Le sacrifice eucharistique

De Salve Regina

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Spiritualité de la Messe
Auteur : R. P. Emmanuel, du Mesnil Saint-Loup
Source : Articles parus dans le Bulletin de Notre-Dame de la Sainte Espérance (numéros de mars 1880 à février 1881).
Date de publication originale : 1880-1881

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen

Le sacrifice eucharistique

I. Qu’est-ce qu’un sacrifice ?

Le sacrifice est proprement un acte de religion qui consiste à détruire, au moins d’une certaine manière, une chose en l’honneur de Dieu. Il n’y a point de signe qui soit plus convenable pour exprimer le souverain domaine de Dieu sur la créature. Et, par suite, le sacrifice est l’acte par excellence du culte divin.

Le sacrifice diffère de la simple oblation, qui consiste à offrir à Dieu une chose quelconque lui appartenant. A la rigueur, l’oblation peut s’adresser à un homme, puisque Dieu lui-même a concédé à l’homme le domaine des choses extérieures. Le sacrifice, au contraire, qui atteint la chose offerte dans l’intime de son être, ne peut s’adresser qu’au Créateur et souverain Seigneur de toutes choses.

Le sacrifice extérieur, disent les saints docteurs, est le signe du sacrifice intérieur. En effet, la créature intelligente et libre doit à Dieu le sacrifice intérieur, qui est une immolation d’elle-même en regard du souverain domaine de Dieu et de ses perfections infinies. Les anges offrent perpétuellement à Dieu ce sacrifice : ou plutôt, comme dit saint Augustin, la céleste Jérusalem tout entière n’est autre chose qu’un sacrifice unique et perpétuel, offert à Dieu par Jésus-Christ. Dans l’homme, cet acte tout spirituel demande à être exprimé par un signe. De là le sacrifice proprement dit, qui est l’immolation d’une chose quelconque en l’honneur du vrai Dieu.

Mais quelle créature l’homme choisira-t-il pour l’immoler ainsi ? Nous abordons la grande question des sacrifices sanglants et non sanglants. Puissions-nous l’éclaircir aux yeux de nos lecteurs !


Des sacrifices sanglants et non sanglants

Disons d’abord que le sacrifice eût existé, même sans la faute originelle. Saint Augustin donne le nom de sacrifice à toute action destinée à nous faire entrer en une sainte société avec Dieu. C’est comme un langage mystérieux que la pauvre créature humaine parle à Dieu, et par lequel elle professe une absolue dépendance vis-à-vis de lui.

Il est aussi impossible d’imaginer l’homme entrant en relation avec Dieu sans lui offrir des sacrifices, que d’imaginer une société entre les hommes dont le langage ne serait pas le lien. L’Écriture sainte nous fait connaître assez clairement que Dieu lui-même enseigna le langage à Adam (Eccl 17). Il est certain qu’il lui apprit de même à offrir des sacrifices.

Mais quels sacrifices ? Nous pensons qu’il ne s’agissait pas encore de sacrifices sanglants. Un regard jeté sur l’économie du culte judaïque nous aidera à comprendre cette grande vérité.

Dieu avait ordonné à Moïse d’ériger deux autels : l’un à l’intérieur du tabernacle, placé devant le voile du Saint des Saints, revêtu d’un or pur, sur lequel les prêtres brûlaient des parfums ; l’autre à l’extérieur, devant le voile du tabernacle lui-même, et revêtu d’airain, sur lequel ils brûlaient des victimes immolées. Saint Grégoire-le-Grand, avec son sens profond du symbolisme, signale une grande différence entre ces deux espèces de sacrifices ; d’après lui, la crémation des parfums désigne le pur holocauste de l’amour, la crémation des victimes désigne la destruction des vices avec l’immolation d’une chair pécheresse[1]. Cela nous apprend que les sacrifices peuvent avoir un double but :

1°) exprimer l’adoration et la louange ;

2°) signifier la pénitence et l’expiation. L’Église entre dans ces grandes vues, quand elle nomme la victime eucharistique une hostie d’expiation et de louange ; hostia placationis et laudis.

Or, il est clair qu’avant le péché il n’y avait pas lieu d’offrir une hostie ou victime d’expiation, mais seulement une hostie ou sacrifice de louange. Par quel signe extérieur l’homme encore innocent eût-il exprimé ce sacrifice ? Peut-être eût-ce été par la crémation de l’encens et des parfums. En tout cas, le sacrifice sanglant n’était pas le signe qu’il convenait d’employer.

Mais, depuis le péché, il a fallu une hostie d’expiation. Dieu promulgua la grande loi énoncée par saint Paul : Point de rémission pour le péché sans l’effusion du sang (He 9, 22).

Cette loi est très profonde ; et pourtant, n’est-elle pas quelque peu accessible à notre faible raison ? Le péché est le fruit d’une délectation coupable ; la rémission suppose la souffrance allant jusqu’à l’immolation. Le péché brise le lien qui unit l’homme à Dieu ; la réparation se fait par la rupture du lien qui unit le corps à l’âme. Il faut que l’expiation ait au moins une proportion d’analogie avec la faute.

Dieu promulgua donc, après le péché, la grande loi de l’expiation par le sang ; d’Adam, elle vint à la connaissance de Noé, et, par Noé, elle fut transmise à tous les membres de la famille humaine. Tous les peuples, sans exception, se soumirent à cette loi formidable ; tous répandirent le sang pour apaiser la colère de Dieu. C’est au point qu’un trop fameux impie a dit : « De tant de religions différentes chez les anciens peuples, il n’en est aucune qui n’ait eu pour but principal les expiations : l’homme a toujours senti qu’il avait besoin de “clémence”. » Comment expliquer ce fait autrement que par un grand péché commun à toute la race humaine, en un mot, par le péché originel ?


Conditions du sacrifice

En même temps que Dieu inculquait à l’homme la grande loi des sacrifices sanglants, il lui faisait connaître les conditions requises pour qu’un sacrifice fût agréable à ses yeux. Nous énumérons ces conditions d’après saint Augustin[2].

En premier lieu, il faut un prêtre qui offre la victime, et un prêtre qui soit saint et juste ; car le prêtre est un médiateur entre Dieu et les hommes, et s’il n’était pas saint et juste, il ne pourrait pas réconcilier les hommes avec Dieu.

En second lieu, il faut que la victime soit tirée des mains de ceux pour qui elle est offerte ; en un mot qu’elle leur appartienne, et qu’elle les représente ; qu’ils aient un droit sur elle, et qu’elle puisse tenir leur place.

En troisième lieu, il faut que la victime soit sans tache et sans défaut ; autrement elle ne pourrait servir à purifier, à redresser tout ce qu’il y a de souillé et de défectueux dans ceux pour qui elle est offerte.

Il est clair que les hommes, tous pécheurs par leur naissance même, étaient impuissants à trouver parmi eux un prêtre et une victime convenables. Et toutefois, dans la manière dont non seulement les Juifs mais les idolâtres eux-mêmes ordonnaient leurs sacrifices, on voit qu’ils cherchaient à réunir et la sainteté dans le prêtre et la pureté dans la victime. Seulement cette sainteté, cette pureté étaient simplement apparentes, uniquement figuratives. Au fond, le prêtre était pécheur ; la victime était indigne de Dieu, et même indigne de l’homme, impuissante à le représenter. « Il est impossible, s’écrie saint Paul, que le sang des boucs et des taureaux efface les péchés (…) » (He 10, 4).

C’est alors, à la fin des siècles, comme dit le même saint Paul, que le propre Fils de Dieu fait homme se présenta comme victime, une seule fois, pour l’abolition du péché : Semel, in consummatione sæculorum, ad destitutionem peccati per hostiam suam apparuit (He 9, 26). En lui, toutes les conditions d’un sacrifice agréable à Dieu furent éminemment réunies. Écoutons notre grand saint Augustin :

Quel est le prêtre qui puisse égaler en sainteté le Fils unique de Dieu, lequel n’avait aucun besoin d’expier, par le sacrifice, ses propres péchés, soit originel, soit actuels ?

Quelle victime plus convenable Dieu pouvait-il recevoir de la main des hommes, que le corps même d’un homme ?

Quoi de plus propre à être immolé qu’un corps mortel ?

Quoi de plus pur, pour purifier les hommes de leurs souillures, qu’un corps conçu d’une vierge et né d’une vierge, en dehors de toute atteinte de la concupiscence ?

Enfin, quelle offrande plus agréable, plus digne d’être reçue, que le corps même de notre prêtre Jésus devenu la victime de notre sacrifice ?

Ainsi, toutes les conditions sont réunies. Et, de plus, nous avons cette merveille, que le prêtre et le sacrifice, c’est tout un. « On peut considérer, dit saint Augustin, un sacrifice à quatre points de vue : de celui à qui il est offert, de celui qui l’offre, de la chose offerte, de ceux pour qui elle est offerte. Or, dans le sacrifice pacifique par lequel il nous réconcilie avec Dieu, Jésus, notre unique et vrai médiateur, demeure une même chose avec son Père, auquel il l’offre ; il réunit en lui-même ceux pour qui il l’offre ; enfin, il est en même temps et le prêtre qui offre et la victime qui est offerte. » De la sorte, la réconciliation est complète ; elle est aussi intime que possible. Le médiateur, à la fois prêtre et victime, fait tomber toutes les barrières ; et possédant les deux natures, divine et humaine, il réconcilie d’emblée les hommes avec Dieu.

Voilà le modèle parfait du sacrifice, ou plutôt le seul sacrifice digne de Dieu ; c’est celui de Notre Seigneur.

Avant sa venue, les peuples anciens cherchaient à représenter son immolation. Chez les Juifs, la figure du vrai sacrifice était parfaite, puisque Dieu lui-même l’avait ordonnée et réglée. Chez les pauvres païens, elle était moins reconnaissable ; et, pourtant, nous verrons qu’eux aussi, quand ils offraient des sacrifices, observaient des rites mystérieux dont ils ne comprenaient pas la signification, mais qui, au fond, tendaient à Notre Seigneur.


II. Les sacrifices dans l’Antiquité

Il nous sera bon d’examiner comment les anciens peuples offraient ces sacrifices sanglants, qui répugneraient invinciblement à la raison de l’homme, s’ils ne lui étaient imposés par une justice supérieure. Dans les rites presque unanimement suivis, nous trouverons un ensemble de symboles que l’homme n’aurait jamais inventés, et que le sacrifice de la croix peut seul éclaircir.

Tertullien appelle le diable le faussaire de ce monde, interpolator hujus saeculi. Considérant le monde comme un merveilleux poème que Dieu ne cesse d’écrire à sa louange, il voit le diable attaché à corrompre le texte divin. Mais sous le travail du faussaire, on retrouve le texte original, qui a pour lui la priorité du temps. De là ce fameux adage du même Tertullien : Hoc verum, quod prius. Le vrai, c’est ce qui a pour soi l’Antiquité.

Cet adage se vérifie dans les rites religieux des anciens peuples : sous des pratiques idolâtriques ou superstitieuses, on retrouve des cérémonies d’une signification très profonde. Mais il y eut un peuple, à savoir le peuple juif, chez lequel Dieu ne permit pas que diable fît son œuvre de faussaire ; là, nous admirons tout un ordre de sacrifices purement et entièrement figuratifs ; et les enseignements qui en ressortent nous sont une lumière pour comprendre toute l’Antiquité.


Préparation des sacrifices

Nous avons montré que les sacrifices, pour être agréés de Dieu, supposent un prêtre saint et une victime sans défaut.

Les anciens, et tout particulièrement les Juifs, cherchaient à exprimer la sainteté dans un prêtre :

1°) en prenant un homme qui n’ait aucun défaut corporel ;

2°) en le soumettant à des ablutions et à des onctions par lesquelles il était initié au sacerdoce, séparé du commun des hommes ;

3°) en lui imposant d’épouser une vierge et de garder la continence, quand il devait exercer les fonctions sacrées.

Ces pratiques d’ablutions et de continence étaient observées même chez les païens. Voici comment un poète fort peu chaste décrit la préparation à un sacrifice : « En ce jour sacré, que la terre se repose, et le laboureur aussi ; que le soc retourné des charrues marque la cessation du travail ! Déliez les jougs des bœufs ; aujourd’hui ils restent, la tête couronnée de festons, près de leurs crèches remplies. Qu’on ne s’occupe que pour Dieu ; qu’aucune femme n’ose porter la main à ses fuseaux ! Mais vous surtout, loin d’ici, loin des autels, ô vous qui avez enfreint la loi de la continence ! La divinité se plaît à ce qui est chaste ! »

Si le prêtre doit être saint, la victime doit être pure et sans défaut ; saint Augustin ajoute qu’elle doit être tirée des mains de ceux-là mêmes pour qui elle est offerte, et de nature à pouvoir tenir leur place.

Les anciens, pour se rapprocher du type éternel d’un vrai et parfait sacrifice, prenaient généralement pour victimes les animaux domestiques les plus précieux à l’homme, comme le bœuf, la chèvre et l’agneau. Il y avait une catégorie d’animaux impurs qu’ils écartaient. Ils voulaient que l’animal fût dans la force de la jeunesse, sans tache ni défaut. C’est un des reproches que Dieu fait aux Juifs, qu’ils ne craignaient pas d’apporter sur les autels des animaux de rebut (Ml 1).

