Manuel d'apologétique - 3ème partie : La vraie Eglise

De Salve Regina

Révision datée du 7 avril 2011 à 11:38 par GM (discussion | contributions) (SECTION II CONSTITUTION DE L'ÉGLISE)

Sommaire

Troisième partie : la Vraie Église

Aperçu général de la troisième partie.


298. — Ainsi que l'indique le tableau qui précède, cette troisième Partie de l'Apologétique se partage en trois sections.


A. LA PREMIÈRE SECTION comprend deux chapitres groupés sous le titre général de « Recherche de la vraie Église ».

La conclusion à laquelle nous avons abouti, dans la seconde Partie, c'est que, entre toutes les religions actuelles qui revendiquent le nom de religion révélée, une seule porte les marques d'origine divine ; cette religion c'est la religion chrétienne. Mais cela ne suffit pas, et il reste à savoir où nous pouvons la trouver. Donc deux questions : Jésus-Christ a-t-il fondé une institution quelconque, une Église dont il nous soit possible de découvrir les traits essentiels dans l'Écriture, et à qui il ait confié le dépôt exclusif de sa doctrine! Dans l'affirmative, — et étant donné que plusieurs sectes prétendent être cette Église fondée par le Christ, — quelles sont les marques auxquelles nous puissions la discerner? Quelle est la vraie Église?


B. DEUXIÈME SECTION. — A vrai dire, lorsque l'apologiste a démontré que l'Église romaine est la vraie Église, son œuvre est terminée. Les deux autres sections sont donc en dehors de l'apologétique constructive, Nous les avons ajoutées pour répondre à des questions du plus haut intérêt et d'ailleurs généralement inscrites aux Programmes d'Instruction religieuse.

La seconde section, qui porte le titre général de « Constitution de l’Église », comprend deux chapitres : Le premier où l'on étudie» du point de vue théologique, la hiérarchie et les pouvoirs de l'Église ; le second, sur les droits de l'Église et ses relations avec l’État.


C. TROISIÈME SECTION. — La troisième section est consacrée à la défense de l'Église, non pas évidemment contre toutes les attaquée qui lui ont été faites, sur le terrain historique, philosophique et scientifique, mais contre les principales, et celles qu'on rencontre le plus couramment dans les livres et sur les lèvres des adversaires mal intentionné» ou mal informés. Cette section aura deux chapitres: 1° L'Église et lHistoire, et 2° lÉglise ou la Foi devant la raison et la Science.

Section 1 : Recherche de la vraie Église

Chapitre 1 : Institution d'une Église

DÉVELOPPEMENT


Notions préliminaires. Division du Chapitre


299.I. Notions préliminaires. — Pour qu'aucune confusion ne naisse dans l'esprit, il importe, avant tout, de bien déterminer le sens des deux mots « royaume de Dieu» et «Église», dont l'usage sera fréquent au cours de ce chapitre.


Concept du royaume de Dieu. — L'expression « royaume de Dieu » ne revient pas moins de cinquante fois dans les Évangiles de saint Marc et de saint Luc. Saint Matthieu au contraire ne l'emploie que rarement (xii, 28 ; xxi, 31, 43) ; il lui substitue l'hébraïsme « royaume des cieux». Peu importe du leste : les deux expressions ont même sens. Le royaume de Dieu ou des cieux est bien le point contrai de la prédication de Jésus. L'on se rappelle que les Juifs, instruits par les oracles messianiques, attendaient depuis plusieurs siècles l'avènement d'un vaste Royaume appelé à s'étendre au loin, et d'un Roi que Jahvé enverrait pour le gouverner. L'établissement de ce royaume doit donc être l'œuvre propre du Messie. Mais ce royaume dont Jésus vient annoncer la venue, n'est pas tel que les Juifs se le représentent. Dans son ensemble il est la nouvelle religion, la grande société chrétienne que le Christ va instaurer, qu'il doit inaugurer sur cette terre jusqu'à ce qu'il en devienne le juge et le roi à son dernier avènement. Le royaume de Dieu a donc deux phases. Il est : — a) un royaume terrestre dans lequel pourront se grouper tous les sujets de l'univers, et — b) un royaume céleste, transcendant, qui sera établi dans le ciel, un royaume eschatologique.


300. — 2° Concept de l'Église. — Étymologiquement, le mot Église (du grec « ekklêsia» assemblée), désigne une assemblée de citoyens convoquée par un crieur public.


A. DANS LE LANGAGE SCRIPTURAIRE, le mot est employé avec une double signification. — a) Au sens restreint et conforme à l’étymologie, il s'applique soit à l’assemblée des chrétiens qui tiennent leur réunion dans une maison particulière (Rom., xvi, 5 ; Col., IV, 15)[251], soit à l’ensemble des fidèles d'une même cité ou d'une même région : telles sont, par exemple, l'Église de Jérusalem (Act., viii, 1 ; xi, 22 ; xv, 24), l'Église d'Antioche (Act., xiv, 26 ; xv, 3 ; xxiii, 1), les Églises de Judée (Gal., I, 22), les Églises d'Asie (I Cor., xvi, 19), les Églises de Macédoine (II Cor., vin, 1). — b) Dans un sens général, le mot désigne la société universelle des disciples du Christ. Le mot est ainsi employé par saint Matthieu dans le fameux « Tu es Petrus... Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » ( Mat., xvi, 18). Le même sens est assez fréquent dans les Actes (v, 11 ; viii 1, 3 ix, 31), dans les Épîtres de saint Paul (I Cor., X, 32 ; xi, 16 ; xiv, 1 ; xv, 9 ; Gal, i, 13 ; Eph., i, 23 ; V, 23 ; Col, i, 18), dans l'Épître de saint Jacques (v, 14).


DANS LE LANGAGE DES PÈRES, le mot Église se retrouve avec les deux mêmes sens — a) sens restreint, soit d'assemblée des fidèles : ex. Didachè (iv, 12) soit de groupement local ou régional des fidèles: ex. première Épître de saint Clément pape aux Corinthiens dans la suscription et XLVII, 6; — b) sens général, pour désigner l'ensemble des fidèles appartenant à la religion chrétienne : le mot se trouve ainsi employé dans les écrits du pape saint Clément, de saint Ignace, de saint Irénée, de Tertullien et de saint Cyprien.


B. D'APRÈS LA DOCTRINE CATHOLIQUE, le mot Église pris au sens général, s'entend de la société des fidèles qui professent la religion du Christ sous l'autorité du Pape et des Évêques — a) En tant que société, l'Église offre les trois caractères communs à toute société, à savoir une fin, des sujets aptes à atteindre cette fin et une autorité qui a la mission de les y conduire. — b) En tant que société religieuse, les caractères de l'Église sont d'une nature spéciale. La fin qu'elle poursuit est d'ordre surnaturel. Les sujets auxquels elle s'adresse sont considérés, non par rapport à leurs intérêts temporels, mais au seul point de vue du salut de leur âme. De même, l'autorité qui assume la direction est une autorité surnaturelle qui a reçu de Jésus-Christ un triple pouvoir: — 1 un pouvoir doctrinal pour enseigner d'une manière infaillible la doctrine du Christ ; — 2. un pouvoir sacerdotal pour communiquer la vie divine par les sacrements; et — 3. un pouvoir de gouvernement pour obliger tous les fidèles à ce qui est jugé nécessaire ou utile à leur salut.


301, — Nota. — I. Il est facile de voir, par les deux notions qui précèdent, que le concept du royaume est beaucoup plus étendu que celui de l'Église. L'Église est quelque chose du royaume. Elle en est le côté visible et social, mais elle n'est pas tout le royaume, celui-ci ayant deux aspects : l'aspect terrestre et l'aspect céleste ou eschatologique (N° 299). Cependant l'Église, entendue au sens large, se confond avec le royaume de Dieu. Les théologiens distinguent en effet le corps et l’âme de l'Église, c'est-à-dire, d'un côté, la communauté visible et hiérarchique des chrétiens, et, de l'autre, la société invisible, l'âme, à laquelle appartiennent tous ceux qui sont en état de grâce, quelque religion qu'ils professent. Ils comprennent en outre dans la notion d'Église, non seulement les fidèles de la terre (Église militante), mais aussi les élus qui sont au ciel (Église triomphante) et les âmes qui souffrent en Purgatoire (Églises souffrante). — 2. Au point de vue apologétique, et comme il est entendu dans ce chapitre, où nous recherchons si Jésus-Christ a institué une Eglise, ce mot ne s'applique qu'à la société visible et hiérarchique des chrétiens ici-bas, donc à la société considérée sous son aspect extérieur et social (sens général).


302. — II. Division du Chapitre. — Une double question doit faire l'objet de notre étude. 1° Tout d'abord nous avons à rechercher si Jésus a pu songer à fonder une Église : c'est la question préalable. 2° Puis, dans l'affirmative, nous aurons a établir, d'après les documents de l'histoire, quels sont les caractères essentiels de l’Église fondée par le Christ. D'où deux articles. Dans le premier, nous rencontrerons devant nous les rationalistes, les protestants libéraux et les modernistes. Dans le second, nous aurons les mêmes adversaires, et en plus, les Protestants orthodoxes et les Grecs schismatiques.


Art. 1. — Question préalable : Que Jésus a pu songer à fonder une Église.

303. — D'après les protestants libéraux et les modernistes, l'institution d'une Église ne pouvait pas être dans la pensée de Jésus, la prédication du Sauveur n'ayant d'autre but que l'établissement du royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, en effet, tel que nos adversaires le conçoivent, est incompatible avec la notion catholique de l'Église. Le royaume de Dieu prêché par Jésus serait: — 1. un royaume purement spirituel, d'après les uns (Sabatier, Stapfer, Harnack) ; — 2. un royaume uniquement eschatologique, d'après les autres (M. Loisy). Nous allons examiner ces deux systèmes, et nous montrerons qu'ils sont une interprétation incomplète, et par conséquent fausse, de la pensée et de l'œuvre de Jésus.


§ 1. — Le système d'un royaume de Dieu seulement intérieur.

réfutation.


304. — 1° Exposé du système. — Si nous en croyons Sabatier et Harnack, Jésus n'a jamais songé à fonder une Église, en tant que société visible. Il s'est borné à prêcher un royaume de Dieu intérieur et spirituel ; son unique préoccupation a été d'établir le règne de Dieu dans l'âme de chaque croyant, en produisant en lui une rénovation intérieure et on lui inspirant envers Dieu les sentiments d'un fils à l'égard de son Père. Dans sa race, dans son milieu, dans la génération de son temps, Jésus trouvait une religion exclusivement rituelle et formaliste. Sans doute, il un l'a pas interdite d'un seul coup ; mais ce côté extérieur de la religion, il l'a on visage comme secondaire. Ce que l'on peut au contraire regarder comme la grande nouveauté apportée par lui, comme l'élément original et qui lui appartient en propre, ce qui, en d'autres termes, est bien l'essence du christianisme, c'est la place prépondérante accordée désormais au sentiment. Ainsi le royaume de Dieu serait un royaume intime et spirituel, s'adressant aux besoins de l'âme, n'impliquant aucune adhésion à des dogmes, à des institutions positives et à des rites tout extérieurs, laissant donc toute liberté au sens individuel. D'où il suit que l'organisation du christianisme en société hiérarchique serait en dehors du plan tracé par le Sauveur ; l'Église serait une création humaine dont il appartient à l'histoire de découvrir les origines et les causes.


305. — 2° Réfutation. — Que la religion prêchée par le Christ, autrement dit, le royaume de Dieu soit surtout d'essence spirituelle, que la grande innovation du christianisme ait été la rénovation intérieure par la foi, la charité et l'amour du Père, que ces conceptions de Jésus aient créé un abîme entre le pharisaïsme alors régnant et la religion nouvelle, c'est ce dont nous aurions mauvaise grâce à ne pas convenir avec Harnack. Il ne faudrait pourtant rien exagérer, car, dans une certaine mesure, le royaume spirituel n'était nullement étranger à l'enseignement des prophètes, comme nous l'avons vu en étudiant l'argument prophétique (N° 248). Toutefois il n'en est pas moins vrai, — et c'est ce qu'il fait reconnaître avec Harnack, — que le royaume spirituel et intérieur est bien l'œuvre de Jésus. Alors que la voix des prophètes avait eu peu d'écho, Jésus seul eut assez d'autorité pour remonter le courant et opposer à la justice tout extérieure et matérielle du culte mosaïque la

justice du nouveau royaume où les vertus intérieures telles que l'humilité, la chasteté, la charité, le pardon des injures, occupent la première place.

Mais, ces justes concessions une fois faites, s'ensuit-il qu'il y ait lieu de conclure, avec Harnack, que le royaume de Dieu annoncé et établi par le Christ, soit un royaume purement individuel, une société invisible composée des âmes justes, et qu'il n'ait aucun caractère collectif et social? Est-on même en droit de prétendre que la perfection intérieure doit être considérée comme l’essence du christianisme, parce que seule elle est l'œuvre du Christ? Il semble bien que non, et il y a dans cette manière de voir un sophisme que M. Loisy a relevé dans les termes suivants. « II y aurait, dit-il, peu de logique à prendre pour l'essence totale d'une religion ce qui la différencie d'avec une autre. La foi monothéiste est commune au judaïsme, au christianisme et à l'islamisme. On n'en conclura pas que l'essence de ces trois religions doive être cherchée en dehors de l'idée monothéiste. Ni le juif, ni le chrétien, ni le musulman n'admettent que la foi à un seul Dieu ne soit pas le premier et le principal article de leur symbole. . C'est par leurs différences qu'on établit la destination essentielle de ces religions, mais ce n'est pas uniquement par ces différences qu'elles sont constituées... Jésus n'a pas prétendu détruire la Loi, mais l'accomplir. On doit donc s'attendre à trouver dans le judaïsme et dans le christianisme, des éléments communs, essentiels à l'un et à l'autre... L'importance de ces éléments ne dépend ni de leur antiquité, ni de leur nouveauté, mais de la place qu'ils tiennent dans l'enseignement de Jésus et du cas que Jésus lui-même en a fait. »[252] Autrement dit, ce n'est pas parce que le Messie a enseigné que le « royaume de Dieu » devait être surtout spirituel, qu'il faut en conclure qu'il doit être exclusivement spirituel.

Du reste, la chose apparaît tout à fait évidente si l'on prend soin de remettre le langage de Jésus dans les conditions de milieu et d'idées dans lesquelles il a été tenu. Si le Sauveur insiste tout particulièrement sur l'idée de perfection intérieure et de rénovation spirituelle, c'est qu'il doit corriger les conceptions fausses des Juifs. Ceux-ci attendent un royaume temporel ; ils se sont attachés dans les prophéties à l'élément secondaire (V. Nos 248 et 253) et ils croient à la restauration du royaume d'Israël. Le Messie veut donc redresser leurs conceptions fausses et leur faire comprendre que le royaume de Dieu qu'il est venu établir, n'est nullement un royaume temporel, qu'il n'est pas le triomphe d'une nation sur les autres, mais un royaume qui s'adresse à tous les peuples et dans lequel aura accès tout homme de bonne volonté qui pratique les vertus morales et intérieures.

Que le royaume ne soit pas purement spirituel, qu'il ait au contraire un caractère collectif et social, c'est ce qui ressort surtout de nombreuses paraboles, qui sont, on le sait, une des formes les plus ordinaires sous lesquelles Jésus donne son enseignement. Il est clair, par exemple, que les paraboles où Notre-Seigneur compare le royaume au champ du père de famille sur lequel poussent à la fois le bon grain et l'ivraie (Mat., xiii, 24, 30), au filet du pécheur où se confondent les bons et les mauvais poissons (Mat., xiii, 47), n'auraient aucun sens dans l'hypothèse d'un royaume purement intérieur et spirituel.

D'autre part, le terme de royaume de Dieu ne serait-il pas bien impropre s'il fallait l'entendre du règne de Dieu dans l'âme individuelle? Ce n'est plus en effet d'un royaume qu'il s'agirait, mais d'autant de royaumes qu'il y aurait d'âmes.

Les partisans de ce système s'appuient, il est vrai, pour prouver leur thèse, sur ce texte de saint Luc (xvi, 20) « Ecce regnum Dei intra vos est » qu'ils traduisent ainsi : « Le royaume de Dieu est en vous. » Mais ce texte comporte un autre sens, et il semble plus juste et plus en rapport avec le contexte de traduire : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous. » D'après saint Luc, en effet, ce sont les pharisiens qui interrogent Notre-Seigneur. Comme ils lui demandent quand viendra le royaume de Dieu, il leur répond : « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : il est là ; car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous. » Ainsi remise dans son cadre, la parole de Jésus paraît plutôt contredire le système d'un royaume purement intérieur que de le favoriser. S'adressant à des pharisiens qui étaient incrédules, qui, du fait qu'ils rejetaient l'Évangile, se mettaient en dehors du royaume, n'est-il pas évident que Jésus ne pouvait leur dire que ce royaume était en eux, c'est-à-dire dans leurs âmes? La pensée du Sauveur est donc tout autre. Se heurtant aux idées fausses de ses adversaires, qui s'imaginaient que la venue du royaume et du Messie serait accompagnée de signes éclatants, de prodiges extraordinaires dans le ciel, Jésus apprend aux pharisiens comment le royaume de Dieu doit venir. Il ne viendra pas, leur dit-il alors, comme une chose qu'on peut observer, comme un astre dont on pourrait suivre le cours, car le royaume sera surtout spirituel et se dérobera par conséquent à l'observation. Du reste, ajoute Notre-Seigneur, n'allez pas le chercher où il ne faut pas, car il est déjà venu, il est au milieu de vous.


Conclusion. — De la correcte interprétation du texte de saint Luc, ainsi que des raisons qui précèdent, il résulte donc que le royaume de Dieu ne peut être considéré comme un royaume purement spirituel, qu'il est au contraire collectif et social, et qu'on ne peut induire de là que Jésus n'ait jamais songé à fonder une Église visible.


§ 2. —. Le système d'un royaume de dieu purement eschatologique.

réfutation.


306. — 1° Exposé du système.— Suivant M. Loisy, l'institution d'une Église n'a pu rentrer dans les desseins du Sauveur. Voici à peu près comment l'auteur de l’Évangile et l'Église entend le démontrer. A l'époque où parut Notre-Seigneur, c'était une idée courante parmi les Juifs, que le Messie aurait pour mission d'inaugurer le règne final et définitif de Dieu ou, si l'on aime mieux, le royaume eschatologique. Or, si l'on analyse les textes des Évangiles, du seul point de vue critique et sans les déformer par une interprétation théologique, il semble bien que Jésus partageait l'erreur de ses contemporains. En conséquence, sa prédication a eu un double but : —-1. annoncer la venue prochaine du royaume en même temps que la fin du monde qui devait en être l'accompagnement obligé ; et — 2. y préparer les âmes par le renoncement aux biens de ce monde et par la pratique des vertus morales capables de procurer la justice. Le Christ de l'histoire n'a donc pas pu songer à fonder une Église, c'est-à-dire une institution durable, puisque son œuvre n'était pas appelée à durer et qu'elle devait se terminer à brève échéance par l'avènement du royaume

final.

