon à ce à quoi il est plus fou de croire : « l’honneur mondain », la peur du « qu’en dira-t-on ».

Basta !

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