Chez les Romains, la victime était présentée aux prêtres, qui l’examinaient soigneusement. Ils la voulaient blanche comme la neige. La victime, une fois choisie, optata, était enguirlandée et couronnée. « Les sacrificateurs, dit Lucien, couronnent l’animal, après l’avoir longtemps examiné et reconnu comme parfait, ne voulant rien immoler qui ne soit digne de la divinité ; puis ils conduisent la victime à l’autel. »

Ces derniers mots sont à remarquer. Il fallait que la victime y vînt de bon gré ! Elle était liée ; d’où vient le nom de victime, vincta. Et toutefois on n’usait pas de contrainte pour l’amener. « Les victimes, dit Cicéron, étaient conduites, et non pas traînées : ducebantur, non trahebantur victimae. » – « On a observé, dit Macrobe, que les sacrificateurs renvoyaient l’hostie, lorsqu’elle avait fait une forte résistance à l’autel ; si, au contraire, elle se présentait sans contrainte, ils la jugeaient agréable à la divinité. »

La victime ainsi amenée au lieu du sacrifice, il fallait qu’elle représentât ceux qui l’offraient. Aussi venaient-ils lui imposer les mains. Par cette cérémonie mystérieuse, ils la chargeaient de leurs péchés, ils la substituaient en leur place, ils la députaient vers Dieu. « Alors, dit le Lévitique, la victime devenait agréable à Dieu, et servait à l’expiation des péchés de celui qui l’offrait » (Lv 1, 4). Ce rite était généralement employé, même chez les païens. Il paraît que, encore aujourd’hui, dans les Indes, quand une famille offre un sacrifice, tous ses membres, jusqu’aux petits enfants, viennent successivement faire l’imposition des mains sur la tête de la victime.

Quand Dieu choisit la tribu de Lévi pour la destiner au ministère des autels, il se passa une cérémonie des plus émouvantes. Moïse fit approcher les lévites du tabernacle de l’alliance, au milieu de l’assemblée des enfants d’Israël ; alors ceux-ci imposèrent les mains sur leur tête ; et Aaron offrit les lévites comme un présent que les enfants d’Israël faisaient au Seigneur, afin qu’ils fussent consacrés à son service. Puis les lévites à leur tour imposèrent les mains sur des bœufs destinés à être offerts, soit en holocauste, soit en sacrifice pour le péché (Nb 8). Ainsi les lévites étaient la victime du peuple ; et eux-mêmes transportaient leur rôle de victime sur des animaux sans raison. Ces prêtres-victimes étaient une image bien frappante de l’Homme-Dieu ; mais des animaux sans raison n’étaient pas une victime digne de Dieu, ni même de l’homme.

Il faut en effet toujours revenir au mot de saint Paul : « Il est impossible que le sang des boucs et des taureaux efface les péchés. » L’homme avait beau choisir pour tenir sa place les animaux même dont il se nourrit, il fallait un homme qui répondît pour l’homme. L’humanité le sentait bien ; les malheureux idolâtres, poussés par un instinct diabolique, n’hésitaient pas à immoler des victimes humaines. Mais leur sang faisait horreur à Dieu, bien loin de l’apaiser.

Nous avons assisté à la préparation des sacrifices ; suivons-en les rites mystérieux.


Cérémonies des sacrifices

Pour bien comprendre les cérémonies des sacrifices, il faut savoir que les Juifs avaient trois sortes de sacrifices sanglants : l’holocauste, qui était tout entier consumé en l’honneur de Dieu ; le sacrifice de péché ou de culpabilité, dont une partie était consumée, l’autre mangée par les prêtres ; le sacrifice pacifique, dont une partie était brûlée, l’autre mangée par les prêtres, la troisième mangée par ceux qui offraient la victime.

Les holocaustes et les hosties pacifiques étaient toujours accompagnés d’offrandes et de libations ; c’est-à-dire qu’on offrait avec la victime de la fleur de farine, du sel, de l’huile, de l’encens et du vin. L’huile était versée sur la farine qui formait ainsi une pâte qu’on assaisonnait de sel ; et le prêtre en brûlait une poignée sur l’autel avec l’encens. Quant au vin, l’historien Josèphe nous apprend qu’il était versé autour de l’autel. C’étaient là comme les préludes du sacrifice. L’idée qui y présidait, c’est qu’il fallait offrir à Dieu un repas complet, où entrassent le pain et le vin.

Les païens, et notamment les Romains, avaient des cérémonies semblables. Ils commençaient par verser du vin entre les cornes de la victime, ce qu’ils nommaient libation. Saint Paul fait allusion à cet usage, quand il dit : « Je suis comme la victime qui a reçu la libation, ego jam delibor. » Puis ils répandaient également sur la tête de la victime des miettes d’une pâte salée, nommée mola. Pline dit à ce sujet : « Le sel jouit d’une grande faveur dans les sacrifices, puisqu’aucun n’est consommé sans l’aspersion d’une pâte salée. » L’Écriture avait dit avant lui : « Que toute victime soit assaisonnée de sel ! » Cette dernière cérémonie se nommait l’immolation ; et, comme on égorgeait la victime immédiatement après, l’égorgement lui-même s’appela immolation.

La victime était donc égorgée. Ici se présente un rite universel, c’est que le sang était répandu en l’honneur de Dieu autour de l’autel. Quelquefois, dans les sacrifices très solennels, il y avait aspersion du peuple avec le sang ; ce que saint Paul relève magnifiquement pour s’écrier : « Point de rémission pour le péché sans l’effusion du sang ! »

Après l’égorgement de la victime, les prêtres la partageaient, à moins qu’elle ne dût être consumée tout entière. Ils réservaient pour le feu de l’autel la graisse et les parties les plus délicates ; ce que le feu consumait, Dieu, qui est, dit l’Écriture, un feu consumant, était censé l’agréer en odeur de suavité. Quant au reste de la victime, il appartenait soit aux prêtres seuls, soit aux prêtres et à ceux qui offraient le sacrifice ; en ce cas, les prêtres gardaient pour eux, chez les Juifs, la poitrine et l’épaule droite.

Cette poitrine et cette épaule servaient à des cérémonies mystérieuses, que l’on appelait l’élévation et l’agitation. L’élévation consistait à élever l’hostie pour l’offrir à Dieu, l’agitation à la remuer successivement du côté des quatre points cardinaux, ce qui équivalait à tracer une croix. On voulait, par l’élévation, obtenir les regards de Dieu sur la victime, et, par l’agitation, répandre pour ainsi dire aux quatre coins du monde sa vertu expiatrice. Quand Moïse offrit au Seigneur les lévites comme victimes, ils furent soumis à la cérémonie de l’agitation, qui consista sans doute à leur faire exécuter autour du tabernacle certains mouvements en forme de croix. Nous ne savons si les païens connaissaient ce rite mystérieux. Il est certain qu’ils attachaient une vertu à la croix, puisque l’un d’eux a dit « que la vertu de Dieu se répandrait sur le monde en forme de croix ».

La cérémonie qui, dans les sacrifices romains, correspondait à l’élévation et à l’agitation, se nommait reddition ; elle consistait à offrir à la divinité les entrailles de la victime, qu’on avait soigneusement examinées.

Après ces rites, le sacrifice était complet. Les Romains avaient alors ce qu’ils nommaient la litation, qui correspond exactement à notre ite missa est. Les sacrificateurs s’étant lavé les mains, l’un d’eux criait à haute voix : « Vous pouvez sortir du temple, ire licet ex templo. »

C’était bien fini pour le temple. Mais quand la victime n’avait pas été consumée tout entière, les prêtres en mangeaient les restes ; et, dans certains sacrifices, comme dans les sacrifices pacifiques des Juifs, ceux qui offraient le sacrifice avaient leur portion qu’ils devaient manger dans un bref délai. Quelquefois, surtout chez les païens, c’était dans les lieux mêmes consacrés à la divinité, temples ou bois sacrés, que se faisaient ces repas. Mais hélas ! on pense bien que les règles de la modestie n’y étaient pas scrupuleusement gardées. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins acquis que pour les anciens peuples, la manducation de la victime était le complément et comme le dernier acte du sacrifice.


III. Le sacrifice de la croix

Nous allons étudier maintenant le sacrifice de la croix, qui est la clef de tous les anciens sacrifices. Les rites mystérieux que nous y avons observés nous apparaîtront dans toute leur raison d’être, quand nous les verrons se reproduire en Notre Seigneur.

Le sacrifice de la croix avait été prophétisé par Isaïe avec une incomparable magnificence ; nous le connaissons par l’Évangile dans toutes ses circonstances. Interrogeons successivement la prophétie et l’Évangile.


La prophétie

Isaïe jette les yeux sur le Messie promis. Dieu lui en manifeste rapidement les grandeurs : « Mon serviteur, dit-il, sera rempli de sagesse ; il sera élevé, exalté ; il montera au plus haut comble de la gloire[3]. »

Puis, tout à coup, la scène change : au lieu du comble de la gloire, c’est le comble de l’humiliation. « De même que beaucoup s’extasieront sur lui, de même il paraîtra sans gloire au milieu des hommes, jusque-là qu’il n’aura même plus l’apparence d’un homme. »

Après ce double regard, le prophète voit en esprit le fruit des humiliations du Messie, qui est la conversion des Gentils. Il répandra son sang sur toutes les nations en forme d’aspersion expiatoire. « Il arrosera (de son sang) beaucoup de nations ; les rois en sa présence mettront la main sur leur bouche ; car ceux à qui il n’avait pas été annoncé le verront, et ceux qui n’avaient pas entendu parler de lui le contempleront. »

Voilà comme le prélude de la prophétie, dans lequel Dieu parle et instruit le prophète. Maintenant, c’est le prophète qui va parler, et dérouler à nos yeux les mystères que Dieu lui révèle. Il commence par s’étonner lui-même de ce qu’il doit annoncer. « Seigneur, dit-il, qui croira notre parole ? A qui se fera connaître le bras du Seigneur ? » Puis il décrit le Messie dans ses ineffables abaissements. « Il s’élèvera devant Dieu comme un arbrisseau, comme un rejeton qui sort d’un sol aride. Il n’a ni grâce, ni beauté ; nous l’avons vu, et son aspect n’avait rien qui le rendît désirable. C’était un homme méprisé, le dernier des hommes, un homme de douleurs, à qui la souffrance est familière ; son visage était voilé et méprisable, et nous l’avons tenu pour rien. »

Tel est le Messie : mais quelle est la raison de cet état d’humiliation ? Ah ! c’est qu’il est victime, victime de Dieu pour les péchés du monde. « Il a vraiment porté nos langueurs, et assumé sur lui toutes nos douleurs ; et nous l’avons regardé comme un lépreux, comme la propre victime de Dieu, tant il était humilié ! Oui, il a été blessé pour nos iniquités, brisé pour nos crimes ; le châtiment qui nous a procuré la paix est tombé sur lui, ses meurtrissures ont été notre guérison. Nous avons tous erré comme des brebis, chacun s’égarant dans sa voie ; et Dieu a fait revenir sur lui l’iniquité de nous tous. »

Étant victime, le Messie remplit toutes les conditions d’une victime : son sacrifice est spontané, volontaire. « Il s’est offert, parce qu’il l’a voulu ; il a été conduit à la mort comme une brebis ; ainsi qu’un agneau devant celui qui le tond, il a gardé le silence, et n’a pas ouvert la bouche. »

Le terme de son sacrifice, comme de tout sacrifice, est la mort. « Il a été enlevé des mains violentes de ceux qui l’ont jugé : qui pourra décrire la suite de sa vie ? Il a été retranché de la terre des vivants ; je l’ai frappé (dit le Seigneur) pour les crimes de mon peuple. Sa sépulture a été donnée à la garde des impies, son monument a été fourni par le riche. »

Et tout cela lui est arrivé « bien qu’il n’ait jamais commis l’iniquité, et que sa bouche n’ait jamais proféré une parole trompeuse ».

Voilà le grand mot du mystère : la victime est pleinement innocente. Aussi les fruits du sacrifice sont-ils immenses, et comme infinis. « Le Seigneur a voulu le briser dans son état d’humiliation. Mais s’il offre ainsi sa vie en sacrifice pour le péché, il verra sa postérité se perpétuer, et la volonté du Seigneur s’accomplira par ses mains. Pour les souffrances que son âme a endurées, il verra, il sera rassasié. Mon serviteur qui est juste (dit le Seigneur) justifiera par sa doctrine beaucoup d’âmes, dont il aura porté les iniquités. Je lui en donnerai beaucoup en héritage, il partagera les dépouilles des forts, pour avoir livré son âme à la mort, pour avoir été compté parmi les scélérats, pour avoir porté les péchés d’un grand nombre et intercédé pour les pécheurs. »

Telle est, dans toute son étendue, la magnifique prophétie d’Isaïe. C’est assurément en raison de cette peinture des souffrances du Messie, que saint Jérôme a pu dire : « Isaïe n’a pas tant écrit une prophétie qu’un Évangile. » Toutefois, après avoir suivi cette prophétie évangélique, il ne sera pas superflu de suivre l’Évangile lui-même.


L’Évangile

S’il est vrai de dire que la Sagesse divine paraît en toutes choses, remplit toutes choses, contient toutes choses, dispose toutes choses d’une manière ineffable, il est hors de doute qu’elle a paru excellemment dans la passion de Notre Seigneur, et qu’elle en a disposé de telle manière les moindres circonstances, que tout y est d’un prix infini.

Notre Seigneur acceptait le rôle de victime ; il en remplit toutes les conditions. Des circonstances de sa passion, en apparence peu considérables, sont en réalité l’accomplissement de rites mystérieux qui accompagnaient les sacrifices.