On ne saurait donc parler à l'institution divine de l'Église. Ce sont les circonstances et la non-réalisation du royaume eschatologique qui ont déterminé les disciples à corriger le programme de leur Maître, à « réinterpréter » ses paroles « pour accommoder à la condition d'un monde qui durait, ce qui avait été dit à un monde censé près de finir »[253]. D'où il paraît légitime de conclure que Jésus « annonçait le royaume, et c'est l'Église qui est venue.»[254] Cependant, d'après la théorie moderniste, si l'Église ne procède pas d'une pensée et d'une volonté expresse de Jésus, l'on peut dire cependant qu'elle se rattache à l'Évangile, en tant qu'elle fait suite à la société que Jésus avait groupée autour de lui en. vue du royaume. Elle est ainsi, en un certain sens, le résultat légitime, quoique inattendu, de la prédication du Christ, et rien n'empêche de voir, entre l'Évangile et l'Église, un rapport étroit, et de dire en toute vérité que l'Église continue l'Évangile»[255]. En d'autres mots, Jésus avait groupé autour de sa personne un certain nombre de disciples à qui il donna la mission de préparer l'inauguration prochaine du royaume, et comme les événements ont trompé l'attente des apôtres, — le royaume si ardemment désiré et si impatiemment attendu n'étant pas venu, — la petite société a grandi et, en grandissant, elle a donné naissance à l'Église. L'on peut donc définir l'Église : la société des disciples du Christ, qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique, se sont organisés et adaptés aux conditions d'existence de l'heure présente.

L'on pourrait se demander ce que M. Loisy fait des textes évangéliques qui rapportent l'institution de l'Église. C'est bien simple. Comme les protestants libéraux, il les déclare sans valeur pour l'historien, et il en donne comme raison que « les textes qui concernent véritablement l'institution de l'Église sont des paroles du Christ glorifié ». Ces textes seraient donc des produits de la pensée chrétienne. Et M. Loisy conclut que « l'institution de l'Église par le Christ ressuscité n'est pas un fait tangible pour l'historien»[256].


307. — 2° Réfutation. — N'ayant d'autre objectif que de préparer les âmes à la venue imminente du royaume des cieux et à sa parousie, le Christ ne pouvait songer à organiser une société durable : telle est l'idée maîtresse du système de M.Loisy. Or nous allons prouver que, pour soutenir une thèse aussi absolue, il est nécessaire de se livrer à un découpage de textes que rien n'autorise, et procéder à un choix inadmissible ou à une interprétation fantaisiste des passages de l'Évangile qui s'appliquent à l'Église.

Considérons d'abord le point de départ Est-il vrai que les contemporains de Jésus n'aient eu d'autre idée que l'établissement du règne définitif de Dieu? Comme l'a fort bien démontré le P. Lagrange[257], l'on peut distinguer au contraire dans la littérature de l'époque deux manifestations de la pensée juive : celle que l'on trouve dans les apocalypses et celle des rabbins. Or, pas plus dans l'une que dans l'autre, le règne messianique n'est identifié avec le règne final de Dieu ; ni d'un côté ni de l'autre l'on ne se désintéresse de l'avenir d'Israël en ce monde. Il y a toutefois cette différence entre les deux que les auteurs apocalyptiques insistaient beaucoup plus sur le royaume eschatologique tandis que les rabbins, dans leur concept du règne messianique, attachaient une part plus importante au monde présent. Si, par conséquent, Jésus avait adopté les idées des apocalypses et n'avait voulu prêcher qu'un royaume purement eschatologique, il n'aurait pas manqué de corriger les croyances des rabbins Or cela, il ne l'a pas fait. De l'examen impartial des Évangiles il résulte au contraire que le Sauveur présente le royaume comme devant avoir une double phase : une phase terrestre avant la période de consommation finale. Il y a en effet de nombreux caractères par lesquels Jésus décrit le royaume, qui sont totalement inconciliables avec le royaume eschatologique et qui ne s'accordent qu'avec la vie présente. C'est ainsi que Jésus parle du royaume comme déjà inauguré. « Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux est emporté de force», est-il dit dans saint Matthieu (xi, 12). Ainsi encore il réplique aux Pharisiens qui l'accusent de chasser les démons au nom de Belzébuth : « Que si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, le royaume de Dieu est donc venu à vous » (Mat., xii, 28).

Mais c'est surtout dans les paraboles que l'enseignement de Jésus transparaît le plus. Le royaume y est représenté comme une réalité déjà existante et concrète, comme un royaume destiné à grandir et à se développer, — parabole du grain de sénevé (Mat., xiii, 31, 35; Marc, IV, 30, 32), — comme un royaume comportant le mélange des bons et des méchants, — paraboles du bon grain et de l'ivraie (Mat., xviii, 24, 30), du filet qui ramasse des poissons de toutes sortes, bons et mauvais (Mat., xiii 47, 50), des vierges sages et des vierges folles (Mat., xxiv, 1, 18). Autant de caractères qui ne sont pas applicables au royaume eschatologique et qui ne peuvent convenir qu'à un royaume déjà formé, susceptible de s'étendre et de se perfectionner, préparatoire à une autre forme de royaume qui, elle, sera la forme; définitive, où le bon grain seul sera engrangé, où le tri entre les bons et les mauvais poissons sera chose faite, et d'où les vierges folles seront exclues.

Tout cela serait juste, répliquent alors les partisans du système eschatologique, si les textes allégués pour prouver l'annonce d'un royaume terrestre étaient authentiques. Mais, ils ne le sont pas. Ils ont été introduits dans la trame évangélique par la première génération chrétienne qui, ne voyant pas venir le royaume eschatologique attendu, n'a pas craint de travestir 1 enseignement du Sauveur pour mettre sa pensée et ses paroles en harmonie avec les faits. Qu'il y ait dans les Évangiles deux séries de textes : l'une eschatologique, l'autre non eschatologique, et que les textes qui annoncent la fin du monde et la parousie soient incompatibles avec ceux qui parlent d'un royaume terrestre, c'est ce que tout critique de bonne foi doit reconnaître. Mais si les deux séries sont exclusives l'une de l'autre, il faut donc choisir entre les deux et rechercher la tradition primitive, celle qui doit être attribuée à Jésus. Or, ajoute-t-on, il y a tout

lieu de croire que la série eschatologique seule représente la pensée authentique de Jésus, car elle n'a pu être inventée au moment où les événements venaient la démentir. La seconde série aurait donc été élaborée ultérieurement pour adapter l'Évangile du salut aux circonstances nouvelles imposées par le développement chrétien.

L'objection des modernistes est plus spécieuse que solide. Ils ont raison sans doute, lorsqu'ils affirment qu'il y a dans les Évangiles deux séries de textes, mais sont-ils en droit de conclure que ces deux séries sont exclusives l'une de l'autre? N'y a-t-il pas plutôt un moyen de les concilier? Le nœud du problème est là. Si Jésus a annoncé la fin du monde et l'avènement du royaume eschatologique comme des choses imminentes, il y a sans contredit opposition entre les deux séries de textes. Jésus qui se serait mépris si gravement en montrant le royaume eschatologique dans un avenir tout proche, ne pourrait plus être l'auteur de la série non eschatologique. Mais la question est précisément de savoir s'il a présenté la fin du monde et la venue du royaume eschatologique comme des événements prochains. A la question ainsi posée nous pourrions d'abord répondre qu'il y a tout lieu de croire a priori que la conciliation est possible, car comment admettre que les Évangélistes rapportant les paroles de Notre-Seigneur, assez longtemps après qu'elles avaient été prononcées, auraient été assez maladroits pour introduire dans leurs récits des textes en contradiction avec ces paroles? De deux choses l'une. Ou bien les Évangélistes sont sincères ou ils ne le sont pas. Dans la première hypothèse, ils auraient reproduit fidèlement les paroles de leur Maître et nous n'aurions qu'une série de textes : la série eschatologique. Dans la seconde hypothèse, ils n'auraient pas manqué de supprimer la série eschatologique, puisque les événements lui donnaient tort, et ils lui auraient substitué purement et simplement la série non eschatologique

Mais voyons si les textes de la série eschatologique ne comportent pas d'autre explication que celle donnée par les modernistes Cela nous ramène à la célèbre prophétie sur la fin du monde dont nous avons parlé dans la seconde Partie (N° 260). Nous n'insisterons donc pas sur ce point. Qu'il nous suffise de rappeler que la parole de Notre-Seigneur « Cette génération ne passera pas avant que toutes ces choses ne s'accomplissent» (Mat, xxiv, 34 ; Marc, xiii 30 ; Luc, xxi, 32), invoquée par nos adversaires pour prouver que Jésus croyait à la fin imminente du monde, s'applique plutôt, d'après le contexte, à la ruine de Jérusalem et du peuple juif. Que les Évangélistes ne distinguent pas les deux catastrophes avec assez de netteté, que leurs récits concernant à la fois la fin du monde et la ruine du Temple manquent de précision, c'est ce qui n'est pas douteux. Et cela est si vrai que beaucoup de critiques ont pu croire que, entraînés par les idées courantes de leur milieu, les Apôtres s'étaient trompés sur la pensée de Jésus. Nous avons vu (p. 272) ce qu'il fallait penser de cette opinion. En toute hypothèse, on ne saurait admettre que Jésus lui-même ait commis l'erreur que nos adversaires lui imputent. Tout au contraire, il ne paraît pas douteux, — à s'en tenir aux simples données d'une sage critique littéraire, — que la catastrophe dont Jésus annonce la date prochaine et à laquelle la génération de son temps doit assister, c'est la ruine de Jérusalem et du Temple, tandis que l'époque de la seconde ne serait envisagée que dans une perspective beaucoup plus lointaine, puisque Jésus dit que « personne n'en connaît ni le jour ni l'heure » (Mat., xxiv, 36).

Quant aux passages qui déclarent imminente la venue du Fils de l'homme sur les nuées du ciel (Mat., xvi, 28 ; xxvi, 64 ; Marc, ix, 1 ; Luc, ix, 27 ; xxii, 69), il est permis d'entendre par là la prédiction de l'admirable essor que prendra bientôt le règne messianique et dont la génération à laquelle Notre-Seigneur s'adresse sera témoin[258]. Ainsi interprétés, ces textes se sont vérifiés à la lettre, vu que la diffusion de la religion chrétienne s'est faite avec une merveilleuse rapidité.


Conclusion. — De la discussion qui précède il n'est donc pas téméraire de conclure que, pas plus que le système d'un royaume purement intérieur et spirituel, le système d'un royaume exclusivement eschatologique n'est acceptable. Il n'est pas vrai de dire alors que Jésus n'a pu nullement envisager l'établissement d'une Église en tant que société visible.


Art. II. — Jésus-Christ a fondé une Église. Ses caractères essentiels.

308. — Position du problème — Il vient d'être démontré ci-dessus que « le royaume de Dieu» prêché par le Christ comporte une première période qui peut s'appeler la phase terrestre et préparatoire du royaume eschatologique. Or ce royaume comprend tous ceux qui acceptent la doctrine enseignée par Jésus. Il est par conséquent une société et c'est à cette société que nous donnons le nom à l'Église. La question qui se pose donc à présent, c'est de savoir quelle est la nature de cette société. Se compose-t-elle de membres égaux : auquel cas l'interprétation de la doctrine du Christ serait laissée à l'arbitraire du jugement individuel? Est-elle au contraire constituée sur le principe de la hiérarchie[259], comprenant deux groupes distincts, l'un qui enseigne et gouverne, l'autre qui est enseigné et gouverné! Jésus a-t-il institué lui-même une autorité à laquelle il ait confié la charge d'enseigner authentiquement sa doctrine! Bref, le christianisme est-il « religion de l'esprit » ou « religion d'autorité »?

Les Protestants orthodoxes, que nous avons désormais devant nous, soutiennent la première hypothèse. Ils n'admettent pas que Jésus ait créé une autorité vivante. Les vérités à croire, les préceptes à suivre et les moyens de sanctification, tout serait abandonné à l'appréciation subjective de chaque croyant. Entre Dieu et la conscience Jésus n'aurait placé aucun intermédiaire obligatoire. Que si on leur demande alors pourquoi ils se groupent et tiennent des réunions; ils répondent que c'est tout simplement pour prier en commun, pour lire et commenter l'Evangile, pour pratiquer les rites du baptême et de la cène, et pour s'édifier mutuellement dans l'amour de Dieu et la charité fraternelle mais non pour obéir à une autorité constituée. C'est d'ailleurs sur l'histoire que les Protestants entendent appuyer leur point de vue. Nous verrons plus loin comment ils expliquent la création d'une hiérarchie, et partant, les origines du catholicisme (V. N° 312).

Contre de telles affirmations il s'agit donc de prouver que Jésus a institué une hiérarchie permanente, — le collège des Douze et leurs successeurs, — à la tête de laquelle il a placé un chef unique, Pierre et ses successeurs : hiérarchie à laquelle il a octroyé une autorité gouvernante, revêtue d'une divine garantie: l’infaillibilité doctrinale. Pour mieux atteindre notre but, nous décomposerons les questions dans les propositions suivantes. Nous prouverons : 1° que Jésus a fondé une hiérarchie en conférant aux Apôtres le triple pouvoir d'enseigner, de régir et de-sanctifier, qu'il a donc constitué une autorité vivante ; — 2° que cette hiérarchie est permanente, le triple pouvoir des Apôtres devant se transmettre à leurs successeurs ; — 3° que, à la tête de la hiérarchie, il a placé un chef unique (primauté de Pierre et de ses successeurs) ; — 4° qu'il a garanti la conservation intégrale de sa doctrine en octroyant à l'Eglise enseignante le privilège de l'infaillibilité. D'où quatre paragraphes.


§ 1. — Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique.

309. — État de la question. a) Les Protestants orthodoxes, avons-nous dit (N° 308), n'admettent pas que Jésus ait constitué à la tête de son Église une autorité vivante, mais ils concèdent l'historicité et même l'inspiration des textes évangéliques invoqués par les catholiques en faveur de leur thèse. — b) Au contraire, les rationalistes, les Protestants libéraux et les modernistes rejettent l'authenticité de ces textes. Ils prétendent qu'ils sont dus à un travail postérieur et rédactionnel d'auteurs inconnus et auraient été introduits dans la trame évangélique après les événements, c'est-à-dire au moment où l'institution d'une Église hiérarchique était un fait accompli.

La thèse catholique s'appuie donc sur un double argument: — 1. sur un argument tiré des textes évangéliques que nous sommes en droit d'invoquer contre les Protestants orthodoxes, et — 2. sur un argument historique, où nous aurons à réfuter la fausse conception des libéraux et des modernistes sur les origines de l'Église hiérarchique.


310. — 1° Argument tiré des textes évangéliques. — Nota. —Lorsque nous soutenons qu'il est possible de retrouver l'institution d'une Église hiérarchique dans les textes évangéliques, qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne voulons pas dire que Jésus a déclaré explicitement qu'il fondait une Église hiérarchique qui serait gouvernée un jour par les Évêques sous le principat du Pape. Des paroles aussi formelles n'ont pas été prononcées. I1 suffit, pour la démonstration de notre thèse, d'établir que nous on retrouvons l'équivalent dans ce double fait qu'il choisit Douze Apôtres et leur délégua des pouvoirs spéciaux à eux, à l'exclusion des autres disciples.

A. CHOIX DES « DOUZE ». — Tous les Évangélistes sont d'accord pour témoigner que, parmi ses disciples, Jésus en choisit douze qu'il nomme ses Apôtres (Mat., x, 2, 4 ; Marc, iii, 13, 19 ; Luc, vi, 13, 16 ; Jean, i, 35 et suiv.), qu'il instruit d'une façon toute particulière, à qui il dévoile le sens des paraboles qui restent incomprises de la foule (Mat., xiii, 11), qu'il associe déjà à son œuvre en les envoyant prêcher le royaume de Dieu aux fils d'Israël (Mat., x, 5, 42 ; Marc, vi, 7, 13 ; Luc, IX, 1,6).


B. P0UV0IRS CONFÉRÉS AU COLLÈGE DES DOUZE. a) A ce collège des Douze, — à Pierre en particulier (Mat., xvi, 18, 19), à l'ensemble du collège (Mat., xviii, 18), — Jésus commence par promettre le pouvoir de « lier dans le ciel ce qu'ils auront lié sur la terre », c'est-à-dire une autorité gouvernante qui les fera juges des cas de conscience, qui leur donnera la faculté de prescrire ou de défendre, et partant, de créer des obligations, si bien que celui qui n'écoutera pas l'Église sera regardé « comme un païen et un publicain» (Mat., xviii, 17). Mais, objectent les Protestants à propos de ce dernier texte, le mot Église est employé au verset 17 dans le sens restreint d'assemblée (N° 300), et dès lors, ce passage ne saurait servir d'argument en faveur de l'existence d'une autorité hiérarchique.— Nous ne contesterons pas que, dans le texte en question, le mot Église prête à deux interprétations. Il faut donc faire intervenir ici la règle de critique qui veut que tout passage obscur soit interprété d'après les autres passages parallèles qui sont plus clairs. Or il ne fait pas de doute que, dans les autres textes où il est question des pouvoirs accordés par Notre-Seigneur à son Église, cette concession ne concerne jamais que le collège apostolique. Il y a donc lieu de présumer le même sens pour le passage de saint Matthieu.

b) Le pouvoir qu'il avait d'abord promis, Jésus le confère, peu de jours avant son Ascension, au collège des Douze, alors devenu le collège des Onze par la défection de Judas : « Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre, leur déclare-t-il. Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » (Mat., xviii, 19,20). Ainsi le Christ accorde à ses Apôtres le triple pouvoir: — 1. d'enseigner : « Allez, enseignez toutes les nations » ; — 2. de sanctifier, par les rites institués à cet effet, en particulier, par le baptême ; — 3. de gouverner, puisque les Apôtres devront apprendre au monde à garder ce que Jésus a commandé.