Notre Seigneur, comme on le sait, entra dans Jérusalem le cinquième jour avant sa passion. Or, c’est en ce jour même que l’agneau pascal était choisi et mis en réserve dans chaque famille (Ex 12, 3). Notre Seigneur se présentait donc comme étant le véritable Agneau de Dieu. Il fut reçu aux applaudissements du peuple, qui porta des rameaux devant lui, et étendit des vêtements sous ses pas. C’est ainsi que les victimes étaient ornées de festons, et amenées aux applaudissements du peuple.

Dans ces mêmes jours, Notre Seigneur reçut une onction mystérieuse des mains de Marie-Madeleine. Lui-même la caractérisa en disant : « En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour ma sépulture » (Mt 26, 12).

Le jeudi soir, après avoir mangé l’agneau pascal qui était la figure de son sacrifice, Notre Seigneur se dirigea lui-même au Jardin des Oliviers, où il devait être saisi. Après sa douloureuse agonie, il se releva, fortifié par un ange, et dit à ses apôtres : « Levez-vous, allons, celui qui me trahira est proche d’ici » (Mt 26, 46). Et il se présenta de lui-même aux soldats. On reconnaît ici la victime qui devait se présenter sans contrainte ; on reconnaît celui qui s’offrit parce qu’il le voulut. Et ce qu’il voulait ainsi, c’était l’accomplissement des décrets éternels.

Toutefois, il fallait qu’il fût lié, pour être vraiment victime. Aussi, après plusieurs épisodes qui montrèrent combien son sacrifice était spontané, « la cohorte, le tribun et les ministres des Juifs saisirent Jésus et le lièrent (Jn 18, 12) ». Il fut ainsi conduit comme l’agneau qui n’ouvre point la bouche.

Tout aussitôt, il fut présenté aux prêtres, à Anne, puis à Caïphe. C’était aux prêtres, avons-nous dit, à examiner la victime. On sait à quel examen fut soumis Notre Seigneur. « Caïphe, dit saint Jean, était celui qui avait donné aux Juifs le conseil, qu’il était expédient qu’un homme mourût pour le peuple » (Jn 18, 14). Parlant ainsi par un instinct prophétique, il avait sans le vouloir, désigné Notre Seigneur comme étant la victime universelle. Il l’examina donc et l’interrogea. Mais les évangélistes nous disent qu’ils ne purent rien trouver contre lui, parce que les faux témoignages qu’on invoquait ne s’accordaient pas. La victime était donc pure et sans défaut, parfaitement innocente. Pilate même devait le reconnaître authentiquement, et le proclama à plusieurs reprises : « Je ne trouve en lui rien à reprendre, ego nullam invenio in eo causam » (Jn 18, 38).

Toutefois, Pilate fit cruellement flageller Notre Seigneur. La sainte et adorable victime fut ainsi arrosée de son propre sang, comme l’étaient les victimes d’eau lustrale et de vin.

Elle fut ensuite cruellement couronnée. Dérision effrayante ! Il fallait que toute victime fût couronnée ; Notre Seigneur le fut, mais d’épines, mais par la main des soldats.

Nous arrêterons-nous à ces cris blasphématoires des Juifs : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » (Mt 27, 25) Les Juifs voulaient recevoir l’aspersion du sang de la victime. Hélas ! par leur faute, ce sang retomba sur eux en vengeances, tandis qu’il retombait en bénédictions sur toutes les nations de la terre.

Après son jugement, après tous ces préludes d’immolation, Notre Seigneur fut conduit hors de la ville ; il en sortit, portant lui-même sa croix. Saint Paul traite avec complaisance ce mystère. Autrefois, les animaux immolés pour le péché, et dont le sang était porté par le pontife dans le Saint des Saints, étaient brûlés hors du camp des Hébreux. C’est ainsi que Jésus, voulant sanctifier le peuple par son sang, souffrit en dehors des portes (He 13, 11, 12). S’il avait souffert dans l’enceinte même de Jérusalem, il aurait paru ne souffrir que pour le peuple juif. Souffrant hors des portes, il montra qu’il était la victime vraiment universelle.

Suivons-le hors des portes, comme dit saint Paul, allons sur le Calvaire. Là, il est cloué à la croix, qui est ensuite dressée vers le ciel. Ainsi suspendu, il nous apparaît comme le médiateur entre le ciel et la terre, entre Dieu et les hommes. La croix elle-même, par ses quatre branches, désigne l’extension de son sacrifice au monde entier. Nos lecteurs se rappellent ce que nous avons dit des mystérieuses cérémonies de l’élévation et de l’agitation.

Enfin, après trois heures d’agonie, ayant prié pour les pécheurs, bu le vin mêlé de fiel, annoncé la consommation des prophéties, Notre Seigneur expira, spontanément et librement, comme il s’était présenté à la mort. Il montra, par le grand cri qu’il poussa en expirant, avec quelle puissance il remettait son âme entre les mains de son Père. En ce moment, le ciel fut réconcilié avec la terre, les figures prirent fin, tout fut en effet consommé.

Il ne fallait pas que le corps de l’adorable victime fût brisé. Elle devait rester en son intégrité, comme étant le véritable agneau pascal dont il avait été dit : vous ne briserez pas un seul de ses os ! Toutefois, la lance du soldat vint, pour ainsi dire, interroger les entrailles de Notre Seigneur, et tirer de son cœur de l’eau et du sang. Il se fait alors une dernière aspersion plus mystérieuse que les autres, la victime étant morte, le sacrifice consommé et accepté, la dette payée, Dieu réconcilié avec les hommes. Elle intervint comme gage de la réconciliation opérée, de la paix conclue, de l’amour de Jésus qui survivait à la mort.

La mort est le terme du sacrifice ; elle fut le terme des humiliations de Notre Seigneur. Sa sépulture, bien que gardée par les impies, fut honorable et glorieuse : cela devait être, cela convenait à son état de victime innocente. Si le corps du Sauveur du monde eût reçu une sépulture ignominieuse, il aurait semblé que la colère du Père céleste n’était pas apaisée. Il fut donc enseveli par des mains pieuses, dans le monument du riche, dans un jardin, et littéralement plongé dans un bain d’aromates. On connaît le reste. La mort ne put retenir la vie captive ; Notre Seigneur sortit du tombeau le troisième jour, nous initiant tous à une vie immortelle. Après quarante jours, il s’éleva de terre et pénétra dans les cieux, par la vertu de son propre sang, comme autrefois le pontife entrait dans le Saint des Saints en portant dans ses mains le sang des victimes figuratives. Alors, dit saint Paul, la rédemption éternelle était un fait acquis : aeterna redemptione inventa.


IV. L’autel

En mourant sur la croix, en offrant à son Père, avec une suprême obéissance et une inestimable charité, sa vie qui empruntait à sa qualité de Fils de Dieu un prix infini, Notre Seigneur consomma l’œuvre de la rédemption du genre humain. Il monta au ciel, afin de continuer son oblation, en présentant à son Père son corps très pur orné des plaies par lesquelles, comme dit saint Ambroise, il avait acheté notre liberté. Mais, avant de quitter la terre, il voulut dresser un autel, où ce même corps fût mystiquement immolé et réellement offert par la main des hommes. Comme Dieu le Père l’avait déclaré avec serment, prêtre suivant l’ordre de Melchisédech, il prit, comme ce mystérieux personnage, le pain et le vin entre ses mains divines, et les changea par une parole toute-puissante en son corps et en son sang. Puis il communiqua aux apôtres sa dignité sacerdotale, en leur disant : faites ceci en mémoire de moi ! Il les constitua eux aussi prêtres suivant l’ordre de Melchisédech, les chargeant, eux et leurs successeurs, d’offrir le pain et le vin du sacrifice nouveau. Ainsi fut dressé par les mains du Verbe incarné, au milieu de l’Église, un autel, qui est tout ensemble le centre de tout le culte divin et le foyer permanent de la rédemption du genre humain.


L’autel, centre du culte divin

Nous avons un autel, s’écrie saint Paul, habemus altare ! (He 13, 10). Ce cri est sur ses lèvres comme un chant de triomphe. Avoir un autel est, en effet, un inestimable bienfait de Dieu.

La nature de l’homme exige, nous dit le concile de Trente, qu’il y ait un sacrifice visible comme centre de toute la religion. Il n’est aucun peuple dans l’Antiquité qui n’ait eu ses autels ; car les anciens peuples avaient tous une religion positive, débris des croyances primitives, qui portait encore dans ses formes extérieures le cachet du surnaturel. Mais il est très remarquable que les cultes qui se sont mis en opposition directe avec le catholicisme, n’ont pas d’autel ; ce qui est une marque évidente que le surnaturel en est absent.

Ainsi les Juifs n’ont-ils plus d’autel, comme l’avait prédit le prophète Osée. La religion juive, comme préparation au christianisme, avait une origine divine ; Jésus-Christ étant venu, elle devait se transformer. Quand les malheureux Juifs rejetèrent celui qui était la pierre angulaire, ils voulurent conserver les formes mosaïques ; mais il ne leur resta qu’un vain simulacre de culte, dépouillé de tout élément surnaturel ; ils n’ont pas d’autel.

Les mahométans n’en ont pas davantage. Le mahométisme est essentiellement une puissance antichrétienne ; il repose sur une négation ; il a le sabre comme appareil du culte, il n’a pas l’autel, pivot de toute religion positive.

Le protestantisme, qui est une négation de la vérité révélée, a eu pour premier effet de renverser l’autel, de supprimer le sacrifice ; enfant de la raison révoltée contre la foi, il a procédé logiquement en effaçant du culte le surnaturel. Aujourd’hui les ritualistes anglais, qui se rapprochent de l’Église catholique, ont pour devise de relever les autels.

Après ce regard jeté sur le monde, nous comprenons le cri de saint Paul : Nous avons un autel, habemus altare ! Cri de reconnaissance, de joie, de profonde exultation en Dieu, de ce que, par l’institution d’un autel, il a voulu contracter une alliance permanente avec les hommes et fixer sa demeure au milieu d’eux ! Voyez comment tout l’ensemble de la religion s’harmonise autour de l’autel !

Nous avons un autel ! ce qui suppose un sacrifice, une victime qui résume en elle toute la prière tout l’amour, toute l’adoration des créatures. Par suite nous avons un sacerdoce ; car tout sacrifice demande qu’il y ait des prêtres, spécialement appelés de Dieu, qui aient pouvoir pour l’offrir. Par suite, nous avons des sacrements : car, en tant que signes sacrés, ils se rattachent au sacrifice comme au signe essentiel du culte ; en tant que sceaux de la grâce, ils disposent les hommes à y participer. Par suite, nous avons une loi, une discipline religieuse qui nous est propre : toutes nos fêtes, toutes nos pratiques de dévotion, tout le culte extérieur en un mot, affranchi des observances mosaïques, mis en rapport avec l’esprit de liberté de la nouvelle Alliance, puise sa raison d’être et sa vertu dans les mystères qui s’accomplissent à l’autel.

On le voit clairement, l’autel est bien vraiment le centre, le pivot du culte divin dans sa forme extérieure, en même temps qu’il est au milieu du monde l’affirmation permanente du surnaturel. Mais si nous passons de l’extérieur à l’intérieur, le spectacle est incomparablement plus ravissant. Jésus immolé sur nos autels, Jésus présent dans nos tabernacles nous apparaît comme un foyer permanent de lumière et d’amour qui communique perpétuellement à toute l’Église l’esprit de sainteté.


L’autel, foyer de la rédemption

Dans un des dimanches après la Pentecôte, l’Église met sur les lèvres du prêtre cette prière : « Accordez-nous, Seigneur, d’assister assidûment et dignement à ces mystères : parce que, chaque fois que se célèbre la mémoire de la victime que voici, l’œuvre de notre rédemption s’accomplit. » Ainsi l’œuvre de la rédemption se poursuit-elle à travers les âges par la perpétuité du sacrifice de la messe.

Avant l’incarnation, l’œuvre de la rédemption s’accomplissait par la foi, aidée par certains signes visibles : c’est par elle que les patriarches et les prophètes communiaient d’avance aux souffrances futures de Notre Seigneur. Mais, depuis l’incarnation, tout est transformé : il y a encore des signes, mais sous les signes se cache la réalité même des choses signifiées. Ainsi, sous le pain et le vin se cachent le corps et le sang de Notre Seigneur. De la sorte, nous ne sommes pas simplement éclairés et échauffés à distance, comme les anciens pères, nous possédons réellement dans nos mains le foyer de toute lumière divine, de toute vie surnaturelle. Ce foyer ne s’est pas retiré du monde par l’ascension ; il demeure allumé au milieu des hommes, pour leur communiquer la vertu sanctifiante amassée par le sacrifice de la croix.

Ce sacrifice contient en effet une vertu assez puissante pour sanctifier un nombre infini de créatures, mais il faut qu’il soit appliqué aux hommes pour porter ses fruits. Or, Dieu a choisi un mode de communication qui est comme un prolongement de l’incarnation. L’amour du Fils de Dieu pour les hommes, dit à ce sujet Bossuet, se soutient partout de la même force. Le même Jésus qui a sauvé le genre humain sur le Calvaire, veut maintenant sauver en personne chaque homme pris individuellement. Il semble dire à chacun de nous : en me donnant à toi dans l’eucharistie, je te prouve irrécusablement que j’aurais consenti à mourir pour toi seul.

Celui qui contemplerait le mystère de nos autels avec ces yeux illuminés du cœur dont parle l’apôtre, serait sans doute ravi hors de lui-même. Il verrait un fleuve de grâces jaillir continuellement de ce trône de l’agneau sans tache, et apporter aux infidèles la grâce de la foi, aux pécheurs la grâce de la pénitence, aux justes la grâce de la persévérance. Il verrait Jésus entretenir dans les âmes qui communient bien une vive flamme de prière, d’adoration et d’amour qui les maintient en une étroite communion entre elles et avec lui. Et il comprendrait comment l’autel, comment le tabernacle est le foyer de la rédemption des hommes.

Ce foyer restera allumé jusqu’à la consommation des âges. L’Antéchrist lui-même ne parviendra pas à l’éteindre, malgré toute sa rage ; et les élus des derniers temps y puiseront une force invincible pour lui résister. Telle est la grande consolation des enfants de Dieu. « Je suis avec vous, dit Notre Seigneur, jusqu’à la consommation des siècles. » Oui, Seigneur Jésus, demeurez avec nous, car il se fait nuit. Mane nobiscum, Domine, quoniam advesperascit.


V. La sainte messe

En entreprenant de parler ici de la sainte messe, nous n’avons pas l’intention de refaire l’étude liturgique qui a paru sur le même sujet dans la première année du Bulletin. Nous voulons seulement présenter à nos lecteurs quelques observations, leur suggérer quelques réflexions sur les différentes cérémonies qui composent, par leur succession, l’acte intégral du sacrifice.


Le prêtre

Avant toutes choses il importe de bien considérer l’office du prêtre qui offre le saint sacrifice. Il l’offre, dirons-nous, à un double titre : comme représentant de Notre Seigneur, comme délégué du peuple chrétien.

1°) Le prêtre représente Notre Seigneur ; ce que Notre Seigneur a fait sur la croix, il le renouvelle sur l’autel.

Notre Seigneur sur la croix s’est offert à son Père, nous dit saint Paul, en odeur de suavité. Il ne faudrait pas croire que l’office du prêtre consiste à donner aux victimes le coup de la mort. Nous voyons dans l’Antiquité que les victimes étaient ordinairement égorgées par des ministres subalternes, et même, chez les Juifs, par des lévites expressément privés de l’honneur du sacerdoce (Ez 44, 11). L’office du prêtre consiste essentiellement à offrir à Dieu le sang et la chair des victimes immolées (Ez 44, 15). Cet office, Notre Seigneur le remplit sur la croix, comme souverain pontife, en s’offrant lui-même, et le prêtre le remplit à l’autel, comme son représentant, en offrant son très saint corps, son sang très précieux.

2°) Le prêtre est délégué du peuple chrétien. Il ne se sépare jamais de lui ; il entre en certains moments en communion expresse avec lui par le Dominus vobiscum, qu’il dit le plus souvent tourné vers lui ; immédiatement avant la consécration, immédiatement après, il proteste qu’il est uni à toute la famille de Dieu, à son peuple saint.

Un auteur du siècle dernier a fait remarquer très justement que, Notre Seigneur étant la victime des hommes, il convenait qu’il fût remis entre les mains des hommes pour être offert à Dieu par leurs mains. C’est une règle en effet que ceux qui offrent à Dieu une victime, la présentent eux-mêmes, en la chargeant de leurs péchés et de leurs vœux. Or, sur la croix, Notre Seigneur était immolé par des mains mercenaires, auxquelles il avait été livré par les Juifs. Il était seul à s’offrir lui-même. Il n’y avait pas de présentation de la victime par les hommes pécheurs pour lesquels elle était offerte. Dans la sainte messe au contraire, le prêtre, représentant les hommes auprès de Dieu, offre à Dieu, au nom de l’humanité, la victime immolée pour tous les hommes.

Tel est le double caractère du prêtre montant à l’autel. Les fidèles qui le contemplent doivent se dire : voilà Notre Seigneur ! puis ajouter : nous voilà nous-mêmes ! Dans le prêtre s’embrassent et s’identifient Notre Seigneur et le peuple chrétien : Notre Seigneur s’offrant lui-même ; le peuple chrétien offrant à Dieu l’adorable victime que Dieu lui a donnée.

Il suit de là que le peuple chrétien doit s’unir au prêtre pour offrir par ses mains et avec lui le saint sacrifice. L’auteur que nous citions précédemment fait observer que, durant l’immolation du Calvaire, la sainte Vierge, comprenant seule toute l’étendue du mystère qui s’accomplissait, y prenait seule une part effective. Les autres assistants, même saint Jean, n’en avaient pas alors une claire intelligence. A la sainte messe au contraire, il faut que les assistants comprennent le mystère et s’y unissent. De la sorte, il se fait un seul et même sacrifice de Notre Seigneur et de ses fidèles, du chef et des membres ; et ce sacrifice se confond avec le sacrifice du ciel, qui résume autour de Notre Seigneur, dans une commune adoration toute l’armée innombrable des anges et des saints ; et Dieu se trouve glorifié sur la terre comme il l’est dans les hauteurs des cieux.


Le baisement de l’autel et les encensements

Après quelques prières préliminaires qui sont d’institution récente, le prêtre monte à l’autel, et commence par en baiser la pierre. Cette action, qu’il renouvelle six fois durant la messe, est très digne d’attention.

Par ce baiser, le prêtre se met en communion avec les reliques des martyrs et des saints placées sous la pierre de l’autel, et surtout avec Notre Seigneur que cette pierre représente.

Saint Jean, dans son Apocalypse, vit le ciel ouvert, et au milieu du ciel un autel, et sous l’autel les âmes des martyrs. Par cet autel les interprètes entendent l’humanité glorifiée du Fils de Dieu. De même dans nos églises, il y a un autel, et sous cet autel, les reliques des martyrs ; et cet autel représente Notre Seigneur. Altare Christus est, s’écrie la grande voix de la liturgie ; l’autel, c’est Jésus-Christ[4].

Conformément à cette notion fondamentale, l’Église n’épargne rien pour marquer les autels des propres caractères de Notre Seigneur. Elle veut qu’ils soient en pierre, ou du moins qu’il y ait au milieu une pierre consacrée, parce que Notre Seigneur s’est appelé lui-même la pierre angulaire. Dans la pierre de l’autel, elle grave cinq croix, une au milieu, quatre aux extrémités, en mémoire des cinq plaies du Sauveur. Enfin, elle baptise les autels, les couvre d’onctions, y allume de l’encens pour les consacrer. Elle les traite en un mot comme la personne même de son divin époux. Altare Christus est.

Elle va même plus loin. Avec sa merveilleuse puissance d’idéaliser toutes choses, elle voit dans les nappes d’autel, dans les corporaux, une image des fidèles qui forment le précieux vêtement de Jésus, selon cette parole du psalmiste : le Seigneur a régné, il s’est revêtu d’un vêtement magnifique[5].

Grâce à ces données liturgiques, on comprend avec quel saint respect le prêtre doit baiser l’autel. Par ce baiser il entre en communion avec la source vive de toute sainteté, et c’est là son premier acte.

Cherchons à approfondir cet acte. Le prêtre représente Notre Seigneur ; l’autel le représente également : pourquoi le prêtre baise-t-il l’autel ? Si nous ne nous trompons pas, c’est que l’autel représente Notre Seigneur sous un rapport spécial, comme victime de Dieu, comme origine et substance du sacrifice qui va s’accomplir. Le prêtre baise l’autel, pour marquer sensiblement que, dans ce sacrifice, le prêtre et la victime, c’est tout un.

Le sacrifice de la messe est basé sur le sacrifice de la croix : c’est la même victime sous une autre forme. On peut considérer l’immolation sanglante du calvaire comme un modèle, la sainte messe comme une copie rigoureusement exacte. Or, un même modèle peut donner lieu à d’innombrables copies ; un même sceau peut laisser d’innombrables empreintes. De même Notre Seigneur, absolument un et immuable en lui-même, se multiplie indéfiniment sur nos autels ; il ne change pas et il se reproduit à tous moments. L’autel de pierre le représente précisément en cet état : immuable en lui-même, et source intarissable d’un sacrifice sans cesse renouvelé. Et quand le prêtre baise l’autel, c’est comme s’il voulait puiser en Notre Seigneur la grâce de parfaire le saint sacrifice par la vertu qui émane de lui.

Dans les messes plus solennelles, le prêtre ne se contente pas de baiser l’autel, il le couvre de nuages d’encens. Saint Jean, dans son Apocalypse, vit les encensements du ciel. « Un ange vint et se tint devant l’autel avec un encensoir d’or ; on lui donna de l’encens en grande quantité, afin qu’il répandît les prières des saints sur l’autel d’or qui est devant le trône de Dieu. Et la fumée de l’encens formée des prières des saints monta de la main de l’ange devant Dieu. » (Ap 8, 3-4) Ainsi l’encens, parce qu’il est d’une agréable odeur, parce qu’il est enflammé, parce qu’il monte en haut, est-il le symbole de la prière. Les nuages d’encens désignent les prières, les adorations des fidèles ; il faut qu’elles se répandent sur l’autel, qu’elles s’unissent à Jésus immolé, qu’elles montent de la main du prêtre qui est le représentant de Jésus, pour être agréables à Dieu et exaucées de Dieu !


VI. La préparation au sacrifice

Il y a dans la sainte messe une période préparatoire qui s’étend depuis l’introït jusqu’à l’offertoire. Nous y remarquons trois choses : des chants, une prière commune, un enseignement.


Les chants de l’Église

Pour unir l’homme à Dieu, l’homme si enclin, depuis le péché, à se complaire dans les objets sensibles, l’Église le prend, pour ainsi dire, par les sens. Elle frappe ses yeux par la beauté des cérémonies ; elle répand les parfums de l’encens, mais surtout elle emploie l’harmonie des chants sacrés.

En agissant ainsi, elle ne sacrifie pas le côté intérieur du culte à une vaine pompe ; c’est pour s’adapter à la nature de l’homme qu’elle revêt le culte intérieur d’un appareil sensible ; et, par ce vêtement, elle le sauvegarde. Cela est si vrai que le concile de Trente a cru devoir défendre contre le protestantisme, par un décret exprès, l’usage des flambeaux, de l’encens, des vêtement sacrés, et en général toutes les cérémonies qui composent la sainte messe. Il recommande toutes ces choses comme provenant de la tradition apostolique, comme très propres à inspirer du respect pour les mystères du culte, et à élever les âmes à la contemplation des réalités invisibles qui en forment le fond. Le protestantisme, au contraire, en supprimant toutes ces démonstrations innocentes, desséchait le culte, et travaillait à en éloigner le peuple.

Considérez par exemple le chant. Quelle puissance n’exerce-t-il pas sur le cœur de l’homme ? Expression de l’amour, il provoque à aimer. Est-ce que l’Église ne tournera pas au bien cette formidable puissance ? Est-ce que le chant ne lui servira pas à exprimer les transports de l’amour divin ? Assurément si. Elle chantera, et, en chantant, elle fera aimer Dieu. Et, pour cela, elle aura des chants à elle, des mélodies à elle, qui ne ressembleront pas aux chants et aux mélodies de l’amour profane.

Saint Augustin remarquait que les bateliers africains avaient un chant qui leur était propre, pour cadencer le mouvement de leurs rames. Ainsi les chants graves et religieux, qui retentissent au commencement de la messe, règlent-ils et modèrent-ils les affections des âmes, en leur imprimant un même élan vers les choses divines. « La modulation de ces hymnes, dit saint Denis, dispose harmonieusement les puissances de notre âme pour la prochaine célébration des mystères ; elle les accorde entre elles, accorde toutes les âmes ensemble, en les mettant toutes à l’unisson des choses divines, en les soumettant comme en cadence au doux et unanime entraînement d’un divin transport[6]. »

En outre, le chant, dans la pensée de l’Église, emporte avec lui un commencement d’instruction : si on chante tout d’abord des versets de psaumes, c’est, d’après saint Denis, parce que les psaumes sont un abrégé mystérieux des Écritures, et présentent un tableau raccourci du symbole, tout en produisant dans l’âme de saints mouvements.

Enfin, les chants de l’Église sont merveilleusement variés, et ont chacun leur caractère propre que le peuple saisit sans effort. Tantôt le prêtre qui officie chante seul, tantôt il entonne et le peuple continue, tantôt il laisse le peuple chanter. Tout cela, suivant saint Thomas d’Aquin, a sa raison d’être : si, par exemple, le prêtre entonne le Gloria in excelsis, c’est que cette hymne étant une révélation de la gloire du ciel, il appartient au prêtre, comme au dispensateur des choses célestes, d’en faire retentir les premiers sons.

En résumé, l’Église cherche à imiter dans ses chants la céleste Jérusalem. Saint Jean, qui la vit s’ouvrir à ses yeux mortels, y entendit résonner le cantique nouveau : c’était, dit-il, comme le bruit du tonnerre, comme la voix des grandes eaux, comme le concert des joueurs de harpe (Ap 14, 2). Ce cantique nouveau est le cantique de l’amour divin ; il commence ici-bas, mêlé de gémissements : au ciel, c’est l’éternel Alleluia.


La prière du prêtre

A ces chants préparatoires succède la prière du prêtre, prière solennelle prononcée au nom de toute l’assemblée. Les chants ont fait naître dans les âmes un élan vers Dieu qui se traduit par des prières ; le prêtre, représentant du peuple auprès de Dieu, recueille, résume toutes ces prières sous une même formule, pour les offrir à Dieu.