Et qu'on n'objecte pas encore que ce texte n'a aucune valeur sous prétexte que les paroles et les actes du Christ ressuscité ne peuvent être contrôlés par l'historien. Le préjugé rationaliste serait manifeste. Du moment en effet que la Résurrection peut être démontrée comme un fait historique et qu'elle est une réalité dont les Apôtres ont acquis la certitude, il y aurait autant de parti-pris à rejeter les paroles du Christ ressuscité que la résurrection elle-même. Du reste, les paroles du Christ ressuscité sont si bien liées avec les paroles de la promesse, que contester les unes c'est contester les autres, et que nier les unes et les autres c'est rendre inexplicable la conduite des Apôtres qui, après la mort de leur Maître, revendiquèrent le triple pouvoir ci-dessus mentionné.


311. — 2° Argument tiré de l'histoire. Préliminaires. — 1. Quelle que soit la valeur des textes évangéliques qui nous prouvent que l'Église n'est pas hors de la ligne de l'Évangile, il va de soi que la question de l'institution divine d'une Église hiérarchique est, avant tout, historique. Si l'histoire en effet nous apportait la preuve que la création de l'Église serait postérieure à l'âge apostolique, et aurait été le résultat de circonstances accidentelles, l'on aurait beau invoquer les textes de l'Évangile : nos adversaires seraient certes en droit de les considérer comme des interpolations.

2. Les documents qui servent à l'étude du christianisme naissant sont les Actes des Apôtres[260], les Épîtres de saint Paul[261], et pour la période sub-apostolique (c'est-à-dire pour les trois générations qui suivent les Apôtres) les écrits des Pères et des écrivains ecclésiastiques.

3. Il est parlé de « charismes » à maintes pages des Actes des Apôtres. Que faut-il entendre par là? Les charismes (grec « charis » et « charisma » grâce, faveur, don) sont des dons surnaturels octroyés par le Saint-Esprit en vue de la propagation du christianisme et pour le bien général de l'Église naissante. Ce sont des manifestations de l'Esprit Saint, parfois même étranges et désordonnées, telles que le don des langues ou glossolalie qui consistait à louer Dieu en langue étrangère et en des accents d'enthousiasme, exalté (Lire à ce sujet : I Cor., xiv). Les charismes auxquels on attachait le plus de prix étaient le don des miracles et le don des prophéties ; mais quelle qu'en fût la nature, ils étaient toujours des signes divins qui avaient pour but de confirmer la première prédication de l'Évangile. — 4. Nous allons exposer, en nous plaçant sur le seul terrain de l'histoire, les deux thèses, rationaliste et catholique, sur les origines de l’Église. La première que nous mettons sous l'étiquette générale de rationaliste, est, en réalité, le point de vue, non seulement des rationalistes, mais de tous les historiens protestants, orthodoxes ou libéraux, et des modernistes. Le meilleur exposé français en a été fait par A. Sabatier (Les Religions d'autorité et la Religion de l'esprit, pp. 47-83, 4e éd.) En voici un résumé, aussi objectif que possible.


312. — A. THÈSE RATIONALISTE. Les origines de l'Église. — 1. La création d'une Église hiérarchique ne saurait être l'œuvre de Jésus. « Non seulement il n'a pas voulu cette Église, mais il ne pouvait même la prévoir, pour la bonne raison qu'il croyait venir aux derniers jours du monde et que tout ce développement historique du christianisme restait en dehors de son horizon de Messie.» — 2. Comme les Apôtres « attendaient de jour en jour le retour triomphant de leur Maître sur les nuées du ciel», ils vivaient « dans l'exaltation et la fièvre», se regardant i comme des étrangers et des voyageurs qui passent sans songer à aucun établissement durable ».— 3. Les premières communautés formées par les disciples du Christ n'eurent donc rien d'une société hiérarchique. « Les dons individuels (charismes) départis car l'Esprit aux divers membres de la communauté répondaient à tous les besoins. C'était l'Esprit agissant dans chaque fidèle qui déterminait ainsi les vocations et attribuait aux uns et aux autres, suivant la faculté ou le zèle de chacun, des min stères et des offices qui paraissaient devoir être provisoires.» — 4. Les premières communautés chrétiennes composées à l'origine • de membres égaux entre eux et distingués par la seule variété des dons de l'Esprit» deviennent avec le temps « des corps organisés, de véritables églises qui se développent et prennent d'abord des physionomies différentes, suivant la diversité des milieux géographiques et sociaux. L'assemblée des chrétiens se modèle, en Palestine et au delà du Jourdain, sur la synagogue juive... En Occident, elle semble plutôt reproduire la forme des collèges ou associations païennes, si nombreuses à cette époque dans les villes grecques. Cependant « les associations chrétiennes dispersées dans l'empire entretiennent entre elles des relations fréquentes… Il est donc naturel qu’elles aient eu dès le principe, la conscience très vive de leur unité spirituelle et qu’au dessus des Eglise particulières et locales ait apparu, précisément dans les lettres de l’apôtres aux païens, l’idée de l’Eglise de Dieu, ou du Christ une et universelle... L’unité idéale de l'Eglise tendra à devenir une réalité visible, par l'unité de gouvernement, de cul le et de discipline». — 5. Pour créer cette unité, deux conditions nécessaires manquent encore. Il faut d'abord que la chrétienté apostolique trouve Un centre fixe autour duquel les églises particulières puissent se grouper. Ensuite il faut qu'elles arrivent à tiret d'elles-mêmes une règle dogmatique et un principe d'autorité qui leur permette de vaincre toutes les hérésies et toutes les résistances». Or ces deux conditions se réalisèrent de la façon suivante. Après la destruction de Jérusalem en l'an 70, « la chrétienté gréco-romaine cherchait un centre nouveau autour duquel elle se pût grouper, elle ne devait pas hésiter bien longtemps.

Les grandes Églises d'Antioche, d'Éphèse, d'Alexandrie se faisaient équilibre et n'avaient d'autorité que sur les communautés de leur région. Seule une ville s'élevait au-dessus de toutes les autres et avait une importance universelle. Rome restait toujours la ville éternelle et sacrée... La capitale de l'empire était marquée à l'avance pour devenir la capitale de la chrétienté. » Voilà pour la première condition : le centre fixe, principe de l'unité hiérarchique, est trouvé. — 6. Les sectes nombreuses, entre autres, les grandes hérésies du gnosticisme, d'une part, et du montanisme, d'autre part, qui éclatent la première vers l'an 130 et la seconde, vers l'an 160, vont fournir l'occasion de remplir la seconde condition. L'on chercha et l'on découvrit « le moyen d'opposer à toutes les objections un déclinatoire, une sorte de question préalable qui faisait mieux que de réfuter l'hérésie, qui l'exécutait avant même qu'elle eût ouvert la bouche. Ce moyen, ce fut une confession de foi apostolique, un symbole populaire et universel, qui, devenant loi de l'Église, excluait de son sein, sans disputes, tous ceux qui se refusaient à le redire. Ce fut « la règle de foi », le Symbole dit des Apôtres qui vit le jour sous sa première forme, dans 1 Église de Rome, entre les années 150 et 160.» A partir de là seulement, le catholicisme avec son gouvernement épiscopal et sa règle de foi extérieure est fondé.

En résumé, le christianisme aurait été d'abord « religion de l'esprit» n'ayant d'autre règle de foi que les charismes, c'est-à-dire les inspirations individuelles de l'Esprit Saint. Il n'aurait possédé, au début de son existence, ni hiérarchie, ni unité sociale et visible. Il n'aurait été indépendant ni des synagogues juives ni des associations païennes. Il ne serait devenu une religion d'autorité, il n'aurait eu sa hiérarchie que cent vingt ou cent cinquante ans après Jésus-Christ, à la fin du n° siècle, au temps "de saint Irénée et du pape saint Victor. Entre la mort de Jé3us et la constitution catholique de l'Église, l'histoire découvrirait donc une période intermédiaire où aucune organisation n'existait : période qu'on pourrait dénommer l'âge précatholique du christianisme. Il résulte de là que l'Église catholique ne saurait être d'institution divine. Sa naissance, son développement et les péripéties de son histoire, tout s'expliquerait par un concours de circonstances humaines. « Ce n'est qu'après que l'Église fut constituée en oracle infaillible... que l'on songea à justifier en théorie ce qui avait triomphé dans les faits. Le dogme ne consacre jamais que ce qui est déjà, depuis un siècle ou deux, passé en pratique.»[262]


313. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Nota. — Avant toute discussion de la thèse rationaliste, il convient de remarquer, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, que les historiens catholiques ne prétendent nullement que l'on retrouve, à l'origine du christianisme, une Église tout organisée comme elle le sera par la suite. Requérir une pareille chose, ce serait vouloir que la semence jetée en terre devienne aussitôt un épi de blé avant de passer par les différentes phases de la germination. Les rationalistes concèdent qu'au début du me siècle, et même à la fin du second, l'Église possède une hiérarchie avec un centre d'unité et un symbole de foi. Notre enquête peut donc s'arrêter là. Il nous suffit dès lors de montrer que l'épi dont les historiens rationalistes constatent l'éclosion à la fin du second siècle, est le développement normal d'une semence confiée à la terre à l'origine du christianisme. Et, pour parler sans figures, nous prouverons qu'il n'y a pas eu d'âge précatholique, que les organes essentiels du christianisme postérieur, étaient précontenus dans le christianisme primitif, dès l'âge apostolique. Auparavant, nous allons reprendre, point par point, les divers articles du système rationaliste.


314. — a) Réfutation de la thèse rationaliste. — 1. Au point de départ, nos adversaires posent en principe que Jésus n'a pas pu songer à fonder une église, parce que la pensée de toute fondation durable était en dehors de son horizon messianique. C'est là un préjugé que nous avons réfuté précédemment (N° 307). Nous n'y reviendrons pas.

2. Est-il vrai, comme on l'affirme bien légèrement, que les Apôtres trompés par la prédication de Jésus et attendant la venue prochaine du royaume eschatologique, ne purent songer, pas plus que leur Maître, à une institution durable? S'il en était ainsi, si les Apôtres et les premiers chrétiens avaient été vraiment convaincus que le Christ leur avait annoncé l'imminence du royaume final, si tel était le dogme essentiel de leur foi, comment expliquer que cette première communauté ne se soit pas dissoute, dès que les faits lui démontrèrent que Jésus avait enseigné une erreur ? La chose paraît si évidente que des historiens libéraux, tels que Harnack, reconnaissent que l'Évangile était plus que cela, qu'il était quelque chose de nouveau, à savoir « la création d'une religion universelle fondée sur celle de l'Ancien Testament ».

3. Dire que les charismes ont fourni les premiers éléments d'organisation, est une hypothèse aussi dénuée de fondement. N'est-il pas évident, — et le fait n'est-il pas d'expérience quotidienne? — que l'inspiration individuelle n'aboutit jamais qu'à l'anarchie? Renan lui-même n'hésite pas à l'avouer. « La libre prophétie, écrit-il dans Marc Aurèle, les charismes, la glossolalie, l'inspiration individuelle, c'était plus qu'il n'en fallait pour tout ramener aux proportions d'une chapelle éphémère, comme on en voit tant en Amérique et en Angleterre. »

4. Il n'est pas plus juste de prétendre que les premières communautés chrétiennes n'eurent aucune autonomie et qu'elles n'étaient guère distinctes des synagogues ou des associations païennes. Sans doute, sur certains points secondaires, des concessions furent faites d'un côté comme de l'autre : c'est ainsi que les communautés composées exclusivement de Juifs convertis, « les judaïsants » furent autorisés à garder la pratique de la circoncision, tandis que les païens étaient admis au baptême sans passer par le judaïsme. Il fallait bien ménager les transitions. Mais ce qui n'en est pas moins vrai, c'est que le christianisme apparaît dès les premiers jours, comme une religion distincte, en dehors de la hiérarchie mosaïque, puisque les Apôtres se reconnaissent une mission religieuse, universelle, qu'ils ne tiennent pas des chefs du judaïsme. L'idée de l'Église une et universelle n'est donc pas une idée spéciale à saint Paul, encore qu'elle occupe une grande place dans son enseignement. Elle vient de ce fait que les Apôtres sont tous disciples du même Maître et prêchent la même foi, et si les différentes Églises du monde entier arrivent à ne former qu'une seule Église, c'est qu'elles procèdent toutes, par filiation, d'une même communauté primitive, de l'Église-mère de Jérusalem.

5. Il est faux de dire que la ruine de Jérusalem a déplacé le centre de gravité de la chrétienté, car déjà au temps des missions de saint Paul, bien avant par conséquent l'année 70, les communautés de la gentilité avaient répudié le judéo-christianisme[263] et n'avaient plus d'attache à la capitale de la Judée. Que Rome soit devenue alors la capitale de la chrétienté parce qu'elle était la capitale de l'Empire gréco-romain, c'est tout à fait vraisemblable. « Cette coopération de Rome, dit Mgr Batiffol, au rôle de la Cathedra Pétri, nous aurions mauvaise grâce à la contester ; nous faisons nos réserves sur les termes politiques dont on se sert pour la décrire, comme aussi sur la tendance à transformer en cause génératrice ce qui n'est qu'une circonstance. »[264]

6. Quant à l'influence attribuée au Symbole des Apôtres pour créer l'unité de foi de l'Église et pour réagir contre les hérésies naissantes, rien n'est plus contestable. Il n'est pas probable en effet que le texte romain qui était la profession de foi baptismale commune à Rome et aux églises de Gaule et d'Afrique, au temps de saint Irénée et même avant, fût imposé aux églises de la chrétienté grecque. Il y a tout lieu de croire même que celles-ci n'ont possédé aucun formulaire commun de leur foi avant le concile de Nicée (325). L'on ne peut donc soutenir que ce fut le symbole romain qui fut cause d'unité.

Les rationalistes supposent que le Symbole des Apôtres aurait été rédigé à l'occasion des hérésies naissantes, en particulier du gnosticisme et du montanisme. Or il n'y a dans cette formule de foi aucune préoccupation antignostique, et les articles s'en retrouvent équivalemment dans des écrits antérieurs à l'hérésie gnostique, par exemple chez les apologistes comme saint Justin (vers 150), Aristide (vers 140) et saint Ignace (vers 110) ; on peut même dire que, tout au moins dans leur substance, ils font partie déjà de la littérature chrétienne de l'âge apostolique. A plus forte raison, le Symbole romain est-il indépendant du montanisme qui est une hérésie plus tardive et qui ne pénétra guère dans le monde chrétien d'Occident avant 180 : date à laquelle la formule du Symbole était déjà rédigée, de l'avis de nos adversaires.


315. — b) Preuves de la thèse catholique. — D'après les historiens catholiques, la hiérarchie de l'Église remonte à l'origine du christianisme. Comme nous en avons fait déjà la remarque (N° 313) il n'est pas douteux que l'Église ait connu le progrès dans les formes extérieures de son organisation, mais ce que nous affirmons, et ce qui est d'ailleurs le seul point en litige, c'est que l'évolution s'est faite normalement.

Les protestants et les modernistes admettent que, du temps de saint Irénée, du pape saint Victor et de la controverse pascale, l'Église possède une autorité enseignante et gouvernante, qu'elle est hiérarchique. Il nous sera facile de montrer qu'elle l'était bien avant, qu'elle le fut toujours et qu'il n'y a pas eu d'âge précatholique. Sans doute les documents sur lesquels s'appuie la thèse catholique, ne sont pas nombreux, mais ils sont d'un caractère décisif. Voici les principaux, énumérés dans l'ordre régressif. — 1. Témoignage de saint Irénée. A la rigueur, le témoignage de saint Irénée ne devrait pas être invoqué, puisque les rationalistes conviennent que, à cette date, l'Église hiérarchique était née. Si nous nous en servons, c'est qu'il est du plus haut intérêt et qu'il nous fait remonter beaucoup plus loin. Argumentant contre les hérétiques, saint Irénée présente le caractère hiérarchique de l'Église comme un fait notoire et incontesté, comme une fondation du Christ et des Apôtres. Or comment aurait-il pu revendiquer pour l'Église chrétienne une origine apostolique, si ses adversaires avaient été en état de lui apporter les preuves que la hiérarchie était de fondation récente ?

2. Témoignage de saint Polycarpe. De saint Irénée passons à la génération précédente. Nous trouvons le témoignage de saint Polycarpe qui, au milieu du second siècle, représente les pasteurs comme les chefs de la hiérarchie et les gardiens de la foi[265].

3. Témoignages de saint Ignace d'Antioche (mort vers 110) et de saint Clément de Rome (mort 100). Avec ces deux témoignages nous arrivons au début du ne siècle et à la fin du Ier. Dans son Épître aux Romains, saint Ignace parle de l'Église de Rome comme du centre de la chrétienté: « Vous (Église de Borne), écrit-il, vous avez enseigné les autres. Et moi je veux que demeurent fermes les choses que vous prescrivez par votre enseignement » (Rom., iv, 1). Vers l'an 96, Clément de Rome, disciple immédiat de saint Pierre et de saint Paul, écrit une lettre aux Corinthiens où il donne de l'Église une notion équivalente à celle de saint Irénée, présentant la hiérarchie comme la gardienne de la Tradition, et l'Église de Rome comme la présidente universelle de toutes les Églises locales.


4. Ainsi, de génération en génération, nous parvenons à l'âge apostolique. Nous avons ici, pour nous renseigner, les Actes des Apôtres. Les témoignages en sont clairs et précis : ils nous montrent avec évidence l'existence d'une société avec sa hiérarchie visible, sa règle de foi et son culte : — 1) sa hiérarchie visible. Dès la première heure du christianisme, les Apôtres jouent le double rôle de chefs et de prédicateurs. Ils choisissent Mathias pour remplacer Judas (Act, i, 12, 26).Le jour de la Pentecôte, saint Pierre commence ses prédications et fait de nombreux convertis (Act., ii, 37). Les Apôtres instituent bientôt des diacres à qui ils délèguent une partie de leurs pouvoirs (Act., vi, 1,6); — 2) sa règle de foi. Incontestablement, parmi les premiers chrétiens, il y en eut qui furent favorisés des dons de l'Esprit Saint ou charismes, mais n'exagérons rien, et ne croyons pas pour autant que les premières communautés n'étaient que des groupes mystiques de Juifs pieux qui auraient reçu tous leurs dogmes des inspirations de l'Esprit Saint. Les charismes étaient des motifs de crédibilité qui poussaient les âmes à la foi ou entretenaient en elles la ferveur religieuse. Mais, loin d'être une règle de foi, ils restaient subordonnés au magistère des Apôtres et à la foi reçue. La preuve évidente en est que saint Paul en réglemente l'usage dans les assemblées (I Cor., xiv, 26) et n'hésite pas à déclarer qu'aucune autorité ne saurait prévaloir contre l'Évangile qu'il a enseigné (I Cor., xv, 1). Le christianisme primitif a donc sa règle de foi, et celle-ci lui vient des Apôtres. Sans doute elle n'est pas compliquée et tient en quelques points. Le thème général des prédications apostoliques, c'est que Jésus a réalisé l'espérance messianique, qu'il est le Seigneur à qui sont dus les honneurs divins et en qui seul est le salut (Act., iv, 12). C'est là une doctrine élémentaire, quoique susceptible de riches développements, que les apôtres imposent à tous les membres de la communauté chrétienne. Rien n'est laissé à l'inspiration individuelle. Que s'il surgit au sein de la jeune Église des sujets de controverse, le cas est déféré aux Apôtres comme à une autorité incontestée, à laquelle seule il appartient de trancher le point en litige ; — 3) son culte. La lecture des Actes des Apôtres nous témoigne abondamment que la société chrétienne possède et pratique des rites spécifiquement distincts de ceux du judaïsme: le baptême, l'imposition des mains pour conférer le Saint-Esprit, et la fraction du pain.