Il commence par entrer en communion avec Notre Seigneur, en baisant l’autel ; il entre ensuite en communion avec l’assemblée par le Dominus vobiscum ; et c’est alors seulement qu’il prie.

Cette prière a généralement pour objet de demander à Dieu une abondante effusion de ses grâces, afin que tous les cœurs soient convenablement disposés pour l’action du sacrifice.


L’enseignement du peuple

Ensuite, a lieu l’instruction du peuple qui commence à l’autel par le chant de l’épître et de l’Évangile, et qui s’achève dans la chaire par l’allocution du prêtre.

La coexistence de l’autel et de la chaire de vérité au milieu de nos églises est digne de fixer notre attention. Mille fois heureux, suivant saint Paul, de posséder un autel, nous ne le sommes pas moins de posséder une chaire de vérité qui en soit inséparable.

On voyait, dans le sanctuaire du temple de Jérusalem, le chandelier d’or à sept branches, à côté de la table des pains de propositions. Ce chandelier était le symbole de la doctrine évangélique, la table des pains représentait la table eucharistique ; leur rapprochement figurait la réunion dans un même lieu de l’enseignement doctrinal et du sacrifice public. Mais, chose étrange ! les Juifs, qui réunissaient symboliquement les deux choses, les séparaient en réalité. Ils célébraient leurs sacrifices dans l’unique temple de Jérusalem, et ils donnaient l’enseignement doctrinal dans les synagogues répandues en divers lieux : de manière que, chez eux, l’instruction du peuple se faisait en dehors de la célébration des mystères.

Il était réservé à l’Église catholique de rapprocher ces deux fonctions : elle commence par enseigner, puis elle célèbre le sacrifice. Ce sacrifice est le mystère de la foi, mysterium fidei : il demande à être enseigné, avant que d’être célébré ; et il n’est bien goûté que s’il a été bien compris.

En vain chercherait-on en dehors de l’Église une pareille harmonie : un coup d’œil sur l’état du monde nous en convainc. Il y a d’un côté les sociétés religieuses qui sont en opposition directe avec la foi, comme le judaïsme, le mahométisme, le protestantisme : ces sociétés ont un enseignement quelconque, et c’est tout ensemble une contrefaçon et une contradiction de la vérité catholique ; mais, comme nous l’avons déjà dit, elles n’ont ni autel, ni sacrifice. Il y a, d’un autre côté, les peuples idolâtres qui ont grandi en dehors de tout contact avec la foi : ils ont leurs sacrifices, mais vous ne trouverez chez eux aucun enseignement religieux, c’est la nuit complète, c’est la superstition abrutissante. C’est donc un privilège inaliénable de l’Église catholique de nous offrir en même temps et dans le même lieu un enseignement et un sacrifice, l’enseignement de la vérité et le sacrifice de la charité ; à ce trait, nous reconnaissons aisément qu’elle est divine.

Nous ne sommes plus au temps où les prêtres païens, formés en caste, gardaient par-devers eux le secret des mystères qu’ils célébraient, et, s’ils possédaient quelque vérité, la retenaient injustement captive. Notre Seigneur a déclaré qu’il n’avait jamais parlé en cachette, in occulto locutus sum nihil. Sa doctrine est une doctrine publique. Et les apôtres ont reçu l’ordre de la tenir publique. Si même Notre Seigneur leur a dit quelque chose à l’oreille, il faut qu’ils le prêchent sur les toits. Ainsi, du côté des prêtres, y a-t-il un ordre formel de prêcher les mystères de la foi qu’ils célèbrent à l’autel ; et, du côté des fidèles, il y a obligation de s’instruire des mêmes mystères.

N’est-ce pas le cas de s’écrier comme saint Léon : reconnais, ô chrétien, ta dignité ! tu es fait pour comprendre ce que tu adores ; et c’est en cela que consiste ta liberté !

L’enseignement de l’Église est d’ailleurs admirablement gradué. Tout d’abord dans l’épître, c’est la voix d’un prophète ou d’un apôtre qui retentit ; puis, dans l’Évangile, c’est la voix même de Notre Seigneur. Ceci constitue l’enseignement écrit de l’Église. Mais à côté de l’enseignement écrit, il y a l’enseignement parlé. La voix du prêtre s’élève, organe de la tradition de l’Église ; il est chargé d’expliquer au peuple la lettre des Écritures, d’en fixer le sens avec autorité, d’en proportionner les lumières à la capacité de ses auditeurs. Par lui, la lettre morte devient une lettre vivante ; il fait pénétrer la vérité peu à peu dans les esprits, et les anime à désirer de connaître toute vérité.

Cet enseignement est couronné, aux jours plus solennels, par le chant du Credo, qui est la grande affirmation de la foi du peuple chrétien ; et le prêtre l’entonne, parce que la foi est annoncée au monde par ses lèvres.


VII. L’oblation du pain et du vin

Le sacrifice proprement dit commence par l’offertoire, ou oblation du pain et du vin, matière du sacrifice. Autrefois, les fidèles faisaient eux-mêmes l’offrande du pain et du vin ; une partie était mise sur l’autel par les ministres sacrés, et bénite par le prêtre pour la célébration des saints mystères, l’autre partie était réservée pour les besoins de l’Église et des pauvres.

L’oblation du pain et du vin est proprement l’oblation non sanglante, le sacrifice non sanglant, sacrificium incruentum. Nous avons déjà mentionné cette distinction des sacrifices.

Depuis le péché, il y eut toujours des sacrifices sanglants. L’Écriture, en mentionnant les sacrifices d’Abel, de Noé, d’Abraham, nous le fait voir clairement. Le péché amène à sa suite la mort et comme châtiment et comme réparation.

Toutefois, dans le lointain des âges, nous apercevons l’oblation non sanglante de Melchisédech, qui porte dans ses mains sacerdotales le pain et le vin. L’étude plus approfondie de l’Antiquité est venue commenter ce passage mystérieux de la Genèse, en nous apprenant que ce genre d’oblation était le plus en usage chez les peuples primitifs. Adonnés à la vie pastorale, ils offraient de préférence à Dieu des gâteaux de fleur de farine, avec du lait, de l’huile et du vin. Les sacrifices sanglants étaient relativement plus rares. Il y avait là, comme dit Bossuet, quelques vestiges de la première innocence et de la douceur à laquelle nous étions formés.

Par la suite des temps, les sacrifices sanglants prirent le dessus. Ils composent presque toute l’économie de la loi cérémonielle des Juifs. Toutefois, comme nous l’avons observé, ils étaient presque toujours accompagnés d’une oblation de fleur de farine et de vin. L’agneau pascal lui-même, qui était sacrifié en mémoire de la délivrance d’Égypte, était mangé avec des pains azymes. En un mot, le pain et le vin accompagnaient la victime, quelle qu’elle fût.

Il y avait là une figure du sacrifice de la loi nouvelle, qui devait être offert par Notre Seigneur suivant le rite de Melchisédech. En effet, nous avons une victime, Notre Seigneur lui-même ; nous avons aussi le pain et le vin. Seulement le Saint-Esprit vient fondre, pour ainsi dire, ensemble ces deux éléments du sacrifice, en mettant l’adorable victime, par un changement de substance, sous les apparences du pain et du vin.

Ainsi le pain et le vin ne sont-ils plus simplement, comme autrefois, juxtaposés à la victime ; ils sont changés en la victime, qu’ils recouvrent de leurs apparences. En la recouvrant ainsi, ils la font apparaître vraiment victime, en ce qu’ils marquent la séparation du corps et du sang. Et toutefois, ils lui donnent le caractère d’oblation non sanglante, pour accomplir les figures et les prophéties.


Les prières et les cérémonies de l’oblation

L’oblation ouvre le sacrifice proprement dit. C’est pourquoi le prêtre baise l’autel et salue le peuple en disant : Dominus vobiscum ; double signe de communion avec Notre Seigneur et le peuple qu’il réunit en lui-même. Puis il chante : prions : oremus. Et l’assemblée chante l’offertoire, afin de puiser dans l’harmonie une ferveur nouvelle, et de montrer la part qu’elle prend à l’offrande du pain et du vin.

Alors, le prêtre élève l’hostie sur la patène. Il la considère déjà comme changée au corps de Notre Seigneur ; il l’appelle une hostie immaculée. Il la présente à Dieu en cette qualité par le rite de l’élévation : Suscipe, sancte Pater, hanc immaculatam hostiam. En terminant la prière, il trace une croix avec la patène qui soutient l’hostie : c’est le rite antique de l’agitation, qui consistait à agiter l’oblation successivement du côté des quatre points cardinaux.

Le prêtre prend ensuite le calice, et y verse successivement du vin et quelques gouttes d’eau. En mêlant l’eau au vin, il témoigne dans une belle prière qu’il le fait pour honorer en Notre Seigneur l’union de la nature humaine à la nature divine, et pour obtenir que nous soyons rendus participants de cette même divinité. Le concile de Trente veut que ce mélange ait un double but : représenter le sang et l’eau qui coulèrent du côté de Notre Seigneur, figurer l’union des fidèles à leur Chef dans l’acte du sacrifice. Il est d’ailleurs presque certain que Notre Seigneur, en instituant l’eucharistie, avait, suivant la coutume juive, mis un peu d’eau dans le vin.

Suit l’oblation du calice, que le prêtre, envisageant comme déjà plein du précieux sang, appelle le calice du salut. Comme il a fait pour l’hostie, il l’élève, puis il trace une croix avec lui. Mais, tandis qu’en offrant l’hostie il disait au singulier : j’offre, offero ; en offrant le calice il dit : nous offrons, offerimus. Il n’est plus seul : toute l’assemblée, représentée aux messes solennelles par le diacre, offre avec lui. Cette différence provient sans doute de ce que le mélange de l’eau et du vin symbolise l’union du peuple fidèle avec Notre Seigneur dans l’acte du sacrifice.

L’offrande complète repose sur l’autel. Le prêtre fait alors un retour sur le sacrifice intérieur, qui doit accompagner le sacrifice extérieur pour que celui-ci soit agréable à Dieu, et il dit au nom de tous : « Puissions-nous être reçus de vous, ô Seigneur, en esprit d’humilité, et par la contrition du cœur, afin que notre sacrifice soit agréable à vos yeux, ô Seigneur notre Dieu. » Il s’adresse ensuite au Saint-Esprit, qu’il nomme le sanctificateur tout-puissant, Dieu éternel, auquel il demande de bénir le sacrifice préparé en l’honneur de son saint nom. Il le bénira d’une double manière : en changeant les dons offerts au corps et au sang de Notre Seigneur, en unissant les âmes dans la vérité du sacrifice intérieur.

En ce moment, dans les messes solennelles, a lieu l’encensement des oblations et de l’autel. Il est juste que les oblations soient encensées, parce qu’elles représentent par avance la sainte victime, et que les prières des fidèles doivent les accompagner. Le lavement des mains qui suit n’est plus aujourd’hui qu’un symbole de la grande pureté avec laquelle doit être offert le sacrifice immaculé.

L’offertoire proprement dit se termine par une prière adressée à la sainte Trinité, pour la supplier de recevoir l’oblation du pain et du vin en souvenir de la passion, de la résurrection et de l’ascension de Notre Seigneur, conjointement à la mémoire de la bienheureuse Vierge Marie, des saints apôtres Pierre et Paul et de tous les saints. Le prêtre y parle au pluriel, offerimus. Il y marque une double fin du sacrifice : célébrer la mémoire de Notre Seigneur reparaissant sur l’autel avec la grâce de tous ses mystères ; rapporter à Dieu, comme à l’auteur de toute sainteté, par Notre Seigneur, la louange qui lui revient pour les grâces qu’il a départies à la sainte Vierge et aux saints. En même temps, nous prions les saints d’intercéder pour nous, afin de nous aider à obtenir les mêmes grâces par la vertu du même sacrifice.


La secrète et la préface

L’offertoire terminé, le prêtre baise l’autel, se tourne une dernière fois vers l’assemblée des fidèles, et dit : « Priez, mes frères, pour que ce sacrifice, qui est à la fois mien et vôtre, meum ac vestrum, soit agréable au Père tout-puissant. » Les fidèles répondent en souhaitant que Dieu reçoive le sacrifice des mains du prêtre, à l’honneur de son nom, pour leur utilité et celle de toute la sainte Église.

Le prêtre prononce alors à voix basse, au nom de tous, sur les offrandes, une prière dite secrète, qui varie suivant les fêtes, mais a toujours pour but de demander à Dieu qu’il daigne agréer le sacrifice.

Ensuite, comme rempli et échauffé par l’esprit de prière, comme ravi par la contemplation du mystère qui va s’opérer, il commence la préface ; il engage un dialogue d’une beauté sublime avec l’assemblée des fidèles ; il convie tous les chœurs angéliques à entourer l’autel ; il propose Notre Seigneur comme le grand adorateur de Dieu, comme la victime de propitiation universelle : le peuple répond par le chant du sanctus, qui est un hymne à la divinité et à l’humanité de Notre Seigneur.


VIII. La consécration

Nous touchons au moment solennel du sacrifice.

Jusqu’alors, le prêtre s’était mis en communication fréquente avec l’assemblée. Désormais, il entre dans le silence, dans le secret de Dieu, comme Moïse dans la nuée, comme Aaron dans le Saint des Saints.