Conclusion. — De cette longue discussion, il résulte bien que l'Église chrétienne est, au début de son existence, une société hiérarchisée, entendue au sens de la doctrine catholique (N° 300). Ce que les rationalistes appellent l'âge précatholique est un mythe. Mais si les Apôtres, aussitôt après l'Ascension de leur Maître, parlent et agissent en chefs, c'est qu'ils s'en croient le droit et les pouvoirs. Et s'ils se croient en possession de tels pouvoirs, c'est, selon toute vraisemblance, qu'ils les ont reçus de Jésus-Christ. Par conséquent, les textes de l’Évangile concordent avec les faits de l'histoire, et l'on ne voit plus, dès lors, de quel droit nos adversaires peuvent prétendre qu'ils ont été interpolés. C'est donc à juste titre que nous avons appuyé notre thèse sur un double argument, sur l'Évangile et sur l'histoire.


§. 2. — Jésus-Christ a fondé une hiérarchie permanente. La succession apostolique.

316. — État de la question. — Nous avons établi, dans le paragraphe précédent, que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a institué une autorité enseignante et gouvernante dans la personne des Apôtres. Il s'agit maintenant de savoir si la juridiction conférée aux Apôtres était transmissible, et, dans le cas affirmatif, à qui la succession devait échoir.

Ici encore deux thèses sont en présence : la thèse rationaliste et la thèse catholique. a) D'après la première, la hiérarchie n'étant pas d'institution divine, la question de la transmission de la juridiction apostolique ne se pose pas. C'est seulement le besoin qui aurait créé l'organe ; l’épiscopat serait une institution purement humaine. Nous verrons plus loin à quelles circonstances les rationalistes en attribuent l'origine. — b) D'après la thèse catholique, les évêques, pris en corps, sont, de droit divin, les successeurs des Apôtres. Ils ont recueilli les pouvoirs du collège apostolique et jouissent de ses privilèges. La thèse catholique s'appuie sur un double argument : — 1. sur un argument tiré des textes évangéliques et — 2. sur un argument historique où nous aurons à réfuter la thèse rationaliste sur les origines de l'épiscopat.

1° Argument tiré des textes évangéliques. — Les textes de l'Évangile doivent nous servir à traiter la question de droit, qui est de savoir si l'autorité apostolique était transmissible. Or la chose paraît découler, d'une manière évidente, des textes déjà invoqués, et en particulier, des paroles par lesquelles .Notre-Seigneur met les Apôtres à la tête de son Église. Ne leur dit-il pas en effet : « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commande : et voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde »? (Mat., xxviii, 20). Jésus donne à ses Apôtres la mission de prêcher l'Évangile à toute créature, de baptiser et de régir son Église jusqu'à la fin du monde. Voilà une tâche qui ne saurait être remplie par ceux à qui elle est confiée. Il suit donc de là que les pouvoirs conférés aux Apôtres n'ont pu être limités ni dans l'espace ni dans le temps, et que, par conséquent, dans la pensée du Christ, ils devaient se transmettre aux successeurs des Apôtres.


Argument tiré de l'histoire. — Comme on peut le remarquer, nous avons insisté peu sur l'argument scripturaire, sur la question de droit. C'est que, on se le rappelle, nos adversaires s'accordent à récuser tous les textes qui rapportent les paroles du Christ ressuscité. Ils ne considèrent donc que la question de fait. Dans leur théorie « c'est à l'histoire et à l'histoire seule, en dehors de tout préjugé dogmatique, qu'il convient de demander les origines de l'épiscopat »[266]. Nous allons résumer, en quelques points, comment ils expliquent ces origines.


317. — A THÈSE RATIONALISTE.-— Les origines de l’épiscopat. — 1. D'après la thèse rationaliste, les membres des premières communautés chrétiennes étaient tous égaux (V. N° 312). Tous ils formaient un « peuple élu», un peuple de prêtres et de prophètes. — 2. L'on peut cependant distinguer dans la société chrétienne primitive « deux grandes classes d'ouvriers occupés à l'œuvre de Dieu ; d'une part, les hommes de la parole : les apôtres, les prophètes, les docteurs ; de l'autre, les anciens, les surveillants ou épiscopes, lès diacres ». Les premiers étaient au service de l'Église générale et ne relevaient que de l’Esprit qui les inspirait. Les seconds étaient, au contraire, les employés élus de chaque communauté particulière.

3. « Non seulement on ne trouve au début aucune institution formelle de l'épiscopat ni d'une hiérarchie quelconque, mais les noms d'episcopi et de presbyteri sont équivalents et désignent les mêmes personnes.» « L'histoire authentique ne mentionne aucun exemple d’évêque constitué par un apôtre, et auquel un apôtre aurait transmis, par cette institution, soit la totalité, soit une partie de ses pouvoirs.»[267] Les pouvoirs d’enseigner et de gouverner étaient réservés à ceux qui étaient favorisés de charismes. C'est seulement petit à petit que les épiscopes ou presbytres, préposés d'abord à l'administration temporelle des Églises, se seraient emparés des pouvoirs d'enseigner et de gouverner, primitivement réservés aux Apôtres et à tous ceux qui jouissaient de charismes. D'après la thèse rationaliste, il ne faut donc pas parler de pouvoirs conférés par Jésus-Christ. Le christianisme est une démocratie où l'ensemble des chrétiens détient le pouvoir et le délègue à ses élus[268]. L'autorité passe d'abord du peuple des fidèles au conseil des Anciens, aux seniores ou presbytres, puis de ceux-ci elle passe au plus influent d'entre eux qui devient l'Évêque unique, L'épiscopat serait par conséquent, selon le mot de Renan et de Harnack, une institution humaine née de la médiocrité de la masse et de l'ambition de quelques-uns : c'est la médiocrité qui aurait fondé l'autorité[269].


318 — B. TRÈSE CATHOLIQUE. — a) Le point de départ de la thèse rationaliste qui suppose que les membres des premières communautés étaient égaux a été réfuté précédemment (N° 315).

b) La distinction établie entre les deux classes d'ouvriers[270] qui travaillent à l'œuvre chrétienne, entre ce qu'on a appelé la hiérarchie itinérante et la hiérarchie stable, n'est pas contestable. Mais c'est à tort que les rationalistes y cherchent une preuve contre l'origine divine de l’épiscopat, comme nous allons le voir dans la discussion du troisième article de leur thèse.

c) Avec le troisième point où l'on tente d'expliquer les origines de l'épiscopat par une série de crises et de transformations, nous arrivons au cœur de la question. On prétend qu'il n'y avait, au début, aucune institution de l'épiscopat et on en donne comme preuves : — 1. que les deux termes episcopi et presbyteri sont équivalents, et — 2. que l'histoire ne mentionne aucun exemple d'évêque monarchique constitué par un apôtre et auquel il ait transmis la totalité ou une partie de ses pouvoirs.


Réponse. — 1. Que les mots episcopi et presbyteri aient été d'abord synonymes, la chose paraît bien évidente. Ainsi, —pour ne donner qu'un exemple, — saint Paul écrit dans sa Lettre à Tite : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser, et que, selon les instructions que je t'ai données, tu établisses des presbytres dans chaque ville. Que le sujet soit d'une réputation intacte... Car il faut que l’évêque soit irréprochable, en qualité d'administrateur de la maison de Dieu» (Tit., i, 5, 7). Il est apparent que dans ce passage, les deux mots presbytre et évêque sont employés indistinctement l'un pour l'autre.

2. Il est vrai encore que. au premier abord, nous ne retrouvons pas les traces de l’évêque monarchique, tel qu'il existera par la suite. Les presbytres ou épiscopes, que les Apôtres mettent à la tête des communautés fondées par eux, forment un conseil, le presbyterium, chargé de gouverner l'église locale (Act., xv, 2, 4 ; xvi, 4 ; xxi, 1.8). Ces presbytres avaient-ils les pouvoirs que l'évêque monarchique aura plus tard ou étaient-ils de simples prêtres ? Les documents de l'histoire ne permettent pas de solutionner le problème[271]. Il importe peu du reste, car la question n'est pas là. Qu'avons-nous à rechercher en effet ? Uniquement si les Apôtres ont, oui ou non, délégué de leur vivant les pouvoirs qu'ils détenaient de Jésus-Christ, de façon à s'assurer des successeurs lorsqu'ils viendraient à mourir. Tel est bien, il nous semble, le seul point qui nous intéresse et sur lequel nous devons faire la lumière.

On nous dit que les pouvoirs étaient attachés aux charismes, et que, pour cette raison, ils n'étaient pas transmissibles, les charismes étant incommunicables. Sans nul doute, les charismes étaient des dons de circonstance, des dons personnels, venant directement de l'Esprit, donc incommunicables. Mais il ne faut pas confondre pouvoirs apostoliques et charismes. Si ceux-ci ont accompagné ceux-là, ils n'en ont pas été le principe. Les charismes étaient des signes divins qui appuyaient l'autorité, mais ils ne la constituaient pas. Les Apôtres avaient donc reçu de Jésus-Christ des pouvoirs indépendants des charismes, donc transmissibles. Consultons maintenant les faits et voyons s'ils les ont transmis. — 1. Interrogeons tout d'abord les Épîtres de saint Paul. Elles nous apprendront que, tout en se réservant l'autorité suprême dans les Églises qu'il fondait (I Cor, v, 3 ; vii, 10, 12 ; xiv, 27, 40 ; II Cor., xiii, 1, 6), saint Paul confie parfois ses pouvoirs à des délégués. Ainsi il commissionne Timothée pour instituer le clergé à Éphèse ; il lui donne les pouvoirs d'imposer les mains et d'appliquer la discipline (I Tim., v, 22). De même, il écrit à Tite ces mots que nous avons cités plus haut : « Je t'ai laissé en Crète, afin que tu achèves de tout organiser... » (Tit., i, 5). Timothée et Tite reçoivent donc la mission d'organiser- les églises et les pouvoirs d'imposer les mains, c'est-à-dire les pouvoirs épiscopaux. — 2. La première lettre de Clément de Rome à l'Église de Corinthe nous apporte encore un exemple très précieux de la transmission des pouvoirs apostoliques. La lettre de Clément était destinée à rappeler à l'ordre la communauté de Corinthe qui avait destitué des prêtres de leurs fonctions. Dans ce but, il leur déclare que, de même que Jésus-Christ a été envoyé par Dieu, les Apôtres par Jésus-Christ, de même des prêtres et des diacres furent établis par les Apôtres : on leur doit, de ce fait, la soumission et l'obéissance. , Après quoi il conclut que « ceux qui furent établis par les Apôtres, ou après, par d'autres hommes illustres, avec l'approbation de toute l'Église... ne peuvent être démis de leurs fonctions sans injustice. » On ne saurait proclamer plus clairement le principe et le fait de la transmission des pouvoirs apostoliques. Qu'est-ce que ces hommes illustres qui ont établi des prêtres et des diacres, sinon les délégués ou les successeurs des Apôtres? Ces successeurs ne portent pas encore le nom d'évêques : ce sont des hommes illustres, faisant partie, comme les Apôtres, du clergé itinérant et jouant le rôle d'évêques. Qu'importe que le titre fasse défaut, du moment que la fonction existe1?

3. Considérons maintenant l'Église du IIe siècle. Nous venons de découvrir, dès l'âge apostolique, le germe de l'épiscopat. Tout au début du IIe siècle, nous allons en constater l'éclosion. L'existence de l'épiscopat monarchique nous est attestée par de nombreux témoignages : — 1) Témoignage de saint Jean. Au début de son Apocalypse, saint Jean écrit qu'il va rapporter ses révélations sur les « sept Églises qui sont en Asie : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée » (Apoc., i, 1-11). En conséquence, sept lettres sont destinées à l'ange de chacune de ces églises. Qui est cet ange? On s'accorde à dire qu'il ne peut s'agir de l'ange gardien de ces églises, puisque les lettres contiennent des blâmes à côté des éloges, des exhortations et des menaces : ce qui ne saurait s'appliquer à des esprits célestes. Selon toute vraisemblance, ces anges sont donc les chefs spirituels des églises, anges du Seigneur, dans le sens étymologique du mot (aggelos = messager, envoyé), qui jouissaient des pouvoirs de l'évêque, sans en porter encore le nom.

— 2) Témoignage de saint Ignace d'Antioche. Au témoignage de saint Ignace qui date des dix premières années du second siècle, il y avait un évêque non seulement à Éphèse, à Magnésie, à Tralles, à Philadelphie, à Smyrne, mais dans beaucoup d'autres églises. La hiérarchie est du reste déjà en possession tranquille. L'histoire ne nous apporte pas les traces de crises et de révolutions par lesquelles aurait passé l'épiscopat avant de conquérir les pouvoirs qui lui sont reconnus. « En dehors de l'évêque, des prêtres et des diacres il n'y a pas d'église », écrit saint Ignace à l'église de Tralles (iii, 1).— 3)Témoignage tiré des listes épiscopales dressées, l'une par Hégésippe dans ses Mémoires, l'autre par saint Irénée dans son Traité contre les hérésies. Sous le pontificat d'Anicet (155-166), Hégésippe voulant connaître l'enseignement des diverses Églises et en vérifier l'uniformité, entreprit un voyage à travers la chrétienté. Il s'arrêta dans un certain nombre de villes, en particulier à Corinthe et à Rome. A Rome, il établit la liste successorale des Évêques jusqu'à Anicet... Malheureusement cette liste a été perdue et nous n'en connaissons des extraits, que par l'historien Eusêbe. Au contraire, la seconde liste, dressée par saint Irénée, est intacte, et on peut la dater des environs de 180. L'Évêque de Lyon se propose de combattre les hérésies, et particulièrement, le gnosticisme. Pour cela il s'appuie sur la tradition et pose en principe que la règle de foi doit être cherchée dans l'enseignement des Apôtres inaltérable ment conservé par l'Église. A cette fin, il déclare qu'il peut « énumérer ceux que les Apôtres instituèrent évêques, et établir la succession des évêques jusqu'à nous ». Et comme « il serait trop long de donner le catalogue de toutes les églises », il ne veut « considérer que la plus grande et la plus ancienne, l'église connue de tous, fondée et organisée à Eome par les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul ». Il dresse alors la liste épiscopale de Rome jusqu'à Eleuthère : les bienheureux apôtres (Pierre et Paul), Lin, Anenclet, Clément, Évariste, Alexandre, Sixte, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet, Soter, Eleuthère.

On objecte contre l'historicité de ces listes épiscopales, que les noms des évêques varient de catalogue à catalogue, et que la liste de saint Irénée diffère de la liste du catalogue « Libérien» dressé, en 354, par Philocalus, sous le pape Libère. — II est vrai qu'il y a entre les deux listes quelque divergence : ainsi le catalogue « Libérien » fait suivre Lin immédiatement de Clément et dédouble Anenclet en Clet et Anaclet. De telles variantes sont assez minimes pour qu'on n'y attache pas une trop grande importance, et il y a par ailleurs tout lieu de croire qu'elles sont le fait des copistes.


Conclusion. — Nous pouvons donc tirer de ce qui précède les conclusions suivantes: — 1. Des textes de l'Évangile et des documents de la primitive Église il résulte que les pouvoirs apostoliques étaient transmissibles et ont été transmis. — 2. Les Apôtres ont communiqué leurs pouvoirs à des délégués en élevant certains disciples à la plénitude de l'Ordre et en leur donnant la mission, soit de diriger les Eglises qu'ils avaient eux-mêmes fondées, soit d'en fonder et d'en organiser de nouvelles. 3. il est dès lors faux de prétendre que l'épiscopat soit né de la médiocrité des uns et de l'ambition des autres. Ce n'est pas la « médiocrité qui a fondé l'autorité», c'est l'Évangile. Les Évêques ont été institués pour recueillir la mission et les pouvoirs dont Jésus-Christ avait investi ses Apôtres. Pris en corps, les Évêques sont par conséquent les successeurs du collège apostolique.


§ 3. Jésus-Christ a fondé une Église monarchique. Primauté de Pierre et de ses successeurs.

319. Nous avons démontré, dans les deux paragraphes précédents, que l'Église fondée par Jésus-Christ n'est pas une démocratie qui comporte l'égalité des membres, qu'elle est une société hiérarchique où il y a des chefs qui détiennent leurs pouvoirs, non du peuple chrétien, mais de droit divin. Une autre question se pose encore. l’autorité souveraine qui appartient à l'Église enseignante réside-t-elle dans le corps des Evêques ou dans un seul de ses membres? L'Église est-elle une oligarchie ou une monarchie [272]? A la tête de son Eglise Jésus-Christ a-t-il constitué un chef suprême? La négative est soutenue par les Protestants et les Grecs schismatiques. Cependant ces derniers et un certain nombre d'Anglicans concèdent que Pierre reçut une primauté d'honneur et non une primauté de juridiction[273]. Les catholiques prétendent le contraire. Ils affirment que Jésus-Christ a conféré la primauté de juridiction à saint Pierre, et dans sa personne, à ses successeurs. Les deux points de la thèse catholique que nous devons établir séparément, s'appuient sur un argument tiré des textes évangéliques et sur un argument historique.


320 — I. Premier Point.La Primauté de Pierre. - Jésus-Christ a fondé une Église monarchique en conférant à saint Pierre une primauté de juridiction sur toute l'Église.


Argument tiré des textes évangéliques. — La primauté de Pierre découle des paroles de la promesse et des paroles de la collation.


A. PAROLES DE LA PROMESSE. — Les paroles par lesquelles Notre-Soigneur promit la primauté de juridiction à saint Pierre, furent prononcées à Césarée de Philippe. Jésus avait interrogé ses disciples pour savoir quelle opinion l'on se faisait de sa personne. Et Pierre, en son propre nom, et d'une inspiration spontanée, avait confessé que « Jésus était le Christ, le Fils du Dieu vivant ». C'est alors que le Sauveur lui adressa ces paroles fameuses : « Tu es heureux, Simon, fils d« Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'Enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux » (Mat., xvi, 17,19).

De ce texte trois choses doivent être relevées, qui vont à la démonstration de la thèse catholique : — a) Tout d'abord il convient de remarquer que Jésus change le nom de Simon en celui de Pierre. Or le changement de nom est, d'après l'usage biblique, le signe d'un bienfait. Ainsi, Abram fut appelé Abraham, lorsque Dieu voulut contracter alliance avec lui et le désigner comme le père des croyants (Gen., xvii, 4, 5). — b) Dans le cas présent, le nouveau nom, donné à Simon, symbolise la mission dont Jésus veut le revêtir. Simon s'appellera désormais Pierre, parce qu'il doit être la pierre[274], la roche sur laquelle Jésus veut fonder son Église[275]. Ce qu'est le rocher par rapport à l'édifice, Pierre le sera par rapport à la société chrétienne, à l'Eglise du Christ : fondement ferme qui assurera la stabilité à toute la construction, roc inébranlable qui défiera les siècles et sur lequel viendront se briser « les portes de l'enfer» autrement dit, les assauts du démon. — c) Enfin les dés du royaume des deux sont remises entre les mains de Pierre- Nous ne nous arrêterons pas aux pouvoirs de lier et de délier ; ils ne sont pas en effet, la propriété exclusive de Pierre ; il les partage avec les autres apôtres. Mais la remise des clés est un privilège insigne et spécial, elle confère un pouvoir absolu. Le royaume des cieux est comparé à une maison. Or, — cela va de soi, — seul, celui qui a les clés et ceux à qui ce dernier veut bien ouvrir, ont accès à la maison. Voilà donc Pierre constitué le seul intendant de la maison chrétienne, l'unique introducteur au royaume de Dieu. Inutile d'insister plus : la promesse du Christ est trop claire pour qu'il reste un doute sur sa signification. Seul Pierre change de nom, seul il est appelé le fondement de la future Église, seul il en recevra les clés : si les mots ont un sens, c'est bien la primauté de Pierre qu'ils signifient.

Les adversaires objectent, suivant leur tactique habituelle, que le passage en question est inauthentique et qu'il a été interpolé au moment où l'Église avait déjà vécu tin certain temps et avait accompli son évolution vers la forme catholique. Ils en voient la preuve dans ce fait que saint Matthieu est le seul à rapporter les paroles de Notre-Seigneur.


Réponse. — L'argument tiré du silence de Marc et de Luc est purement négatif. Il n'aurait de valeur que si l'on pouvait prouver que le passage devait être rapporté par eux et était commandé par le sujet qu'ils traitaient. Or une telle démonstration ne peut être faite, et le silence des deux synoptiques doit être attribué à des motifs littéraires qui ne comportaient pas l'introduction du texte.


321. — B. PAROLES DE LA COLLATION. — Le pouvoir suprême que Jésus avait commencé par promettre à Pierre, deux passages de l'Évangile nous attestent qu'il le lui a effectivement conféré. — a) Mission donnée à Pierre de confirmer ses frères. Quelque temps avant sa Passion, Jésus annonce aux Apôtres leur prochaine défaillance, mais en même temps qu'il prédit celle de Pierre, il lui déclare qu'il a spécialement prié pour lui : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés, pour vous cribler comme le froment. Moi, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas, et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Luc, xxii, 31-32). Ainsi, lorsque les Apôtres, d'abord vaincus par la tentation, se seront relevés de leur chute, purifiés par l'épreuve qui aura retranché de leur âme les faiblesses du passé, tel le crible qui sépare la paille du froment, Jésus donne à Pierre la mission de confirmer ses frères. Une telle mission implique évidemment la primauté de juridiction. — b) Pierre reçoit la charge du troupeau chrétien. La scène se passe après la Résurrection. Voici comment saint Jean la rapporte (Jean, xxi, 15, 17). Par trois fois Jésus demande à Pierre s'il l'aime ; par trois fois, Pierre proteste de son amour et de son inviolable attachement. Alors le Sauveur, se sentant à la veille de quitter ses disciples par son Ascension, remet à Pierre la garde de son troupeau. Il lui confie le soin de la chrétienté tout entière, à la fois des agneaux et des brebis. « Pais mes agneaux », lui dit-il deux fois, puis une troisième fois : « Pais mes brebis». Or, d'après l'usage courant des langues orientales, le mot paître veut dire gouverner. Paître les agneaux et les brebis c'est donc gouverner avec une autorité souveraine l'Église du Christ ; c'est en être le chef suprême ; c'est avoir la primauté.


322. — 2° Argument historique. — A ne considérer la question que du seul point de vue historique, nous retrouvons, en face l'une de l'autre, les deux thèses, rationaliste et catholique.


A. THESE RATIONALISTE. — D'après les rationalistes, le texte : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église « n'a pris le sens et la portée dogmatique que les théologiens de la papauté lui ont donnée, qu'au iiie siècle, lorsque les Évêques de Rome en eurent précisément besoin pour soutenir leurs prétentions naissantes »[276]. La primauté de saint Pierre, prétendent-ils, n'a nullement été reconnue par les autres apôtres, et en particulier par saint Paul, car ce dernier, non seulement ne recense pas toujours Pierre le premier (I Cor., i, 12 ; iii, 22) ; Gal., ii, 9), mais il ne craint même pas de « lui résister en face » (Gal., ii, 11).


323. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Les Actes des Apôtres fournissent à l'historien catholique de nombreux témoignages qui attestent que Pierre a exercé sa primauté dès les premiers jours de l'Église naissante. — 1. Après l'Ascension, c'est Pierre qui propose le remplacement de Judas pour compléter le collège des Douze (Act., i, 15, 22). — 2. Le premier, il prêche l'Évangile aux Juifs le jour de la Pentecôte (Act., ii, 14 ; iii, 6). — 3. Le premier, éclairé par l'ordre de Dieu, il reçoit les Gentils dans l'Église (Act., x, 1). — 4. Il visite les Églises (Act., ix, 32). — 5. Au Concile de Jérusalem, il clôt la longue discussion qui s'est engagée, en disant que la circoncision ne doit pas être imposée aux païens convertis, et personne ne fait opposition à son avis (Act., xv, 7, 12). Et si Jacques parle après lui, ce n'est pas pour discuter son opinion, mais uniquement, parce que, préposé à l'Église de Jérusalem, il juge qu'il y a lieu d'imposer aux Gentils quelques prescriptions de la loi juive dont l'infraction pourrait scandaliser les chrétiens d'origine juive qui forment la masse de son Église[277].


On nous objecte, il est vrai, que saint Paul n'a pas reconnu la primauté de Pierre. — Comment se fait-il alors que, trois ans après sa conversion, il soit venu à Jérusalem pour le visiter (Gal., i, 18, 19). Pourquoi est-il allé à Pierre, plutôt qu'aux autres, plutôt qu'à Jacques qui présidait à l'Église de Jérusalem? N'est-ce pas une preuve évidente qu'il le regardait comme le chef des Apôtres? — S'il en était ainsi, réplique-t-on, pourquoi ne le nomme-t-il pas toujours le premier? — La chose est bien simple, c'est que saint Paul ne recense jamais ex professo le collège apostolique, et ne fait que citer quelques noms en passant. Parfois aussi, comme au passage (I Cor., I, 12), il lui arrive de suivre une gradation ascendante, puisque, après Pierre, il nomme le Christ.


Mais, dit-on, et c'est là un terrain d'attaque cher aux rationalistes, oubliez-vous le conflit d'Antioche où Paul ne craignit pas de résister en face à Pierre? — Pour que nos adversaires ne nous accusent pas de diminuer l'importance du conflit, nous allons le rapporter d'après les propres paroles de saint Paul. « Quand Képhas vint à Antioche, écrit-il aux Galates (II, 11-14), je m'opposai à lui en face, parce qu'il était visiblement en faute. En effet, avant l'arrivée de certaines personnes d'auprès de Jacques, il mangeait avec les Gentils. Mais quand elles furent arrivées, il se retira et se tint à l'écart, par crainte de ceux de la circoncision. Et les autres Juifs s'associèrent à son hypocrisie, en sorte que Barnabé aussi fut entraîné par leur duplicité. Mais quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile, je dis à Képhas en présence de tous : Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des Gentils et non pas à celle des Juifs, comment peux-tu contraindre les Gentils à vivre en Juifs? »

Comme on peut le constater, le conflit est né de la fameuse question, soulevée par les judaïsants, de savoir si la loi mosaïque avait gardé son caractère obligatoire et s'il était exigé de passer par la circoncision pour entrer dans l'Église chrétienne. Or, — qu'on remarque bien ce point, — les deux Apôtres ont toujours été d'accord pour répondre que non : il n'y a donc pas eu conflit entre eux sur le terrain dogmatique. Et voici où le litige va surgir. Il arriva que saint Pierre, pour ne pas provoquer les récriminations des judaïsants, s'abstint de manger avec les Gentils qui s'étaient convertis sans passer par le judaïsme.


Certainement une telle manière de faire pouvait être interprétée en sens divers. — 1. Ou bien l'on pouvait y voir une simple mesure de prudence que justifiait le but poursuivi. S'adressant à des milieux différents, l'un, apôtre des circoncis, l'autre, des incirconcis, faut-il s'étonner que saint Pierre et saint Paul aient eu à adopter, dans les questions de discipline, des attitudes différentes? N'est-il pas raconté par ailleurs dans les Actes des Apôtres, que saint Paul, placé à l'occasion dans une circonstance identique, n'a pas agi autrement, et qu'en dépit de ses convictions, il a circoncis Timothée, à cause des Juifs qui étaient dans ces contrées (de Lystres et d'Iconium: Act., xvi, 3). — 2. Ou bien l'on pouvait prendre la conduite de saint Pierre pour de l'hypocrisie et de la lâcheté : et c'est ainsi que la chose fut jugée par saint Paul. Il sembla à ce dernier que, pour éviter les conséquences regrettables de l'attitude de Pierre, il était de son devoir de le reprendre. Nous nous trouvons donc dans un cas de correction fraternelle faite par un inférieur, et dans laquelle ce dernier, selon toute apparence, manqua de mesure et de déférence, emporté sans doute par un zèle excessif.

Mais que si saint Paul attachait une telle importance à la conduite de saint Pierre, objecterons-nous à notre tour aux rationalistes, n'est-ce pas, de toute évidence, que son influence sur les églises était plus grande et moins incontestée? L'argument des rationalistes retourne donc contre eux, et le conflit d'Antioche, loin de prouver contre la primauté de Pierre, nous en apporte un nouveau témoignage.



324.— II. Deuxième point. La primauté des successeurs de saint Pierre. — La primauté conférée par Jésus à saint Pierre était-elle un don personnel, une sorte de charisme? Ou était-elle un pouvoir transmissible et devant échoir à ses successeurs? Et dans ce dernier cas, quels devaient être les successeurs de Pierre? Nous répondrons à ces questions en montrant dans les deux thèses suivantes : 1° que la primauté de Pierre tait un pouvoir permanent, et 2° que les successeurs de Pierre sont les Évêques de Borne.


Thèse I. La primauté de Pierre était transmissible. — Cette proposition s'appuie sur un argument tiré des textes de l'Évangile et sur un argument historique.


Argument tiré des textes évangéliques. — Du texte de saint Matthieu (xvi, 17, 19) invoqué précédemment pour pouvoir la primauté (N° 320), il résulte que Pierre a été choisi pour être le fondement de toute l'Église et qu'il a reçu les clés du royaume des cieux. Or le fondement doit durer aussi longtemps que l'édifice lui-même. Et comme Jésus a promis d'être avec son Église jusqu'à la fin du monde (Mat., xxviii, 20), il faut en déduire que la primauté, principe et fondement de l'édifice, doit durer autant que celui-ci, et que Pierre doit transmettre son autorité à ses successeurs. L'autorité suprême sera d'ailleurs d'autant plus requise que l'Église se développera et étendra ses rameaux plus loin : plus une armée est nombreuse, plus elle a besoin d'un chef suprême qui la commande.

Argument historique. — Si la primauté de Pierre a été recueillie par ses successeurs, l'histoire doit en témoigner. Mais comme cette question se confond avec celle de savoir quels furent les successeurs, nous renvoyons à la seconde proposition.


325. — Thèse II. Les successeurs de Pierre dans la primauté sont les Évêques de Rome[278]. — Pour prouver cette thèse, il faut établir deux choses : 1° que Pierre est venu à Rome et peut être considéré comme le premier Évêque de l'Église de Rome ; et 2° que la primauté des Évêques de Rome, ses successeurs, a toujours été reconnue dans tonte l’Église. La question est donc tout historique.


La venue et la mort de saint Pierre à Rome. État de la question. — 1. Il s'agit de rechercher si Pierre est venu dans la capitale du monde romain et s'il y a fondé une communauté chrétienne. Point n'est besoin de démontrer qu'il y est resté un laps de temps plus ou moins long, ni d'une façon continue[279]. Il ne faut pas en effet se représenter l'Église primitive sous la forme de l'Église actuelle. Les Apôtres étaient des missionnaires qui se souvenaient de la parole de leur Maître : « Allez, enseignez toutes les nations. » En face d'un champ aussi vaste ouvert à leur activité, il serait bien étrange de les trouver attachés à une résidence fixe. Ils étaient donc, ici ou là, partout où ils pouvaient jeter, avec espoir de moisson, la semence de l'Évangile.

2. Le fait de la venue et de la mort de saint Pierre à Rome était nié autrefois par les critiques rationalistes et protestants, qui voyaient dans cette contestation un excellent argument contre la primauté de l'Évêque de Rome. Mais la faiblesse de leurs arguments était telle que Renan n'hésita pas à reconnaître, dans un appendice à son volume L'Antéchrist (1873), comme une chose « très admissible que saint Pierre fût venu à Rome » et même à regarder « comme probable le séjour de Pierre à Rome ». Les critiques actuels vont plus loin et ne font plus de difficultés pour soutenir le point de vue catholique. Citons quelques lignes du plus illustre d'entre eux : « Le martyre de Pierre à Rome, écrit M, Harnack –(Chronologie) a été combattu jadis en vertu de préjugés protestants tendancieux... Mais que ce fût une erreur, cela est évident aujourd'hui pour tout chercheur qui ne s'aveugle pas. » « Aujourd'hui, dit encore le même critique dans un Discours prononcé en 1907 devant l'Université de Berlin, nous savons que cette venue (de Pierre à Rome) est un fait bien attesté, et que les commencements de la primauté romaine dans l'Église remontent jusqu'au IIe siècle. »

La thèse catholique, qui affirme que saint Pierre est venu à Rome, qu'il y a fondé l'Église romaine et qu'il y reçut le martyre, n'étant plus sérieusement contestée, il nous suffira dépasser rapidement en revue les principaux témoignages sur lesquels elle s'appuie.

Les voici, en suivant l'ordre régressif, et siècle par siècle, — a) Au début du IIIe siècle, nous avons les témoignages du prêtre romain Caius et de Tertullien. — 1. Caius, écrivant contre Proclus, disait : « Je puis vous montrer les monuments des apôtres. Que vous veniez au Vatican ou sur la voie d'Ostie, vous aurez sous les yeux les monuments des fondateurs de notre Église. » Ce passage, qui date des environs de l'an 200, prouve qu'à cette époque on était persuadé que les tombeaux du Vatican et de la voie d'Ostie gardaient les reliques de saint Pierre fit de saint Paul, fondateurs de l'Eglise romaine et martyrs sous Néron. — 2. Tertullien, à la même époque, discutant contre les gnostiques, rappelle le martyre que, sous Néron, saint Pierre et saint Paul subirent à Rome, le premier sur la croix, le second par le glaive du bourreau.

b) A la fin du IIe siècle. — 1. Saint Irénée écrivait en Gaule : « Ce sont les apôtres Pierre et Paul qui ont évangélisé l'Église romaine... et c'est pour cela qu'entre toutes elle est la plus antique, la plus connue, tenant des apôtres sa tradition : c'est pour cela que chaque Église doit se tourner vers elle et reconnaître sa supériorité. » — 2. Denys de Corinthe, écrivant aux Romains, en 170, leur disait : « Venus tous deux à Corinthe, les deux apôtres Pierre et Paul nous ont élevés dans la doctrine évangélique ; partis -ensuite ensemble pour l'Italie, ils nous ont transmis les mêmes enseignements, puis ont subi en même temps le martyre. »

c) Parmi les Pères apostoliques[280] nous avons les témoignages de saint Ignace et du pape saint Clément. — 1. Saint Ignace d'Antioche venait d'être condamné aux bêtes et avait été envoyé à Rome pour y subir le dernier supplice. Ayant appris que la communauté romaine avait entrepris des démarches pour le sauver, il lui écrivit de n'en rien faire, l'adjurant en ces termes : « Ce n'est pas comme Pierre et Paul que je vous commande ; eux, ils étaient apôtres et moi je ne suis plus qu'un condamné. » « Ces paroles, dit Mgr Duchesne, ne sont pas l'équivalent littéral de la proposition : saint Pierre est venu à Rome. Mais supposé qu'il y soit venu, saint Ignace n'aurait pas parlé autrement ; supposé qu'il n'y soit pas venu, la phrase manque de sens. »[281] — 2. Saint Clément. Ecrivant aux Corinthiens entre 95 et 98, il met en relief les souffrances des deux apôtres Pierre et Paul « qui restent chez nous le plus beau des exemples». Ainsi saint Clément qui est romain, qui envoie sa lettre en qualité d'évêque de Rome, insiste sur cette circonstance, que les actes d'héroïsme qu'il décrit se sont passés sous ses yeux, que le martyre de saint Pierre et de saint Paul a été d'un grand exemple « chez nous», c'est-à-dire à Rome.

d) Au temps des Apôtres, nous avons le témoignage de saint Pierre lui-même, qui date de Babylone la première Épître adressée aux fidèles d'Asie (I Pierre, v, 13). Or « Babylone, dit Renan, désigne évidemment Rome. C'est ainsi qu'on appelait dans les chrétientés primitives la capitale de l'Empire ».


326. — A la thèse catholique les Protestants objectent que saint Luc dans les Actes des Apôtres, saint Paul dans son Épître aux Romains, Flavius Josèphe qui rapporte la persécution de Néron, ne font pas mention de Pierre.