Toutefois, il est plus uni que jamais à l’assemblée des fidèles ; il ne parle jamais qu’en leur nom collectif. Comme Aaron, quand il entrait dans le sanctuaire, portait sur ses épaules et sur sa poitrine les noms des enfants d’Israël gravés sur des pierres précieuses, ainsi le prêtre porte-t-il devant Dieu toute l’assemblée des fidèles, il les porte sur ses épaules par le devoir de sa charge, il les porte dans son cœur par la douce loi de la charité.


Prières avant la consécration

Le prêtre commence par lever les yeux au ciel, les bras étendus, puis il les abaisse sur l’autel en joignant les mains et en s’inclinant profondément, et il supplie Dieu, comme un Père très clément, d’agréer, par son Fils Jésus-Christ, les dons, les présents, les sacrifices immaculés qui reposent sur l’autel, et de les agréer pour toute l’Église catholique répandue par toute la terre, et spécialement pour le pape et pour le corps épiscopal en qui consiste l’unité de cette Église.

Il nomme l’oblation du pain et du vin des dons, parce que ces fruits de la terre nous sont donnés de Dieu ; des présents, parce que nous les offrons à Dieu ; des sacrifices immaculés, parce qu’ils vont être changés en l’adorable victime du calvaire. Avant de les nommer, il baise l’autel ; en les nommant, il les marque du signe de la croix, dont la vertu va se répandre sur eux.

Après cet acte de charité qui s’étend à toute l’Église et à toute la terre, le prêtre, dans la prière qui suit, dirige spécialement son intention vers ceux pour lesquels il offre le sacrifice, vers ceux aussi qui y assistent ; et il embrasse tous leurs besoins spirituels et corporels, montrant ainsi que tous les biens nous viennent avec Jésus immolé.

Ensuite, il élève ses regards vers l’Église du ciel ; il s’y unit par une fervente intention, et spécialement à la sainte Vierge, aux douze apôtres, et à douze martyrs des premiers siècles. Il ne mentionne pas les anges, parce que la victime qui va être immolée est une victime humaine. Il mentionne les apôtres et les martyrs, parce que l’effusion du sang les a rendus plus particulièrement victimes avec Jésus-Christ. Il récite vingt-quatre noms ; ce nombre est consacré par la vision de saint Jean qui aperçut dans le ciel, autour du trône et de l’autel de l’Agneau, vingt-quatre personnages vénérables vêtus de blanc, ceints de couronnes d’or, ayant à la main des harpes et des vases de parfums (Ap 4).

Après ces prières, le prêtre étend les mains sur les dons qui vont être offerts. Par cette imposition des mains, rite obligé des sacrifices, il s’unit, lui et toute l’assemblée, à l’oblation qui est faite, il se dévoue avec elle. Le sens de la prière qui accompagne cette cérémonie est que désormais l’oblation est chargée des vœux de toute l’assemblée. Notre Seigneur, en se substituant au pain et au vin, se présente donc à son Père comme intercesseur, avec le fardeau de toutes nos âmes.

Il reste à demander à Dieu cette substitution ineffable qui donne une valeur infinie à l’oblation de l’humanité. Le prêtre la demande, en multipliant les signes de croix sur l’oblation ; il demande que Dieu daigne la bénir, en prendre acte, la ratifier, la rendre spirituelle et agréable à ses yeux, en sorte qu’elle soit faite, pour nous, le corps et le sang de Jésus-Christ.


La consécration

Alors, revêtant la personne même de Jésus-Christ, et faisant ce qu’il a fait la veille de sa passion, le prêtre opère la consécration. Le grand mystère est consommé. Il n’y a plus sur l’autel que le corps et le sang de Jésus-Christ.

La victime du calvaire est là, comme dit Bossuet, sous des signes de mort. Saint Jean vit au ciel l’agneau debout et comme immolé (Ap 5, 6). Le même agneau, sur l’autel de la terre, porte, quoique vivant, les marques de l’immolation. Il se présente à Dieu, comme si son corps et son sang étaient réellement séparés l’un de l’autre.

Il y a même mieux qu’une simple représentation de l’immolation sanglante du calvaire. L’immolation de Notre Seigneur sur nos autels est actuelle, en ce sens que la force des paroles de la consécration tend à mettre le corps tout seul sous l’espèce du pain, le sang tout seul sous l’espèce du vin. Ces paroles sont un glaive mystique ; elles produiraient réellement la séparation, si elle pouvait se produire. Supposez, dit un grand théologien, qu’une victime reste miraculeusement vivante, tout en ayant le cœur percé, et le sang répandu : vous aurez quelque idée du sacrifice de nos autels.

Sous cette image de mort, Notre Seigneur est notre intercesseur et notre avocat, parce que, étant notre victime, il est chargé de nos vœux et de nos prières ; il fait corps avec nous qui sommes ses fidèles, et nous formons une même oblation avec lui. Cette considération nous ouvrira le sens des prières qui suivent la consécration.


Prières après la consécration

Dans la première de ces prières, le prêtre, en union avec le peuple, en mémoire des mystères de Notre Seigneur, offre à la glorieuse majesté de Dieu l’hostie qu’elle-même nous a donnée ; il l’élève pour ainsi dire spirituellement devant lui, et la présente à ses regards très saints. Elle est pour lui une hostie pure, sainte, immaculée, un parfait sacrifice ; elle est en même temps, pour nous, le pain de la vie éternelle, le calice du perpétuel salut, un aliment complet et tout divin. Le prêtre accompagne cette prière de plusieurs signes de croix sur les dons sacrés, chose admirable ! Représentant de Notre Seigneur, il bénit l’oblation, qui est Notre Seigneur lui-même, afin qu’elle devienne pour le peuple une fontaine de bénédictions célestes.

Dans une seconde prière, le prêtre demande à Dieu qu’il daigne arrêter ses regards sur l’oblation qui lui est présentée, et l’agréer, comme il agréa les sacrifices d’Abel, d’Abraham, de Melchisédech. Il demande, selon Bossuet, « que comme les dons sont agréables par eux-mêmes (puisqu’ils contiennent Jésus-Christ), les prières qu’on offre avec eux, et pour ainsi dire sur eux, le soient aussi, comme l’étaient celles d’Abel et des autres saints qui ont levé à Dieu des mains innocentes, et qui lui ont offert leurs dons avec une conscience pure ».

Mais il ne suffit pas que Dieu regarde du haut du ciel l’oblation sacrée, il faut encore qu’elle soit transportée sur l’autel du ciel, ce qui marque une acceptation complète[7]. C’est l’objet d’une troisième prière, toute mystérieuse, dont voici à peu près le sens. Notre Seigneur descend sur nos autels, pour nous prendre avec lui, pour former de nous et de lui une même oblation ; nous demandons que cette oblation soit transportée sur l’autel du ciel, c’est-à-dire unie à l’oblation que Notre Seigneur y fait de lui-même et de toute la cité céleste, en sorte que la première ne soit pas moins agréable à Dieu que la seconde. Elle ne l’est pas moins du côté de Jésus-Christ ; nous demandons qu’elle soit agréée de même en tant que nous y sommes renfermés, et nous le demandons si instamment que nous prions Dieu d’ordonner qu’il en soit ainsi, jube haec perferri. Enfin, pour obtenir cette grâce, nous employons l’intervention de toute la cité céleste, et en particulier du saint ange qui, selon saint Jean, est chargé de présenter à Dieu les prières des saints (Ap 8).

Cette prière, faite proprement pour ceux qui participent actuellement au sacrifice, est complétée par les deux suivantes, dont la première étend les effets du sacrifice aux âmes souffrantes du purgatoire, avec mention des défunts pour lesquels il est offert ; la seconde les applique spécialement aux prêtres, qui ont d’autant plus besoin d’être purifiés qu’ils intercèdent pour les péchés du peuple. Dans cette supplication sont mentionnés plusieurs saints et saintes, couronnés du martyre, dont les noms n’avaient pu trouver place parmi les vingt-quatre personnages énumérés plus haut.

Toute cette série de prières se termine par une élévation simultanée du calice et de l’hostie, comme ne faisant qu’un seul et même sacrifice. Elle est précédée de signes de croix, tracés avec la main sur l’oblation, puis avec l’hostie elle-même au-dedans du calice et au-dehors. En élevant ainsi les dons sacrés, le prêtre marque, par un signe extérieur, l’offrande spirituelle qu’il en a faite ; il semble qu’il veuille envoyer jusqu’à Dieu le corps et le sang de son Fils. Durant toute cette action, il contemple tour à tour Notre Seigneur comme Verbe éternel, par qui le Père ne cesse de produire, de sanctifier, de vivifier, de bénir les oblations des hommes, puis comme Verbe Incarné, comme étant lui-même l’oblation des hommes, par laquelle, avec laquelle, en laquelle revient à Dieu le Père, en l’unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire.

Et c’est ainsi que se termine le canon de la messe. Puissent nos lecteurs obtenir de Dieu l’intelligence de ces admirables prières !


IX. La communion

Rappelons-nous ce que nous avons dit des sacrifices des Juifs. Il y avait l’holocauste, qui était tout entier consumé en l’honneur de Dieu, le sacrifice pour le péché, dans lequel une portion de la victime était mangée par le prêtre, le sacrifice pacifique, dans lequel, outre les prêtres, ceux qui offraient le sacrifice participaient à la victime.

Or, notre sacrifice, dit saint Léon, réunit en lui-même toute la variété des anciens sacrifices. Il est tout ensemble holocauste, sacrifice pour le péché et sacrifice pacifique.

C’est un holocauste. Car Notre Seigneur s’y dévoue tout entier à son Père ; il fait monter vers lui, comme la fumée d’un holocauste, ses très pures et très parfaites adorations.

C’est un sacrifice pour le péché. Car Notre Seigneur s’y présente à Dieu comme une victime propitiatoire, qui a été chargée des péchés du peuple par l’imposition des mains.

Enfin, c’est un sacrifice pacifique. Et, à ce titre, Notre Seigneur s’y donne en aliment, non seulement aux prêtres, mais à tous les chrétiens, en gage de réconciliation et de paix.

Autrefois, un même sacrifice ne pouvait être tout ensemble expiatoire et pacifique. Les sacrifices pour le péché n’avaient pas le pouvoir d’effacer le péché ; ils exemptaient bien l’homme pécheur de subir la mort temporelle, mais ils ne le réconciliaient pas avec Dieu. Et comme la manducation de la victime est un signe de réconciliation, celui qui offrait une victime pour le péché s’abstenait d’y toucher ; car, en réalité, il n’était nullement réconcilié. Par la même raison, tandis que l’effusion du sang était le propre rite de l’expiation du péché, il était absolument interdit, sous peine d’anathème, de boire le sang des victimes ; car c’était un sang impur, impuissant à laver les souillures de l’âme.

Mais, depuis que Notre Seigneur s’est fait notre victime, tout est bien changé. Sa chair, immolée pour le péché, a réellement fait disparaître toute inimitié entre Dieu et l’homme ; aussi la mangeons-nous en gage de réconciliation. Son sang, versé pour le péché, a réellement effacé le péché, aussi le buvons-nous en signe de paix. Bien plus, sous peine d’anathème, nous devons manger cette chair et boire ce sang. « Si vous ne mangez pas ma chair, et si vous ne buvez pas mon sang, dit Notre Seigneur, vous n’aurez pas la vie en vous. » (Jn 6, 54)

Ceci nous fait comprendre comment le sacrifice de la croix demandait à être complété par le sacrifice de la messe. Dès lors que la victime du calvaire avait fait disparaître nos péchés, il fallait que nous puissions la manger en signe de notre réconciliation avec Dieu. Autrement, il aurait semblé qu’elle avait été impuissante à nous réconcilier, comme l’étaient les victimes légales pour le péché, qu’il n’était pas permis de manger.


Prières et cérémonies avant la communion

La partie du sacrifice qui se rapporte à la communion commence au Pater. Le chant du Pater a pour effet de réunir tous les cœurs dans les mêmes pensées et les mêmes désirs ; cette sublime prière contient, d’ailleurs, la demande expresse du pain quotidien ; or, c’est une maxime des saints, que Dieu veut que nous lui demandions ce qu’il veut nous donner.

La prière qui suit est un commentaire de la dernière demande du Pater : libera nos a malo. En la faisant, le prêtre prend la patène, la baise, la met sous l’hostie, puis rompt l’hostie elle-même en deux fragments, et laisse tomber une parcelle dans le calice. Il chante : la paix du Seigneur soit avec vous ! et dit l’Agnus Dei.

La cérémonie de la fraction de l’hostie est très intéressante à considérer. C’était autrefois la coutume de partager les victimes ; il le fallait bien, pour les manger. Mais cela se pratiquait même pour les victimes immolées en holocauste : elles étaient mises, pièce par pièce, sur l’autel qui servait de bûcher. En un mot, cette division des victimes était une suite du sacrifice accompli et comme un acheminement à leur totale consomption. Nous voyons, par le sacrifice d’Abraham raconté dans la Genèse (Gn 15, 9-13), qu’il y avait je ne sais quoi de mystérieux dans le partage des victimes ; car une flamme, symbole de Dieu même, passe tout à coup entre les corps divisés. Notre Seigneur accomplit dans la Cène ce rite des sacrifices ; il prit le pain, le rompit et dit : ceci est mon corps qui est rompu pour vous ! Le pain, ainsi rompu, représentait son corps brisé dans les tourments et percé pour nous.

Mais quelle est la signification de la parcelle qui est mêlée au précieux sang ? Cette réunion des deux portions intégrantes du sacrifice désigne l’unité de la victime sous les deux espèces. Autrefois, on exprimait cette unité en versant le vin du sacrifice sur la tête de la victime ; c’était un rite analogue.