Réponse. — Nous avons déjà observé que l'argument tiré du silence n'a de valeur que si le point passé sous silence rentrait dans le sujet traité par l'historien et aurait dû être mentionné par lui. Or — 1. pour ce qui concerne saint Luc, l'objection est sans fondement pour la bonne raison que les Actes des Apôtres ne décrivent que les débuts de l'Église chrétienne dans les douze premiers chapitres et qu'à partir du chapitre xiii, il n'est plus question que des Actes de saint Paul. Que les Actes soient par ailleurs loin d'être complets, c'est ce qui est bien évident ; ainsi, ils ne parlent pas non plus du conflit d'Antioche. — 2. Il n'y a pas lieu de s'étonner davantage que saint Paul ne mentionne pas saint Pierre dans son Épître aux Romains : ses autres Épîtres nous montrent qu'il n'avait pas l'habitude de saluer les évêques de la ville. Lorsqu'il écrit aux Éphésiens, il ne parle pas non plus de Timothée, leur, évêque. — 3. Josèphe déclare qu'il a voulu passer sous silence la plupart des crimes de Néron ; s'il omet la crucifixion de Pierre, il ne parle pas davantage de l'incendie de Rome et du meurtre de Sénèque.


Conclusion. Le fait de la venue et du martyre de saint Pierre à Rome n'est donc contredit par aucune objection sérieuse. Il est au contraire démontré par de nombreux témoignages qui, de génération en génération, nous conduisent à l'âge apostolique. Nous pourrions ajouter encore que le fait est confirmé par les monuments qui attestent la présence à Rome du Prince des Apôtres, tels que les deux chaires de saint Pierre, dont l'une est conservée au baptistère du Vatican, les peintures et les inscriptions des Catacombes, datant du IIe siècle, et où son nom est mentionné. Mais il n'est pas nécessaire d'insister, puisque aussi bien la thèse catholique n'est pas contredite par les critiques sérieux.


327. — 2° Les Évêques de Rome ont toujours eu la primauté. — Puisque saint Pierre peut être considéré comme le premier Évêque de Rome, sa primauté devait se transmettre aux héritiers de son siège : c'est la question de droit. Mais il nous faut examiner la question de fait et demander à l'histoire s'il en a été ainsi. Le point est de la plus haute importance, car si les documents de l'histoire nous démontraient que primitivement la primauté des évêques de Rome n’était pas reconnue, la question de droit serait fortement en péril. Il ne faut donc pas trop s'étonner que les rationalistes, protestants et modernistes, aient pris à tâche de prouver, par l'histoire, que la primauté des Évêques de Rome n'est pas d'origine primitive.


A. THÈSE RATIONALISTE. — La thèse des rationalistes tient en quelques mots. Suivant leur théorie, il n'y aurait eu, à l'origine, aucune distinction entre les évêques : ils auraient tous joui d'une autorité égale. Pou à peu ils se seraient arrogé une puissance plus ou moins grande et relative à l'importance de la ville où était leur siège. Il arriva donc tout naturellement que les évêques de Rome, qui habitaient la capitale de l'Empire, furent considérés comme les chefs de l'Église universelle. A cette raison majeure s'ajoute un heureux ensemble de circonstances, telles que l'ambition des évêques romains, leur prudence dans le jugement des causes soumises à leur arbitrage et les services qu'ils rendirent lorsque l'Empire s'écroula. La primauté de l'Évêque de Rome ne serait née qu'à la fin du u' siècle, lorsque le pape Victor, pour terminer la controverse qui s'était élevée à propos du jour où l'on devait célébrer la fête pascale, « lança en 194, un édit impérieux qui retranchait de la communion catholique et déclarait hérétiques toutes les Églises d'Asie ou d'ailleurs qui ne suivraient pas, dans cette question de la Pâque, la coutume romaine »[282].


328. — B. THÈSE CATHOLIQUE. — Les historiens catholiques prétendent au contraire que la primauté de l'Évêque de Rome a toujours été reconnue dans l'Église universelle. Au commencement du IVe siècle, la primauté de la Chaire romaine est un fait incontesté. A cette époque il est manifeste que les évêques de Rome parlent et agissent en pleine conscience de leur primauté. Le pape Sylvestre envoie ses légats pour présider le concile de Nicée (325). Jules I déclare que c'est à Rome que doivent être jugées les causes des évêques. Le pape Libère, à qui l'empereur Constance demande de condamner Athanase, — ce qui prouve qu'il lui en reconnaît le droit, — se refuse à le faire. De même, les Pères sont unanimes à admettre la primauté de l’Évêque de Rome. Saint Optât de Milet, argumentant contre les Donatistes qui prétendaient que l'Église se composait des seuls justes et que la sainteté était la marque essentielle de l'Église, répond que l'unité est une note non moins essentielle et qu'il est absolument indispensable de rester en communion avec la Chaire de Pierre. Saint Ambroise regarde également l'Église romaine comme le centre et la tète de tout l'univers catholique. A leur tour, les évêques orientaux saint Athanase, saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostome parlent de l’Évêque de Rome comme du chef de l'Église universelle.

La primauté de l'Évêque de Rome étant universellement reconnue au IVe siècle, notre enquête pourra se borner aux siècles qui précèdent. Or, dans les trois premiers siècles, l'existence de la primauté romaine nous est attestée par les écrits des Pères, par les conciles et par la coutume d'en appeler à l'Évêque de Rome pour terminer les différends.


a) Examinons d'abord les témoignages des Pères de l'Église. — 1. Au IIIe siècle, Origène écrit au pape Fabien pour lui rendre compte de sa foi. Tertullien, avant d'être montaniste, admet la primauté de Pierre. Devenu montaniste, il la tourne en dérision, ce qui est une autre preuve qu'il en reconnaît l'existence. — 2. A la fin du IIe siècle, saint Irénée pose comme critère des traditions apostoliques, la conformité de doctrine avec l'Église romaine qui doit servir de règle de foi à cause de la primauté qu'elle a héritée de saint Pierre. Saint Polycarpe de Smyrne, disciple de saint Jean, Abercius vont à Rome pour visiter l'Évêque et le consulter sur les choses de la foi et de la discipline. Les hérétiques eux-mêmes, Marcion et les montanistes veulent faire approuver leur doctrine par le siège apostolique. Au début du IIe siècle, saint Ignace, écrivant aux Romains, déclare que leur église préside à toutes les autres. - 3. Et nous voici parvenus au Ier siècle. En 96, l'Évêque de Rome, Clément, comme nous l'avons déjà vu, écrit aux Corinthiens pour rappeler à l'ordre la communauté, qui a déposé injustement des presbytres. Il leur déclare que ceux qui ne lui obéiront pas, se rendront coupables de faute grave. La conduite de Clément de Rome a d'autant plus d'intérêt qu'au moment où il écrivait, l'apôtre saint Jean vivait encore et aurait dû intervenir si l'Évêque de Rome avait été sur le même pied que les autres évêques.


b) La primauté des évêques de Rome a été reconnue par les conciles[283].

— 1, Ainsi, au concile d'Éphèse (431), saint Cyrille d'Alexandrie, qui occupait le premier rang parmi les patriarches d'Orient, demanda à l'Evêque de Rome une sentence et une définition contre l'hérésie nestorienne.

— 2. Les Pères du concile de Chalcédoine (451); presque tous orientaux, adressèrent une lettre au pape saint Léon pour demander confirmation de leurs décrets. Le pape répondit par une lettre célèbre où il condamnait les erreurs d'Eutychès ; en même temps il envoya des légats pour présider le concile en son nom, et le concile se termina par cette formule : « Ainsi le concile a parlé par la bouche de Léon. » — 3. Successivement, les conciles de Constantinople, le troisième tenu en 680, le huitième en 869, le concile de Florence, en 1439, composé de Pères grecs et latins, proclamèrent la primauté du successeur de saint Pierre et dirent que Jésus-Christ lui a donné, dans la personne de saint Pierre, « plein pouvoir de paître, de diriger et de gouverner l'Église entière ».

c) La primauté des Evêques de Rome est en outre attestée par ce fait qu'ils interviennent dans les différentes Églises pour terminer les différends. Ainsi, sans rappeler à nouveau que, à la fin du Ier siècle déjà, Clément de Rome écrivit à l'Église de Corinthe pour la remettre dans le droit chemin, nous verrons plus tard les Évêques orientaux eux-mêmes, entre autres saint Athanase et saint Jean Chrysostome, en appeler à l'Évêque de Rome pour la défense de leurs droits.


329. — Les Protestants objectent : — 1. que ceux à qui on donne le nom d'évêques n'étaient en réalité que les présidents du presbyterium ; — 2. qu'en toute hypothèse, leur autorité n'a pas été universellement reconnue, puisque saint Cyprien et les évêques d'Afrique ont résisté au décret du pape saint Etienne qui défendait la réitération du baptême conféré par les hérétiques.

Réponse. — 1. Pour prouver que les Évêques n'étaient que de simples présidents du presbyterium, on allègue ce fait que la Prima Clementis, les lettres de saint Ignace aux Romains et le Pasteur d'Hermas ne parlent pas d'un évêque monarchique de Rome. — Or le silence d'un écrivain sur un fait, avons-nous déjà dit, ne prouve pas nécessairement contre l'existence de ce fait. Ainsi, en 170, Denys de Corinthe envoie une réponse à l'église de Rome, et non à son évêque Soter, et pourtant M. Harnack lui-même qui fait l'objection, admet que Soter était certainement évêque monarchique. Il importe donc peu que la première lettre de Clément aux Corinthiens ne porte pas son nom et ait été envoyée au nom de l'Église de Rome ; il ne fait pas de doute que son auteur est un personnage unique et n'est autre que le pape Clément. — Quant à la lettre d’Ignace aux Romains (107) et au Pasteur d'Hermas, s'ils ne mentionnent pas l'Évêque de Rome, il n'y a pas à en conclure que celui-ci n'existait pas, car ils ne parlent pas davantage des presbytres et des diacres de Rome dont personne ne songe pourtant à contester l'existence.


2. Il est vrai que saint Cyprien, estimant que la réitération du Baptême était surtout disciplinaire a résisté au décret du Pape Etienne. Mais la résistance d’un homme, même très saint et de bonne foi, ne détruit en rien le fait de cette autorité. N’a-t-on pas vu aussi, de temps en temps, de grands évêques comme Bossuet, adhérer à des propositions condamnées, tout en reconnaissant la primauté du Souverain Pontife ?


Conclusion. — La primauté des Évêques de Rome découle donc de ce premier fait que saint Pierre a fixé sa chaire à Borne, et de ce second, qu'elle a toujours été reconnue dans l'Église universelle. L'on ne peut dire dès lors que l'autorité suprême des papes soit née de l'ambition des Évêques de Rome et de l'abdication des autres Évêques. Si en effet les évêques avaient été d'abord égaux de droit divin, comme le prétendent les adversaires, il y aurait eu, à un moment de l'histoire, un changement total dans là foi et la pratique de toute l'Église. Or cela n'aurait pu se produire sans soulever des dissensions et des réclamations sans fin, de la part des autres Évêques, qui auraient été lésés dans leurs droits, et dont les privilèges auraient été d'autant diminués. Comme l'histoire ne porte aucune trace d'une semblable agitation, et qu'elle ne relève des discussions que sur des points secondaires, tels que la célébration de la fête de Pâques et la question des rebaptisants, il faut en conclure que le principe de la primauté de l'Évêque de Rome n'a jamais été contesté, et que l'Église universelle lui a toujours reconnu, non pas seulement une primauté d'honneur, mais une vraie primauté de juridiction.


§ 4 — Jésus-Christ a conféré a son Église le privilège de l’infaillibilité.

330. — Nous avons vu que Jésus-Christ a fondé une Église hiérarchique du fait qu'il a conféré au collège des Apôtres, et des Évêques leurs successeurs, le triple pouvoir d'enseigner, de sanctifier et de régir. Dans ce paragraphe nous démontrerons qu'au pouvoir d'enseigner Jésus a attaché le privilège de l'infaillibilité. Nous parlerons : 1° du concept de l'infaillibilité ; 2° des preuves de son existence ; et 3° de ceux à qui appartient le privilège.


I. Concept de l'infaillibilité. — Que faut-il entendre par infaillibilité? L’infaillibilité concédée par Jésus-Christ à son Église est la préservation de toute erreur doctrinale, garantie par l'assistance spéciale de l'Esprit Saint. Ce n'est pas simplement l'inerrance de fait, c'est l’inerrance de droit, c'est l'impossibilité de l'erreur, de sorte que toute doctrine proposée par ce magistère infaillible doit être crue comme véritable, parce que proposée comme telle. L'infaillibilité ne doit donc pas être confondue : — 1. avec l'inspiration, qui consiste dans une impulsion divine poussant les écrivains sacrés à écrire tout ce que et rien que ce que Dieu veut ; — 2. ni avec la révélation qui implique la manifestation d'une vérité, auparavant ignorée. Le privilège de l'infaillibilité ne fait pas découvrir à l'Église des vérités nouvelles ; elle lui garantit seulement que, grâce à l'assistance divine, elle ne pourra, sur les questions de foi et de morale, ni errer ni par conséquent induire en erreur.


Fausse conception de l'infaillibilité. — II faut rejeter comme faux le concept moderniste de l'infaillibilité, lequel découle d'ailleurs de leur concept, également faux, de la révélation. Comme dans leur système, la révélation se fait dans l'âme de chaque individu, qu'elle est « la conscience acquise par l'homme, de ses rapports avec Dieu » (N° 145), l'Église enseignante n'aurait pas d'autre tâche que d'interpréter la pensée collective des fidèles et « de sanctionner les opinions communes de l'Église enseignée ». Cette façon étrange de concevoir l'infaillibilité a été condamnée par le Décret Lamentabili.


331. — II. Existence de l'infaillibilité. — 1° Adversaires. L'existence de l'infaillibilité de l'Église est niée : — a) par les rationalistes et les Protestants libéraux. Cela va de soi, puisqu'ils n'admettent même pas que Jésus-Christ ait pu songer à fonder une Église ; — b) par les Protestants orthodoxes qui, mettant tous les membres de l'Église sur le même pied, prétendent que la doctrine chrétienne est laissée à l'interprétation du jugement individuel (théorie dit libre examen).


2° Preuves. — L'infaillibilité de l'Église repose sur deux arguments : — a) sur un argument a priori, tiré de la raison et — b) sur un argument a posteriori, tiré de l'histoire.


332. — A. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. Nota. — Avant d'exposer ce premier argument, il convient pour qu'on ne se méprenne pas sur notre but, de spécifier quelle place il tient dans notre démonstration. Nous disons, — et nous expliquerons tout à l'heure pourquoi, — que si Jésus-Christ a tenu que sa doctrine soit conservée dans toute son intégrité, il a dû en confier la garde à une autorité vivante et infaillible, et non pas la déposer comme une lettre morte dans un livre, même inspiré. A cela les Protestants nous objectent que nous appuyons notre thèse sur un argument a priori, que toutes nos preuves se réduisent à dire que cela est, parce que cela doit être. Or, ajoutent-ils, « dans les questions de fait, la preuve de fait est, sinon la seule légitime, du moins la seule décisive... Si de la convenance, de l'utilité, de la nécessité présumée d'une dispensation divine on pouvait conclure à sa réalité, où cela mènerait-il ? »[284] Que de la convenance d'une chose on ne puisse pas toujours conclure à sa réalité, c'est indiscutable. On pourrait nous demander, en effet, par exemple, pourquoi les hommes ont été abandonnés par Dieu à l'erreur pendant de longs siècles, pourquoi la Rédemption s'est faite si tardivement, pourquoi elle n'a pas été assez éclatante pour forcer tous les hommes à l'accepter. Donc la question est historique et c'est sur ce terrain que nous entendons bien la placer. Mais auparavant nous avons le droit de nous demander si, entre la théorie protestante qui admet comme règle de foi[285] unique l'Écriture infaillible, et le dogme catholique qui prétend que le Christ a constitué un magistère vivant et infaillible pour nous faire connaître les vérités contenues dans le double dépôt de l'Écriture et de la Tradition, nous avons le droit, disons-nous, de nous demander s'il n'y a pas présomption en faveur du dogme catholique. Nous nous proposons donc de prouver, — sans prétendre pour cela que cet argument a priori puisse nous dispenser de l'argument historique, — que la règle de foi des Protestants est insuffisante pour la conservation et la connaissance de la doctrine chrétienne, tandis que la règle de foi de l'Église catholique remplit les conditions voulues

a) La règle de foi proposée dans la théorie protestante est insuffisante. Aucune autorité vivante, nous disent les protestants, n'était nécessaire et n'a été instituée pour nous faire connaître les vérités enseignées par le Christ. Il n'y a qu'une seule règle de foi : c'est l'Écriture infaillible. Chacun a donc le devoir et le droit de lire l'Écriture, de la comprendre selon les lumières de sa conscience, d'en tirer les dogmes et les préceptes qui lui conviennent.

Qu'une telle règle de foi soit tout à fait insuffisante, c'est ce que nous n'aurons pas de peine à montrer. — 1. Tout d'abord comment savoir quels sont les livres inspirés, si aucune autorité n'a été constituée pour nous en garantir l'inspiration[286], ou même s'il n'y a personne pour nous dire que le texte que nous avons sous les yeux n'a pas été altéré par la faute des copistes[287]. — 2. Mais, supposé qu'en dehors de là il y ait un critère qui nous permette de les reconnaître et qu'on puisse par exemple poser en principe, que sont inspirés tous ceux qui. ont été regardés comme tels par Notre-Seigneur à propos de l'Ancien Testament, et par les Apôtres à propos du Nouveau, il s'agira toujours de les interpréter, d'en connaître le vrai sens et de comprendre la Parole de Dieu, comme elle doit être comprise. Comment résoudre les difficultés? Par l'examen privé et en appliquant les règles de critique et d'exégèse, répondent les luthériens et les calvinistes. A l'aide de l'histoire et de la tradition, disent par ailleurs les anglicans. Par l'inspiration privée, par l'illumination de l'Esprit- Saint qui éclaire la conscience de chaque individu, disent à leur tour les anabaptistes, les quakers, les méthodistes et les sectes mystiques. La variété des réponses suffirait déjà à juger la théorie protestante. Quel que soit d'ailleurs le procédé dé solution qu'on adopte, ce qui est bien évident c'est que nous aurons autant d'interprétations que d'individus « quot capita tot sensus ». N'accepter d'autre guide que la raison individuelle ou l'inspiration de l'Esprit-Saint, c'est ouvrir la voie à l'anarchie intellectuelle où à l'illuminisme. — 3. Tout au moins ceux qui auront pu ainsi étudier la Bible posséderont dans une certaine mesure une sorte de vérité subjective. Mais que feront ceux qui n'ont ni l'instruction ni les loisirs requis pour lire l'Ecriture et la comprendre î Que devaient faire autrefois, au moment où l'imprimerie n'était pas inventée et que les manuscrits étaient rares et de grand prix, ceux qui n'avaient pas les moyens de se procurer la Bible? Mais il y a plus. Il fut un temps, à l'origine du christianisme, où le Nouveau Testament n'existait pas. Le Christ n'avait laissé aucun écrit. Il avait dit à ses Apôtres : « Allez, enseignez les nations. » Il ne leur avait pas commandé d'écrire sa doctrine ; aussi les Apôtres n'ont-ils jamais prétendu exposer ex professo l'enseignement du Christ. Le plus souvent leurs écrits furent des lettres de circonstance destinées à rappeler quelques points de leur catéchèse. Avant l'apparition de ces écrits, que les protestants veuillent bien nous dire où se trouvait la règle de foi.


333. — b) Au contraire, la règle de foi catholique est un moyen sûr de nous faire connaître la doctrine intégrale du Christ. Il est facile de voir qu'elle n'a aucun des inconvénients du système protestant. Sans doute, le catholicisme reconnaît l'infaillibilité de l'Écriture Sainte ; mais, à côté de cette première source de la révélation, il en admet une seconde, non moins importante et antérieure à l'Écriture, qui s'appelle la Tradition. Et surtout, — et c'est ce qui met un abîme entre la théorie protestante et la théorie catholique, — celle-ci soutient que Jésus-Christ a constitué une autorité vivante, un magistère infaillible qui, avec l'assistance de l*Esprit-Saint, a reçu pour mission de déterminer quels sont les livres inspirés, de les interpréter authentiquement, de puiser à cette source comme à celle de la tradition la vraie doctrine de Jésus pour l'exposer ensuite à l'ensemble des fidèles : savants et ignorants.


Qu'il y ait entre les deux systèmes, considérés au seul point de vue de la raison, une présomption en faveur du catholicisme, c'est ce que reconnaissent même certains Protestants. « Le système catholique, dit Sabatier, a mis l'infaillibilité divine dans une institution sociale, admirablement organisée, avec son chef suprême, le pape ; le système protestant à mis l'infaillibilité dans un livre. Or, a quelque point de vue que l'on «examine les deux systèmes, l'avantage est sans contredit du côté du catholicisme. »[288] Nous ne voulions pas démontrer autre chose par l'argument a priori ; notre but est donc atteint.


334. — B. ARGUMENT TIRÉ DE L'HISTOIRE. — Nous arrivons maintenant sur le terrain positif de l'histoire. Ce que Jésus-Christ devait faire, l'a-t-il fait? A-t-il créé une autorité vivante et infaillible chargée de garder et d'enseigner sa doctrine ? Le premier point a été établi précédemment : nous avons vu que Notre-Seigneur a institué une Église hiérarchique, qu'il a constitué des chefs à qui il a conféré le pouvoir d'enseigner. Seul le second point reste donc à examiner : nous avons à prouver que le pouvoir d'enseigner, tel qu'il a été donné par le Christ, comporte le privilège de l’infaillibilité.

Cette seconde proposition s'appuie sur les textes de l'Écriture, sur la conduite des Apôtres et sur la croyance de l'antiquité chrétienté : — a) Sur les textes de l'Écriture. Ces textes, nous les avons déjà passés en revue. A Pierre spécialement il a été promis que « les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre l'Église » (Mat., xvi, 18) ; à tous les Apôtre » Jésus a également promis par deux fois de leur envoyer l'Esprit de vérité (Jean, xiv, 16 ; xv, 26) et d'être lui-même avec eux jusqu'à la fin du monde (Mat., xxviii, 20). De telles promesses, si elles ont un sens, signifient bien que l'Église est indéfectible, que les Apôtres et leurs successeurs ne pourront errer lorsqu'ils enseigneront la doctrine chrétienne, car il est évident que l'assistance du Christ ne saurait être vaine et que là où est l'Esprit de vérité, il n'y a pas possibilité d'erreur ; — b) sur la conduite des Apôtres. De l'enseignement des Apôtres il ressort qu'ils ont eu conscience d'être assistés de l'Esprit divin. Le décret du concile de Jérusalem débute par ces mots : « II a semblé bon à l'Esprit Saint et à nous» (Act., xv, 28). Les Apôtres donnent leur prédication « non comme parole des hommes, mais, ainsi qu'elle l'est véritablement, comme une parole de Dieu» (I Thess., II, 13), à laquelle il faut accorder un plein assentiment (II Cor., x, 5) et dont il convient de garder précieusement le dépôt (I Tim., vi, 20). Bien plus, ils confirment la vérité de leur doctrine par de nombreux miracles (Act., ii, 43 ; iii, 1, 8 ; v, 15 ; ix, 34) : preuve évidente qu'ils étaient des interprètes infaillibles de l'enseignement du Christ, sinon Dieu n'aurait pas mis à leur usage sa puissance divine ;

c) sur la croyance de l'antiquité chrétienne. De l'aveu de nos adversaires, la croyance à l'existence d'un magistère vivant et infaillible prévalait déjà au IIe siècle. Il suffit donc d'apporter les témoignages antérieurs :

— 1. Dans la première moitié du IIIe siècle, Origène répond aux hérétiques qui allèguent les Écritures, qu'il faut s'en rapporter à la tradition ecclésiastique et croire ce qui a été transmis par la succession de l'Église de Dieu. Tertullien dans son traité « De la prescription» oppose aux hérétiques l'argument de prescription[289] et affirme que la règle de foi est la doctrine que l'Église a reçue des Apôtres. — 2. A la fin du second siècle, saint Irénée, dans sa lettre à Florin et dans son Traité contre les hérésies, présente la Tradition apostolique comme la saine doctrine, comme une tradition qui n'est pas purement humaine : d'où il suit qu'il n'y a pas lieu de discuter avec les hérétiques[290] et qu'ils sont condamnes du fait qu'ils sont en désaccord avec cette tradition. Vers 160, Hégésippe donne comme critère de la foi orthodoxe l'accord avec la doctrine transmise des Apôtres par les Évêques, ce qui l'amène, nous l'avons vu, à dresser la liste des Evêques. Dans la première moitié du IIe siècle, Polycarpe et Papias présentent la doctrine des Apôtres comme la seule vraie, comme une règle de foi sûre. Au début du ne siècle, nous avons le témoignage de saint Ignace qui dit que l'Église est infaillible et qu'il faut y adhérer si l'on veut être sauvé.


Conclusion. — II résulte donc de la double preuve tirée de la raison et de l'histoire que le pouvoir doctrinal conféré par Jésus-Christ à l'Église enseignante comporte le privilège de l'infaillibilité, c'est-à-dire que l'Église ne peut errer quand elle expose la doctrine du Christ.


335. — III. Le sujet de l'infaillibilité. — Jésus-Christ a doté son Église du privilège de l'infaillibilité. Mais à qui ce privilège a-t-il été concédé? Tout naturellement à ceux qui ont reçu le pouvoir d'enseigner, c'est-à-dire à l'ensemble des Apôtres, et à Pierre spécialement, pouvoir et privilège qu'ils ont transmis à leurs successeurs.

1° Infaillibilité du collège apostolique et du corps épiscopal. — A. L’'infaillibilité du collège apostolique ressort : — a) de la mission confiée à tous les apôtres d' « enseigner toutes les nations» (Mat., xxviii, 20) ; — b) de la promesse d'être avec eux « jusqu'à la consommation des siècles» (Mat., xxviii, 20) ; et de leur « envoyer le Consolateur, l'Esprit Saint qui doit leur enseigner toute vérité » (Jean, xiv, 26). De telles paroles indiquent bien que le privilège de l'infaillibilité est accordé à l'ensemble du corps enseignant.


B. Du collège apostolique le privilège de l'infaillibilité est passé au corps des Évêques. La mission d'enseigner n'ayant été limitée ni dans le temps ni dans l'espace, il s'ensuit qu'elle doit échoir aux successeurs des Apôtres avec le privilège qui lui était attaché.

Cependant il y a une distinction à établir entre les Apôtres et les Evêques. Les Apôtres avaient comme champ d'action tout l'univers, la parole de Notre-Seigneur : « Allez, enseignez toutes les nations » ayant été adressée à eux tous. Ils étaient donc missionnaires universels de la foi : partout ils pouvaient prêcher l'Évangile en docteurs infaillibles. Les Évêques, au contraire ne peuvent être considérés comme les successeurs dés Apôtres que pris dans leur ensemble ; chaque Évêque n'est pas le successeur de chaque Apôtre. Ils ne sont les chefs que d'une région déterminée, dont l'étendue et les limites sont fixées par le Pape. Ils n'ont donc pas hérité individuellement de l'infaillibilité personnelle des Apôtres. Seul le corps des Evêques jouit de l'infaillibilité.


336. — 2° Infaillibilité de Pierre et de ses successeurs. — Le privilège de l'infaillibilité a été conféré par Notre-Seigneur d'une manière spéciale à Pierre et à ses successeurs. La thèse s'appuie sur un double argument : Un argument tiré des textes évangéliques et un argument historique.


A. ARGUMENT TIRÉ DES TEXTES ÉVANGÉLIQUES. — L'infaillibilité de Pierre et de ses successeurs découle des textes mêmes qui démontrent la primauté. — a) Tout d'abord le Tu es Petrus « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Il est incontestable qu'un édifice n'a de stabilité que par son fondement. Si Pierre, qui doit soutenir l'édifice chrétien, pouvait enseigner l'erreur, l'Église serait bâtie sur un fondement ruineux, et l'on ne pourrait plus dire que « les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle» — b) Puis le Confirma fratres. Jésus assure Pierre qu'il a spécialement prié pour lui « pour que sa foi ne défaille pas » (Luc, xxii, 32). Il va de soi qu'une telle prière, faite surtout dans des circonstances aussi solennelles et aussi graves (V. N° 321), ne saurait être vaine. — c) Enfin le « Pasce oves ». A Pierre est confiée la garde de tout le troupeau. Or on ne peut supposer que le Christ donne le soin de son troupeau à un mauvais pasteur qui l'égaré dans des pâturages aux herbes empoisonnées.

Il n'est pas besoin d'insister pour prouver que l'infaillibilité de Pierre est passée à ses successeurs. Ce que Pierre devait être pour l'Église naissante, ses successeurs devront encore l'être dans la longue série des siècles, car, à tout moment de son histoire, l'Église ne pourra remporter la victoire sur les entreprises de Satan que si le fondement sur lequel elle repose garde la même fermeté.


337. — B. ARGUMENT HISTORIQUE. — Pour prouver par l'histoire que les papes ont toujours joui du privilège de l'infaillibilité, il suffit de montrer que ce fut toujours la croyance de l'Église et qu'en fait les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de morale. — a) Croyance de l'Eglise. Évidemment la croyance de l'Église ne s'est pas traduite de la même façon dans tous les siècles. Il y a eu, si l'on veut, quelque développement dans l'exposé du dogme et même dans l'usage de l'infaillibilité pontificale. Le dogme n'en remonte pas moins à l'origine, et nous le trouvons en germe dans la Tradition la plus lointaine. La chose nous est attestée par le sentiment des Pères et des conciles, et par les-faits : — 1. Sentiment des Pères. Ainsi au IIe siècle, saint Irénée déclare que toutes les Églises doivent être d'accord avec celle de Rome qui seule possède la vérité intégrale. Saint Cyprien dit que les Romains sont « assurés dans leur foi par la prédication de l'Apôtre et inaccessibles à la perfidie de l'erreur». Pour mettre fin aux controverses qui déchiraient l'Orient, saint Jérôme écrit au pape Damase dans les termes suivants : « J'ai cru à ce propos devoir consulter la chaire de Pierre et la foi apostolique. Chez vous seul le legs de nos pères demeure à l'abri de la corruption. » Saint Augustin dit à propos du pélagianisme : « Les décrets de deux conciles relatifs à la cause ont été soumis au siège apostolique ; sa réponse nous est parvenue, la cause est jugée. » Le témoignage de saint Pierre Chrysologue n'est pas moins explicite : « Nous vous exhortons, vénérables frères, à recevoir avec docilité les écrits du bienheureux Pape de la cité romaine, car saint Pierre, toujours présent sur son siège, offre la vraie foi à ceux qui la cherchent. — 2. Sentiment des Conciles, Tout ce que nous avons dit précédemment à propos de la primauté de l'Evêque de Rome s'applique tout aussi bien à la reconnaissance de son infaillibilité (V. N° 328). — 3. Les faits. Au IIe siècle, le pape Victor excommunié Théodote qui niait la divinité du Christ, par une sentence qui fut regardée comme définitive. Zéphirin condamne les Montanistes, Calixte, les Sabelliens et, à partir de ces condamnations, ils furent regardés comme hérétiques. En 417, le pape Innocent I condamne le pélagianisme, et l'Église accepte son décret comme définitif, comme nous l'avons vu plus haut par le texte de saint Augustin. En 430, le pape Célestin condamne la doctrine de Nestorius, et les Pères du concile d'Éphèse se rallient à son avis. Les Pères du concile de Chalcédoine (451) acceptent solennellement la célèbre épître dogmatique du pape Léon I à Flavien, qui condamne l'hérésie d'Eutychès, aux cris unanimes de : « Pierre a parlé par la bouche de Léon. » De même, les Pères du IIIe concile de Constantinople (680) acclament le décret du pape àgathon condamnant le monothélisme en s'écriant : « Pierre a parlé par la bouche d'Agathon. » Comme on le voit, dès les premiers siècles déjà, l'Église romaine passe pour le centre de la foi et une norme sûre d'orthodoxie Plus l'on avancera, plus la croyance se traduira en termes explicites jusqu'à ce que la vérité soit proclamée dogme par le concile du Vatican.

b) Les papes n'ont jamais erré sur les questions de foi et de morale. Ceci est le point important de l'argument historique, car si nos adversaires pouvaient nous prouver que certains papes ont enseigné et défini l'erreur, l'infaillibilité de droit serait plus que compromise. Or les historiens rationalistes et protestants prétendent précisément qu'ils sont en mesure de nous donner ces preuves de faillibilité. Les principaux cas qu'ils invoquent sont ceux du pape Libère qui serait tombé dans l'arianisme, d'Honorius qui aurait enseigné le monothélisme, de Paul V et Urbain VIII qui condamnèrent Galilée. Comme la question de Galilée sera traitée plus loin, nous ne retiendrons ici que les deux premiers cas.


338.—Objections.—1° LE CAS DU PAPE LIBÈRE (352-366).—Les historiens rationalistes accusent le pape Libère d'avoir signé une proposition de foi arienne ou semi-arienne pour obtenir de l'empereur Constance le droit de rentrer à Rome.


Réponse. —A. Exposé des faits. — Rappelons brièvement les faits. En 355, l'empereur Constance, favorable à l'arianisme, avait enjoint au pape Libère de souscrire à la condamnation d'ATHANASE, évêque d'Alexandrie, le grand champion de la foi orthodoxe. S'étant refusé à le faire, le pape fut envoyé en exil à Bérée en Thrace, et l'archidiacre Félix fut préposé à l'Eglise de Rome. Après un exil d'environ trois ans, Libère fut rendu à son siège (358).


B. Solution de la difficulté. — La question qui se pose est donc de savoir pour quelles raisons l'empereur lui accorda cette faveur. Deux opinions ont été émises sur ce point. Les uns, à la suite de Rufin, Socrate, Théodoret, Cassiodore, prétendent que l'empereur Constance mit 0n à l'exil du pape par crainte des soulèvements du peuple romain et du clergé, en raison de la grande popularité dont jouissait le pontife. D'autres, au contraire, et c'est à cette dernière opinion que nous avons à répondre, pensent que le pape n'obtint la cessation de son exil qu'au prix de condescendances coupables et de concessions sur le terrain de la foi.


Les partisans de cette seconde opinion s'appuient, pour démontrer leur point de vue, sur deux sortes de témoignages : — 1. d'abord les dépositions des contemporains : saint Athanase, saint Hilaire de Poitiers, saint Jérôme ; — 2. puis les aveux de Libère lui-même. Il nous est parvenu, parmi les fragments de l’Opus historicum de saint Hilaire, neuf lettres du pape Libère, dont quatre, datant de son exil, ont un caractère plutôt compromettant. Dans ces dernières lettres, le pape intrigue pour obtenir sa grâce, déclarant qu'il condamne Athanase et professe la foi catholique formulée à Sirmium, et il prie ses correspondants orientaux, entre autres Fortunatien d'Aquilée, d'intercéder auprès de l'empereur pour abréger son exil.

A ces deux sortes de témoignages invoqués par nos adversaires, certains apologistes ont répondu en contestant 1 authenticité des dépositions des contemporains, et en rejetant les lettres de l'exil du pape Libère comme apocryphes. Mais comme il n'est pas possible de prouver que les témoignages en question, tant ceux des contemporains que ceux du Libère lui-même, sont inauthentiques, nous devons accepter la discussion dans l'hypothèse de leur authenticité. Toute la question reviendra donc à savoir quelle fut la faute du pape et quelle formule il a souscrite. Car, à l'époque où Libère fut délivré de son exil, il y avait déjà trois formules dites de Sirmium. De ces trois formules la seconde seule, qui déclare que le mot consubstantiel doit être rejeté comme « étranger à l'Écriture et inintelligible», est considérée comme hérétique. Or l'on admet que ce n'est pas cette formule que le pape a signée et que vraisemblablement c'est la troisième. Hais qu'il s agisse de la première ou de la troisième, les théologiens s'accordent à dire qu'elles ne sont pas absolument hérétiques et qu'elles ont surtout le tort de favoriser le semi-arianisme en retranchant le mot consubstantiel de la profession de foi du concile de Nicée.


Conclusion. — Donc, en nous plaçant dans l'hypothèse la plus défavorable, nous pouvons conclure : — 1. que le pape Libère n'a commis qu’ un acte de faiblesse en condamnant, dans une heure critique, le grand Athanase : faiblesse dont Athanase est le premier à l'excuser : « Libère, dit en effet ce grand Docteur, vaincu par les souffrances d'un exil de trois ans et par la menace du supplice, a souscrit enfin à ce qu'on lui demandait ; mais c'est la violence qui a tout fait. » — 2. Par ailleurs, le pape Libère n'a rien défini ; s'il y a eu erreur, tout au plus peut-on dire qu'elle est imputable au docteur privé, non au docteur universel et parlant ex-cathedra. Et même s'il avait parlé ex-cathedra, — ce qui n'est pas, — il ne jouissait pas de la liberté nécessaire à l'exercice de l'infaillibilité. Donc, en toute hypothèse, l'infaillibilité est hors de cause.