Le chant de l’Agnus et les prières qui l’accompagnent ont pour objet de demander à Dieu l’inestimable bienfait de la paix. Comme la victime est essentiellement pacifique, elle ne veut habiter que dans des consciences pures et pacifiques. Le baiser de paix symbolise la paix qui doit régner dans les cœurs au moment solennel et touchant de la communion.


Communion du prêtre et des assistants

Le concile de Trente souhaite ardemment que tous les fidèles qui assistent à la messe y communient comme le prêtre lui-même. La communion, pour celui-ci, est de rigueur ; la communion des assistants, bien que souverainement désirable, est simplement facultative. Cherchons à pénétrer les raisons de tout cela.

Si le prêtre qui célèbre les saints mystères, doit communier, c’est pour de très graves motifs.

1°) Notre Seigneur, en célébrant la première messe, en instituant la sainte communion, a commencé par se communier lui-même.

2°) Dans le sacrifice de la messe, le prêtre, comme nous l’avons expliqué, doit s’identifier avec la victime : ce qui se réalise quand il communie.

3°) C’est une maxime du grand saint Denis, que quiconque est chargé de transmettre aux autres les dons célestes, doit en être lui-même rempli : pareil à un milieu diaphane qui, lumineux tout le premier, transmet la lumière. Le prêtre doit donc communier avant que de communier les fidèles.

4°) La consomption de l’hostie a pour effet de consommer le sacrifice. Un ancien évêque appelait l’eucharistie le renouvellement du corps, innovatio corporis. « Mais, dit Bossuet, ce corps nouvellement produit ne l’est que pour être consumé et pour perdre par ce moyen le nouvel être qu’il a reçu ; ce qui est un acte de victime (…). Surtout la consomption du sang présente à l’esprit une idée de sacrifice, parce qu’on offrait les liqueurs en les répandant, et que l’effusion en était le sacrifice. Ainsi le sang de Jésus-Christ, répandu en nous et sur nous en le buvant, est-il une effusion sacrée, et comme la consommation du sacrifice de cette immortelle liqueur. » C’est pour ce motif que le prêtre doit nécessairement communier sous les deux espèces ; sans cela le sacrifice ne serait pas consommé.

Après avoir parcouru les raisons qui demandent que le prêtre communie, nous comprendrons mieux pourquoi il est souverainement désirable que les assistants communient, eux aussi. En effet :

1°) Notre Seigneur, après s’être communié, a communié les apôtres, qui assistaient à la première et unique messe qu’il ait dite. Il convient donc que les assistants communient après le prêtre.

2°) Notre Seigneur est sur l’autel pour se donner, le prêtre est à l’autel pour le donner. La pierre même de l’autel semble crier : « Venez, mangez mon pain et buvez le vin que je vous ai préparé. » (Pr 9, 5)

3°) Tous les chrétiens doivent former avec Notre Seigneur une même oblation spirituelle par leur conformité de volonté avec la sienne ; dès lors, ils doivent se mettre en mesure de participer à l’oblation de son corps. Car c’est en communiant à son corps d’un cœur bien préparé, que nous communions à son esprit.

C’est donc le désir de Notre Seigneur et de son Église que tous les chrétiens fassent leur possible pour se disposer à communier dignement et fréquemment. Il n’est pas nécessaire, d’ailleurs, qu’ils communient sous les deux espèces. Il suffit que le prêtre communie de la sorte pour la consommation du sacrifice. En recevant la seule espèce du pain, les fidèles reçoivent autant que le prêtre, puisqu’ils reçoivent Jésus-Christ tout entier.


X. L’action de grâces

Après la communion, retentissent les chants de l’action de grâces. C’est justice. Ceux qui seraient ingrats, dit saint Denis, sont indignes de participer aux mystères célestes.

Ces chants sont le plus souvent composés d’admirables traits des psaumes concernant la nourriture divine qui a été distribuée. « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux : Bienheureux l’homme qui espère en lui. » – « La terre est rassasiée, Seigneur, par les effets de votre puissance ; vous faites sortir le pain de la terre, et le vin réjouit le cœur de l’homme. » D’autres fois, c’est un passage des Évangiles ou des livres sapientiaux qui jette une lumière sur le mystère, et qui s’adapte à la joie des âmes.

Les chants amènent la prière. Le prêtre se fait l’écho des joies et des désirs de toute l’assemblée dans l’oraison nommée la postcommunion. Elle a toujours pour objet de demander à Dieu que la sainte eucharistie produise pleinement ses fruits dans l’âme des fidèles. C’est dans ces admirables prières que se révèle la pensée de l’Église sur les effets d’une bonne communion.

Nous y apprenons que la sainte eucharistie est la réparation de l’âme et du corps, qu’elle fait avancer journellement l’ouvrage de notre salut ; qu’elle nous purifie de nos secrètes souillures, et nous délivre des embûches de nos ennemis ; que, par une grâce médicinale, elle nous guérit de nos instincts dépravés, et imprime à notre volonté un mouvement de rectitude ; qu’après nous avoir appliqué une vertu purifiante, elle fait en nous une œuvre d’unité ; qu’elle insère en nous un principe de vie nouvelle et toute céleste, qui doit prévenir par son action les mouvements de la vie naturelle ; que du présent elle s’étend à l’avenir, en ce qu’elle dépose dans l’homme tout entier les germes précieux d’une heureuse immortalité ; qu’elle opère même, sous le voile sacramentel, des effets analogues à ceux qu’opèrera la vision divine. Toute cette belle doctrine, si riche des trésors de l’amour divin, se trouve contenue dans les postcommunions des dimanches après la Pentecôte : nous y renvoyons nos lecteurs.

Ajoutons que ces grands biens se produisent infailliblement dans l’âme qui communie dignement, mais non pas toutefois tout d’un coup, parce qu’un seul acte ne crée pas une habitude ou un état. Il faut donc communier souvent, mais surtout communier bien.


Le renvoi de l’assemblée

La messe se termine par le renvoi de l’assemblée, et la bénédiction du célébrant.

Ce renvoi solennel formulé par l’Ite missa est[8], convient à la dignité des sacrés mystères. L’Église a convoqué ses enfants ; ils restent pieusement réunis sous ses yeux, jusqu’à ce qu’elle les congédie. « Le renvoi du peuple fidèle, dit Bossuet, fait entendre qu’il n’est pas permis de sortir sans le congé de l’Église, qui ne renvoie ses enfants qu’après les avoir remplis de vénération pour la majesté des mystères, et des grâces qui en accompagnent la réception, de sorte qu’ils s’en retournent à leurs occupations ordinaires, se souvenant que l’Église, qui les y a envoyés, les avertit par ce moyen de les faire avec la religion que mérite leur vocation, et l’esprit dont ils sont pleins. »

Il n’y a donc rien de plus vénérable que cette parole de l’Église, chantée par le prêtre : Allez, je vous congédie ! Les païens prononçaient le renvoi dans des termes équivalents : Vous pouvez sortir du temple, criait à haute voix un sacrificateur, Ire licet ex templo. Le renvoi solennel est une mesure de bon ordre qui a été employée de tout temps.

Il est même probable que c’est le renvoi (missio, missa) qui a donné son nom à la messe. « C’est le peuple, dit Bossuet, qui donne les noms, et il les donne par ce qui frappe davantage. » Or, avant l’offertoire, il y avait un triple renvoi intimé hautement par un diacre aux catéchumènes, aux énergumènes, et aux pénitents[9] : enfin le sacrifice s’est toujours conclu par un renvoi général. On comprend que ces renvois multipliés aient assez frappé les oreilles et les yeux du peuple, pour qu’il ait étendu au sacrifice lui-même le nom de messe qui signifie renvoi.

Toutefois, le renvoi étant prononcé, les assistants ne sortent qu’après avoir reçu la bénédiction du prêtre qui officie. Cérémonie vraiment touchante, et qui est bien intimement dans l’esprit de l’Église ! « Ne rendez pas, dit saint Pierre aux chrétiens, la malédiction pour la malédiction, mais plutôt bénissez : car vous êtes appelés à recevoir en héritage la bénédiction. » (1 P 3, 9)

Comment l’Église pourrait-elle donc renvoyer ses enfants sans les bénir, alors qu’ils sont tout pleins de Jésus-Christ ? Cette bénédiction d’une mère est comme le sceau placé sur les trésors de grâce, que l’âme fidèle remporte du saint sacrifice.

Autrefois la messe était absolument terminée par cette bénédiction. Maintenant le prêtre lit l’Évangile de saint Jean, qui a été amené là par la dévotion du peuple. Comme cet Évangile se dit tout bas, la bénédiction solennelle n’en reste pas moins la conclusion définitive de l’acte liturgique par excellence qu’on nomme la sainte messe.


XI. Les fins du sacrifice

On appelle fin du sacrifice, le but que se propose l’Église, en l’offrant à Dieu.

Saint Augustin enseigne que le but essentiel du vrai sacrifice est que nous soyons attachés à Dieu par les liens d’une société toute sainte, ut sancta societate inhaereamus Deo[10].

Cette fin du sacrifice est aussi simple que grande. Toutefois, si on la considère attentivement, on reconnaît qu’elle renferme, dans sa simplicité, plusieurs éléments distincts. En effet, pour que nous entrions en société avec Dieu, notre Créateur et notre Père, il faut avant tout que Dieu nous soit propice, que, quittant pour ainsi dire les sentiments d’une juste colère, il s’incline vers nous malgré notre indignité. Ensuite la société, en laquelle nous entrons avec Dieu, suppose de notre part certains actes, comme : lui rendre grâces pour les bienfaits passés, l’adorer, lui demander de nouvelles grâces. Conséquemment le sacrifice de nos autels, pour former et entretenir les liens d’une société toute sainte entre Dieu et les hommes, doit remplir un quadruple but :

1°) — apaiser Dieu,

2°) — lui rendre grâces,

3°) — lui payer le tribut de l’adoration,

4°) — impétrer ses bienfaits.

De là quatre caractères, ou quatre fins du sacrifice : il est tout ensemble propitiatoire, eucharistique, latreutique, impétratoire.


Propitiatoire

Le chrétien qui s’humilie comprendra à merveille le caractère propitiatoire de la sainte messe.

Nous sommes pécheurs par naissance ; et cette qualité nous est inhérente en cette vie mortelle. Là où la source du péché n’est jamais tarie, il convient que la source de la propitiation soit intarissable. « Si chaque fois que le sang du Christ est répandu, dit saint Ambroise, il l’est pour la rémission des péchés, je ne dois jamais cesser de le recevoir, moi qui pèche sans cesse, sans cesse j’ai besoin du remède[11]. »

Considérons la situation du pécheur qui veut rendre à Dieu le souverain hommage du sacrifice. Comment présentera-t-il son offrande ? Dieu ne reçoit que l’hommage des cœurs purs, le don des mains innocentes ; nos sacrifices ne lui sont agréables qu’autant que nous le sommes nous-mêmes. Où donc se tournera le pauvre pécheur ? La difficulté paraît insoluble, mais Dieu vient à notre aide. Nos offrandes, changées au corps et au sang de Notre Seigneur, ont pour premier effet d’apaiser sa redoutable majesté, de nous la rendre propice, de conférer à nos âmes la pureté requise pour la pleine acceptation du sacrifice. Ainsi, tout se trouve-t-il dans l’ordre : l’offrande purifie ceux qui l’offrent, et Dieu la reçoit de leurs mains.

Que les choses se passent ainsi, cela ressort avec évidence des admirables oraisons de l’Église dites secrètes. « Que cette hostie, Seigneur, fasse disparaître nos péchés, et sanctifie, pour la célébration du sacrifice, les corps et les âmes de vos serviteurs. – Accordez-nous, Seigneur, que cette hostie salutaire soit tout ensemble et la purification de nos péchés, et la propitiation de votre majesté. – Purifiez-nous, ô Dieu miséricordieux, afin que les prières de votre Église, qui vous sont agréables par l’oblation de ces pieux présents, vous soient plus agréables encore par l’expiation de nos âmes. – Soyez propice, Seigneur, à votre peuple, propice à ses offrandes afin que, apaisé par cette oblation, vous nous donniez le pardon, et que vous nous accordiez nos demandes. – Que ces sacrifices, Seigneur, nous enlevant nos souillures par leur vertu puissante, nous fassent parvenir tous purs vers celui dont ils sont les symboles[12]. »

On le voit clairement, le premier effet du sacrifice est de nous disposer à l’offrir en nous rendant Dieu propice, en purifiant nos âmes. En un mot, Notre Seigneur, sur nos autels, est vraiment une victime propitiatoire ; et les protestants, qui lui ont dénié cette qualité, ont oublié eux-mêmes qu’ils étaient pécheurs, et sont allés manifestement contre la tradition de l’Église.


Eucharistique

Une fois apaisé, Dieu reçoit nos offrandes avec une bonté toute paternelle ; et nous commençons par lui rendre grâces.

Quand Notre Seigneur institua l’eucharistie, il prit du pain, dit saint Luc, rendit grâces, le rompit et dit : Ceci est mon corps (Lc 20, 19). De même, selon saint Matthieu et saint Marc, en prenant le calice, il rendit grâces, et changea le vin en son sang. Généralement, avant même de demander quelque chose à son Père, Notre Seigneur commençait par lui rendre grâces de ce qu’il l’exauçait toujours ; ainsi fit-il, au témoignage de saint Jean, quand il s’agit de ressusciter Lazare (Jn 11, 48).

L’action de grâces, rendue solennellement par Notre Seigneur en instituant le sacrifice nouveau, est ce qui lui donna son nom. Il fut appelé sacrifice eucharistique, ou d’action de grâces.

Ce nom lui convient admirablement. De même que les anciens sacrifices étaient une annonce de la rédemption à venir, notre sacrifice est une action de grâces pour la rédemption accomplie. Mais quelle divine action de grâces n’est-ce pas que de tenir Notre Seigneur entre nos mains et de l’offrir à son Père, pour le remercier de nous l’avoir donné ?

Cette action de grâces, qui vise principalement ce grand don de la munificence divine, s’étend à tous les dons secondaires qui en découlent. Les messes, célébrées en l’honneur des saints, c’est-à-dire à leurs fêtes, sont de vraies messes d’action de grâces pour la sainteté que Dieu leur a communiquée par les mérites de son Fils unique, Jésus-Christ.


Latreutique

Insuffisants par nous-mêmes à rendre grâces à Dieu, nous trouvons en Jésus-Christ notre suffisance ; insuffisants à adorer Dieu comme il faut, nous trouvons encore notre suffisance en lui.

Par l’incarnation du Verbe, Dieu s’est donné à lui-même un adorateur digne de son infinie majesté. Et cet adorateur par excellence, il nous le donne maintenant, afin que nos adorations, unies aux siennes, soient portées jusque sur l’autel sublime du ciel[13].

C’est par Jésus-Christ que les Anges louent Dieu, que les Dominations l’adorent, que les Puissances tremblent, que les Cieux et les Vertus des cieux, et les bienheureux Séraphins, chantent dans un commun transport : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu des armées ! C’est par lui, en nous unissant à l’armée céleste, que nous rendons à Dieu les mêmes hommages. Voilà le mystère de la sainte messe, dans lequel, comme dit saint Grégoire le Grand, il se fait un même tout du monde invisible et du monde visible[14].

L’Église, dans les oraisons dites secrètes, mentionne de préférence l’effet propitiatoire du sacrifice ; car ce qui la préoccupe alors le plus vivement, c’est d’y préparer dignement ses enfants. Mais dans le Canon, elle s’adresse à Dieu avec l’accent d’une fervente adoration. Les secrètes indiquent son intention d’adorer Dieu par Jésus-Christ, quand elle appelle l’hostie une hostie de louange. Dans l’une d’elles, elle s’écrie : « Que les sacrifices, qui vous sont dédiés, vous soient rendus, ô Seigneur, car vous nous les donnez pour être offerts en l’honneur de votre nom, de manière à ce qu’ils soient en même temps nos remèdes. » Cette secrète nous montre, qu’adorer Dieu est l’objet essentiel du sacrifice, auquel s’ajoute, comme accessoire, l’expiation de nos péchés.


Impétratoire

Le sacrifice eucharistique, en nous rendant Dieu propice, fait descendre sur nous l’affluence de ses grâces ; une fois l’obstacle du péché enlevé, nous sommes inondés des rayons divins.

De plus, c’est, dit l’Église, un commerce vénérable et sacro-saint : nous y offrons au Père céleste son Fils qu’il nous a donné ; et en retour il nous remplit de toute bénédiction céleste[15].

L’Écriture, pour nous peindre Dieu irrité, nous le montre cachant son visage. « Pourquoi, lui dit Job, me cachez-vous votre visage, et me traitez-vous comme votre ennemi ? — Quand vous cachez votre visage, dit le psalmiste, tous les êtres sont dans le trouble, et prêts à rentrer dans le néant. » Au contraire, quand Dieu montre son visage, tout revit, c’est un débordement d’allégresse. De là ces prières du psalmiste : « Seigneur, montrez-nous votre visage, et nous serons sauvés. – Que Dieu fasse rayonner sur nous son visage, et qu’il ait pitié de nous ! »

Or Notre Seigneur, priant sur nos autels, attire, sur lui-même et tous ceux qui se tiennent unis à lui, les regards de Dieu : le visage du Père céleste se montre, rayonnant de bonté, et il produit, dans le monde des âmes, des effets semblables à ceux du soleil dans l’univers visible, quand il paraît dans notre hémisphère.

Ces effets de grâce, l’Église, appuyée sur Jésus-Christ, les demande avec confiance. Les secrètes sont pleines de ces prières. Nous n’en citerons ici qu’une seule : « Que cette oblation, Seigneur, nous purifie, nous renouvelle, nous gouverne et nous protège ! » Qui n’admirerait cette gradation d’effets, et, en quatre mots, cette plénitude de grâces ? La pureté de l’âme, son entier renouvellement, des grâces actuelles incessantes, les soins d’une Providence jalouse de notre salut : tout cela jaillit du sacrifice de nos autels, comme de source. Il est donc bien vrai que c’est par les dons sacrés que parvient jusqu’à nous l’effet complet de la rédemption. Per haec veniat nostrae redemptionis effectus.

Ici une question se soulève d’elle-même : l’eucharistie, comme sacrifice, produit-elle identiquement les mêmes effets que l’eucharistie, comme sacrement ? Nous chercherons à résoudre cette très intéressante question dans un prochain et dernier article.


XII. L’efficacité du sacrifice de la messe

Nous avons promis de comparer les effets de l’eucharistie, envisagée comme sacrifice, avec les effets qu’elle produit comme sacrement. Puissions-nous bien éclaircir cette intéressante question !

Premièrement, disons-nous, le sacrifice a une valeur satisfactoire que le sacrement n’a pas. Jésus immolé entre les mains des hommes, c’est un prix inestimable qu’ils offrent à Dieu pour leurs péchés, et qui, dans la mesure où Dieu l’accepte, les affranchit de toutes peines dues à la justice divine, soit en ce monde, soit en l’autre. Voilà pourquoi la sainte messe est offerte pour les défunts comme pour les vivants.

Secondement, le sacrifice a une valeur propitiatoire illimitée. Comme l’Église le témoigne aux oraisons du Vendredi Saint, Notre Seigneur a souffert pour tous les hommes ; et c’est la volonté de Dieu que le fruit de sa mort soit appliqué non seulement aux fidèles, mais aux infidèles, et même aux malheureux Juifs qui l’ont crucifié. Cette application se fait par le moyen du sacrifice de la messe. Offert spécialement pour les fidèles, il étend ses influences sur les infidèles, et attire sur eux, comme sur les pécheurs impénitents, des grâces de conversion. L’Église marque bien cet effet, quand elle prie ainsi dans une secrète : « Ô Seigneur, soyez apaisé par ces oblations, et nous étant rendu propice, forcez d’aller à vous nos volontés même rebelles, nostras etiam rebelles ad te compelle propitius voluntates. » Notre Seigneur s’établit dans l’eucharistie comme dans un centre dont la force d’attraction tend à ramener toutes les créatures humaines à l’unité avec Dieu.

Nous pouvons comprendre maintenant en quoi le mode d’action de Notre Seigneur à l’autel diffère de son mode d’action dans la sainte communion.

A l’autel, Notre Seigneur agit sur les âmes par des illuminations et des secousses salutaires qui les amènent à Dieu, en un mot, par des grâces actuelles qui les disposent à recevoir une infusion de grâce habituelle. Dans la sainte communion, il agit par une application de tout lui-même, qui opère dans les âmes une transformation, en un mot, par une infusion de grâce habituelle. Ainsi, la sainte communion achève-t-elle et perfectionne-t-elle ce qui était commencé. Les âmes étaient comme échauffées par la proximité du divin soleil ; à un contact immédiat avec lui, elles prennent feu ; elles deviennent lumière avec celui qui est tout lumière, amour avec celui qui est tout amour.

De toutes ces considérations, tirons quelques conclusions qui seront le couronnement de ces articles.


L’assistance à la messe et la communion

La première conclusion sera sur l’importance incalculable de l’assistance à la messe.

A l’autel Notre Seigneur se sacrifie ; et, par son sacrifice, il apaise la redoutable majesté de Dieu, il lui rend une immense action de grâces et une adoration digne d’elle, il attire sur le monde toutes les bénédictions célestes. Si nous voulons que Dieu nous soit propice, si nous voulons lui rendre grâces, l’adorer et obtenir ses bienfaits, comme c’est le rigoureux devoir de toute créature raisonnable, il faut, de toute nécessité, que nous nous unissions à Notre Seigneur immolé sur nos autels. Or, le signe extérieur de cette indispensable union est l’assistance à la messe.

On ne saurait dire combien de grâces elle attire sur les âmes. Notre Seigneur à l’autel est comparable à un fer embrasé qui jette tout alentour de lui des milliers d’étincelles. Ces étincelles du saint amour pleuvent pour ainsi dire sur ceux et celles qui assistent à la sainte messe avec recueillement et dévotion.

Assistons donc à la sainte messe, autant qu’il nous est possible ; et, si un devoir légitime nous empêche d’y assister, unissons-nous par le cœur à Jésus immolé, nous recueillerons les mêmes fruits. Dans le Tyrol, il n’est pas rare de voir, en certains villages, tout le monde assister tous les jours à la messe ; aussi le Tyrol a-t-il conservé dans sa pureté l’antique foi des premiers âges.

Une seconde conclusion sera sur la communion, et principalement sur la communion spirituelle.

Notre Seigneur au saint autel excite les âmes à s’unir à lui par la communion. Il secoue leur torpeur, éveille leur foi, pique leurs désirs, échauffe leur amour. Il est donc dans l’ordre que l’assistance à la messe se termine par la réception sacramentelle du Sauveur, de l’ami des âmes.

Mais toutes les âmes ne peuvent pas communier sacramentellement tous les jours, nous en convenons. Au moins peuvent-elles communier spirituellement. Cette communion spirituelle, tant recommandée par les saints, consiste en un ardent désir de s’unir à Notre Seigneur. Ce désir-là doit, disons-nous, couronner l’assistance à la sainte messe, si l’on veut en retirer tout le fruit. Telle est la bonté de Dieu, nous disent les saints, que cette communion de désir produit quelquefois les mêmes effets de grâce que la communion sacramentelle ; en tout cas, elle dispose l’âme à faire de bonnes communions.

Ainsi donc, chaque âme se réjouira-t-elle d’assister à la messe pour produire, en union avec Notre Seigneur, des actes de contrition, d’actions de grâces, d’adoration et de demande ; au moment de la communion, si elle ne reçoit pas son Sauveur, elle s’unira du moins à lui par un très fervent désir.


Résumons-nous

Saint François de Sales appelle l’assistance à la messe le soleil des exercices de la vie chrétienne ; nous souhaitons que nos lecteurs viennent le plus souvent possible s’échauffer à ce soleil.

Saint Léonard de Port-Maurice l’appelle un trésor caché ; nous souhaitons que nos lecteurs reconnaissent la valeur de ce trésor, qu’ils convoitent cette perle précieuse, qu’ils s’en enrichissent et qu’ils négocient avec elle leur éternité.


  1. In Ez., lib. 2, hom. 10.
  2. De Trinitate, lib. 4, c. 13-14.
  3. Dans cette traduction d’Isaïe, nous appelons parfois à notre aide le texte hébreu. Le père Emmanuel cite ici Is 52, 13 et sq. (NDLR.)
  4. Pontifical Romain, ordination des sous-diacres.
  5. Pontifical Romain, ordination des sous-diacres.
  6. De Eccl. hier., 3, 5.
  7. Porter jusqu’à Dieu nos oblations, dit Bossuet, les élever jusqu’au ciel où il les reçoive, c’est les lui présenter de telle sorte et avec une conscience si pure qu’elles lui soient agréables. Cette façon de parler est tirée du rite des anciens sacrifices. Nous avons vu qu’on élevait la victime ; c’était en quelque sorte l’envoyer à Dieu, et le prier par cette action de la recevoir ; ce qui paraissait plus sensible dans les holocaustes, dont la fumée, se portant en haut, s’allait mêler avec les nues, et semblait vouloir s’élever jusqu’au trône de Dieu. Les prières qu’on y joignait semblaient aussi aller avec elle, ce qui faisait dire à David : que ma prière, ô Seigneur, soit dirigée vers vous comme l’encens ! c’est-à-dire, comme la fumée de la victime brûlée, car c’est ici ce que veut dire le mot incensum.
  8. Les mots Ite missa est ne doivent pas se traduire : Allez, la messe est dite, mais : Allez, c’est le renvoi. Missa est le même mot que missio.
  9. Dans la discipline de la primitive Église, ceux qui se préparaient au baptême (les catéchumènes – pour éviter de profaner le mystère), ceux qui étaient possédés du démon (les énergumènes – pour éviter qu’ils ne troublent la cérémonie) et ceux qui étaient sous l’effet d’une pénitence publique (les pénitents – pour leur faire faire pénitence) ne devaient pas assister au saint sacrifice de la messe après l’offertoire. Ils assistaient seulement à la première partie de la messe, qu’on appelle à cause de cela la messe des catéchumènes.
  10. De Civ. Dei., lib. 10, cap. 6.
  11. De Sac., lib. 4, cap. 6.
  12. Ces effets se produisent positis ponendis : c’est-dire que le sacrifice de la messe attire sur les pécheurs des grâces actuelles qui les amènent à recevoir dignement le sacrement de pénitence, et sur les justes des grâces actuelles qui les disposent à communier dignement.
  13. Canon de la messe.
  14. Dialogues.
  15. Canon de la messe.
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