339. — 2° LE CAS DU PAPE HONORIUS (625-638). — D'après les adversaires de l'infaillibilité pontificale, le pape Honorius aurait enseigné le monothélisme dans deux lettres écrites à Sergius, patriarche de Constantinople, et pour cette raison, il aurait été condamné comme hérétique par le VIe Concile œcuménique et par le pape Léon II.


Réponse. — A. Exposé des faits. — Quelques mots d'abord sur les faits. En 451 le concile de Chalcédoine avait défini contre Eutychès qu'il y avait en Jésus-Christ deux natures complètes et distinctes : la nature humaine et la nature divine. Si dans le Christ il y avait deux natures complètes, il y avait aussi deux volontés : le concile ne l'avait pas dit, mais la chose allait de soi, car une nature intelligente ne peut être complète sans la volonté. Tel ne fut pas l'avis de certains théologiens orientaux qui enseignèrent qu'en Jésus-Christ il n'y avait que la volonté divine, la volonté humaine se trouvant pour ainsi dire absorbée par la volonté divine. Une telle doctrine apparaissait évidemment fausse, mais ses partisans voyaient là un moyen de conciliation entre les Eutychiens ou monophysites, c'est-à-dire les partisans d'une seule nature, et les catholiques. Les premiers admettraient les deux natures en Jésus-Christ et les seconds concéderaient l’unité de volonté. Cette tactique fut adoptée par Sergius qui écrivit dans ce sens au pape Honorius. Dans une lettre pleine d'équivoques et où la question était présentée sous un faux jour, il lui disait qu'il avait ramené beaucoup de monophysites à la vraie foi et lui demandait qu'il voulût bien interdire de parler d'une ou «deux énergies, d'une ou deux volontés. Honorius se laissa prendre et répondit, d'une part, à Sergius, deux lettres dans lesquelles il le félicitait de son succès auprès des monophysites, de l'autre, à saint Sophrone, patriarche de Jérusalem et défenseur de l'orthodoxie, une lettre dans laquelle il lui recommandait d'éviter les mots nouveaux de « une ou deux opérations», opération dans le langage de l'époque étant synonyme de volonté. Malgré ces lettres dictées par un esprit de pacification, les querelles reprirent de plus belle jusqu'au VIe concile œcuménique, le troisième de Constantinople (580-681), qui porta l'anathème contre les monothélites, et entre autres, contre le pape Honorius


B. Solution de la difficulté. — La difficulté à résoudre est donc la suivante. Honorius, dans ses deux lettres à Sergius, a-t-il enseigné l'erreur ? Et a-t-il été, pour ce fait, condamné comme hérétique par le VIe concile œcuménique? Deux solutions ont été proposées par les apologistes. Les uns ont prétendu que les deux lettres à Sergius Seraient apocryphes : ce qui supprime toute discussion. Les autres admettent l’authenticité, et c'est évidemment dans cette hypothèse que nous devons nous placer pour répondre à nos adversaires. Il s'agit dès lors de savoir si le contenu des deux lettres est hérétique. L'on ne saurait contester qu'Honorius met le plus grand soin à tourner la difficulté et qu'il évite de se prononcer sur les deux volontés. Cependant, — qu'on remarque bien ce point, — il commence par rappeler les décisions, du concile de Chalcédoine et affirme hautement qu'il y a en Jésus-Christ deux natures distinctes, opérantes. Puis, approuvant la tactique de conciliation suivie par Sergius, il recommande de s’en tenir là et de ne plus parler de une ou deux opérations. Il ajoute bien, il est vrai, qu'il y n’y avait pas e, Jésus Christ de volonté divine; il entend seulement exclure les deux volontés auxquelles très insidieusement Sergius avait fait allusion ; les deux volontés qui se combattent en nous, volonté de l'esprit et volonté de la chair. La pensée d'Honorius n'est donc pas qu'il n'y a pas en Jésus. Christ une volonté divine et une volonté humaine, mais que sa volonté humaine n'est pas, comme la nôtre, entraînée par deux courants qui se contrarient.

Mais, dit-on, Honorius a été condamné par le VIe concile œcuménique et par le pape Léon II. — Remarquons d'abord que toutes les paroles contenues dans les Actes des Conciles ne sont pas infaillibles et que les décisions d'un concile ne jouissent du privilège de l'infaillibilité qu'autant qu'elles sont confirmées par le pape. Or précisément les Actes du VIe Concile contenant un anathème contre Honorius en même temps que contre les principaux monothélites tels que Sergius, n'ont pas reçu la confirmation pontificale. Le pape Léon II s'est contenté de blâmer la conduite d'Honorius, mais il n'a pas lancé contre lui l'anathème qu'il a prononcé contre les autres et ne lui a pas infligé la note d'hérétique.

Conclusion, — Nous pouvons donc conclure : — 1. qu'Honoris n'a ni enseigné ni défini le monothélisme. Tout au plus peut-on lui reprocher d'avoir manqué de clair, voyance et d'avoir favorisé l'hérésie en l'abstenant de définir, en recommandant le silènes alors qu'il fallait parler, fournissant ainsi aux monothélites le prétexté de soutenir leur doctrine ? — 2. A supposer même qu'il y eût des erreurs dans ses lettres et qu'il ait été condamné pour cette raison par le VIe Concile, l'erreur et la condamnation n'atteindraient que le docteur privé, et non le docteur universel. Donc on ne peut se faire du cas d'Honorius, pas plus que de celui de Libère, un argument Centre l'infaillibilité pontificale.


BIBLIOGRAPHIE. — Voir à la fin du Chapitre suivant.


Chapitre II. — La vraie Église.

DÉVELOPPEMENT


Le problème des notes de la vraie Église. Division du Chapitre.


340. — Position du problème- — A l'aide des textes de l'Écriture et des documents de l'histoire, nous avons, dans le chapitre précédent, marqué les caractères essentiels de l'Église fondée par le Christ. Il est à peine besoin d'ajouter que, n'ayant prêché qu'un Evangile, Notre Seigneur n'a pu fonder qu'une Église. Maintes de ses paraboles expriment d'ailleurs sa volonté expresse sur ce point. Ainsi, représentant la société des chrétiens sous la figure d'un troupeau, il a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur » (Jean, x, 16). Or, à notre époque, nous nous trouvons en présence de plusieurs Églises qui s'appellent chrétiennes, qui reconnaissent le même fondateur et qui prétendent, chacune, être la véritable Église instituée par le Christ. Évidemment ces Églises, ayant des doctrines en partie différentes, ne peuvent venir toutes de lui. Le problème qui se pose est donc de savoir quelle est la vraie. Les caractères essentiels qui doivent distinguer l'Église fondée par Notre-Seigneur, nous permettent-ils de fixer un certain nombre de notes, de signes extérieurs et visibles auxquels on puisse la reconnaître et la discerner aisément de celles qui sont fausses ?

A la rigueur, l'on pourrait dire qu'une telle enquête est superflue, et que la démonstration que nous poursuivons ici, est chose faite. Nous avons montré en effet que la société fondée par Jésus est une société hiérarchisée à la tête de laquelle il a mis l'apôtre Pierre. Or comme il a été établi par ailleurs que les Évêques de Rome sont les successeurs de Pierre dans sa primauté, il ne reste plus qu'à conclure que l'Église romaine est la vraie Église, vu que nous retrouvons en elle seule les organes essentiels constitués par Jésus-Christ. Raisonner ainsi ne serait pas assurément tirer une conclusion en dehors des prémisses. Cependant, étant donné que les dissidents regardent les Évêques de Rome comme des usurpateurs, et non comme les héritiers légitimes de la primauté de Pierre, il convient de nous placer sur un autre terrain commun accepté par les Églises dissi­dentes[291], tout au moins par celles qui ont un caractère hiérarchique. En partant des quatre notes données par le concile de Nicée Constantinople (IVe siècle), bien antérieurement à la séparation des Églises grecque et protestante, l'apologiste catholique a donc pour tâche de démontrer que l'Église romaine possède ces notes, soûle, et à l'exclusion des autres confessions.


341. — Division du chapitre. — Du but que nous nous proposons il ressort que nous aurons à traiter dans ce chapitre les différents points suivants. 1° Nous aurons à déterminer d'abord les notes de la vraie Église. 2° II nous faudra montrer ensuite que le Protestantisme ne les a pas ; 3° que l’ Église grecque ne les a pas davantage ; et 4° que seule l'Église romaine les possède toutes les quatre. 5° Ce qui nous amènera à conclure à la nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine. D'où cinq articles.


Art. I. — Les Notes de la vraie Église.

Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Nous traiterons : 1° des notes de la vraie Église considérées en général et 2° des quatre notes du concile de Nicée-Constantinople et de leur valeur respective.


§ 1. — Des Notes considérées en général.

342. — 1° Définition. — II faut entendre par « notes» de l'Église tout signe qui permet de discerner la véritable Église du Christ de celles qui sont fausses.


343. — 2° Espèces. — Les notes peuvent être, soit négatives, soit positives. — a) La note négative est celle dont l'absence démontrerait la fausseté d'une Église, mais dont la présence ne suffit pas à en démontrer la vérité. Les notes négatives peuvent être multipliées à l'infini et elles peuvent appartenir à n'importe quelle Église et n'importe quelle religion. Ainsi, qu'une religion enseigne le monothéisme, qu'elle prescrive le bien et défende le mal, elle peut être, mais elle n'est pas nécessairement pour cela la vraie religion. — b) La note positive est colle dont la présence démontre la vérité de l'Église où elle se trouve : elle est donc une propriété exclusive de la société fondée par Jésus-Christ.


344. — 3° Conditions. — de la définition qui précède il suit que deux conditions sont requises pour qu'une propriété devienne « note « de l'Église. Il faut qu'elle soit une propriété essentielle et visible : — a) essentielle. Il est clair que, si la propriété n'était pas de l'essence de la vraie Église, si elle n'avait pas été indiquée par Jésus-Christ comme devant appartenir à la société qu'il fondait, elle ne saurait être un critère de la vraie Église ; — b) visible. Cola va de soi : un signe n'est signe qu'autant qu'il est extérieur, observable et plus apparent que la chose signifiée. Toute propriété essentielle n'est donc pas, par le fait, une note de l'Église, car bien des propriétés sont essentielles qui ne sont pas discernables. Ainsi il est bien certain, d'après les caractères que nous avons pu assigner à l'Église du Christ (Nos 331 et suiv.), que l'infaillibilité est une de ses propriétés essentielles. Mais c'est là une propriété qui n'est pas visible : pour la reconnaître, il faudrait savoir auparavant que nous avons affaire à la vraie Église. N'étant pas visible, l'infaillibilité ne peut donc être une note de la vraie Église.


345. — 4° Critères insuffisants. — Il suit de là que certains critères proposés par l'Église protestante ou par l'Église grecque ne sauraient être acceptés, parce que ne répondant pas aux deux conditions de la note.

A. Il faut d'abord écarter les deux critères proposés par les protestants orthodoxes, savoir: la prédication exacte de l'Évangile et l'usage correct des sacrements.

a) La prédication exacte de l’Évangile. — Qu'en proposant un tel critère, les Protestants se mettent en contradiction avec leur théorie du libre examen, c'est ce qui apparaît tout de suite clairement. Si, d'un côté, les théologiens reconnaissent à tous les chrétiens la liberté d'interpréter l'Écriture suivant leur sens propre, comment peuvent-ils, de l'autre côté, leur imposer une règle commune de foi par la détermination précise des vérités qui se trouvent dans l'Évangile[292] ? Mais laissons cette question de droit, puisque aussi bien les Protestants orthodoxes ont cru bon de ne pas retenir, dans la pratique, leur théorie du libre examen. Voulant donc trouver des critères objectifs par lesquels on puisse discerner les Églises conformes des Églises non conformes au royaume de Dieu prêché par Jésus-Christ, ils ont proposé en premier lieu la prédication exacte de l'Évangile. — Mais comment pourrons-nous savoir quelle est la prédication exacte de l'Évangile, s'il n'y a aucune autorité pour nous le dire, et si, dans le cas de conflit, il n'y a personne pour finir la discussion? Et la preuve la plus évidente de l'insuffisance du critère, celle qui nous dispense de toutes les autres, n'est-ce pas le désaccord qui existe parmi eux, même au sujet des points les plus essentiels, des articles fondamentaux de la doctrine chrétienne. Prenons un seul exemple : la divinité de Jésus-Christ. Comment faut-il entendre ce dogme central du christianisme? Certains protestants répondent que Jésus-Christ est Dieu au sens propre du mot, c'est-à-dire qu'il est consubstantiel au Père. D'autres estiment qu'il n'est Dieu que dans un sens large et métaphorique, sa divinité n'étant autre chose qu'une intimité très grande avec Dieu le Père. L'on ne voit pas bien comment, dans de telles conditions, l'on pourrait encore parler des prédications exactes de l'Évangile.


b) L'administration correcte des Sacrements.— Ce critère proposé n'est pas une propriété plus visible que la prédication exacte de l'Évangile : la preuve en est que les Protestants sont bien dans l'impossibilité de déterminer, d'après les seuls textes de l'Écriture, comment les deux sacrements qu'ils retiennent : le Baptême et l'Eucharistie, doivent être administrés correctement. Faut-il conférer le Baptême au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, selon l'ordre donné par le Christ ressuscité (Mat., xxviii, 19), ou simplement au nom du Seigneur Jésus, comme il est dit dans maints passages des Actes ? (ii, 38 ; vii, 12,16 ; xix, 5). A propos de l'Eucharistie, en quoi consiste la Présence réelle ? Y a-t-il présence réelle et physique du corps et du sang de- Jésus-Christ dans le pain et le vin (impanation)[293], comme le veulent les Luthériens ? Ou bien la présence n'est-elle que virtuelle, la pain et le vin ayant la vertu de causer l'union entre le vrai corps du Christ qui est au ciel et l'âme du communiant, comme le pensent les calvinistes ? Ou bien encore ne s'agit-il que d'une présence morale, le pain et le vin alimentant notre foi dans le Christ et nous rappelant simplement le souvenir de la Cène, ainsi que le croient les sacramentaires ? Il est donc de toute évidence que ni la prédication du pur Évangile ni l'administration correcte des sacrements ne sont des critères suffisants. Sans nul doute, la vraie Église est celle qui prêche le pur Évangile et administre correctement les sacrements puisque la vraie Église est infaillible 6t ne peut errer sur ces deux points. Mais, quoique propriétés essentielles de la vraie Église, elles n'en sont pas des propriétés visibles, et pour cette raison, elles n'en peuvent être des notes.


346. — B. L'Église grecque propose, comme note de l'Église, la conservation sans variation de la doctrine prêchée par le Christ et les Apôtres. A première vue, ce critère revient au premier critère protestant : la prédication du pur Évangile. Il y a cependant une différence capitale entre les deux. Car tandis que les protestants laissent au sens chrétien et à la science indépendante le soin de déterminer les articles fondamentaux, l'Église grecque limite la conservation de la pure doctrine à l'enseignement des sept. premiers conciles œcuméniques. — Mais, pourrions-nous objecter tout d'abord aux théologiens de l'Église grecque, où se trouvait donc la vraie Église avant la réunion du premier concile œcuménique qui n'eut lieu qu'au IVe siècle ? Ayant le premier concile, l'Église n'avait-elle pas besoin déjà de notes pour se faire discerner? Supposons cependant que le seul critère de la vraie Église soit la conservation sans variation de la doctrine enseignée par les sept premiers conciles? Comment faut-il envisager cette conservation? La non-variation doit-elle être absolue? Dans ce cas, on ne comprend pas bien comment les symboles de foi ont pu être développés et complétés par des conciles postérieurs, comment on ne s'est pas borné au symbole de Nicée, et comment même celui de Nicée n'a pas craint d'ajouter au symbole des Apôtres. Si la non-variation doit être comprise dans un sens large, nous sommes d'accord ; les théologiens catholiques sont les premiers à admettre que la Parole de Dieu ne doit pas présenter l'immobilité d'une lettre morte, et qu'elle est susceptible des plus riches développements qui n'altèrent en rien la pureté de la doctrine primitive. Mais si 1 on concède la possibilité d'un développement, pourquoi ce développement se serait-il arrêté aux sept premiers conciles, et quelle est l'autorité qui nous dira quand celui-ci est normal? Comme on le voit, la question revient toujours à savoir où se trouve l'autorité légitimement constituée, celle qui a recueilli la succession apostolique.


§2. — Les quatre notes du Concile de Nicée-Constantinople. Leur valeur respective.

347. — I. Les quatre notes. — Dès le IVe siècle déjà[294] le concile de Nicée-Constantinople proposait, comme nous l'avons dit, quatre propriétés qui doivent permettre de discerner l'Église du Christ des fausses Églises. Ces quatre propriétés sont : 1° l’unité ; 2° la sainteté ; 3° la catholicité ; l’apostolicité. « Et unam, sanctam, catholicam.et apostolicam Ecclesiam. » Trois de ces notes : l'unité, la catholicité et l'apostolicité ont des rapports étroits outre elles et sont d'ordre juridique. La seconde : la sainteté, est d'ordre moral. Pour cette raison nous la détacherons des trois autres, et nous en parlerons en premier lieu.


348. — 1° La Sainteté. — La sainteté consiste on ce que les principes enseignés par l'Église du Christ doivent conduire à la sainteté certains de ses membres. La sainteté, en tant que note de l'Église, implique donc un double élément : la sainteté des principes et la sainteté des membres.

La sainteté remplit les deux conditions requises pour être une note (N° 344). Elle est : — «) une propriété essentielle. Que la sainteté des principes soit une marque essentielle de la vraie Église, il est facile de le prouver par le caractère de l'Évangile de Jésus. Le Sauveur ne se contente pas d'imposer l'observance des préceptes obligatoires en rappelant les devoirs du Décalogue (Mat., xix, 16, 19), il veut que ses disciples fassent mieux, qu'ils vivifient la lettre par l'esprit, c'est-à-dire par l'intention, que leur justice ne soit pas formaliste comme celle des Pharisiens, mais qu'elle prenne pour motif l'amour de Dieu et du prochain. « Je vous déclare, leur dit-il dans son Discours sur la montagne, que si votre justice n'excelle pas plus que colle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux » (Mat., v, 20). Jésus va plus loin, — et c'est ce qui va caractériser son Église, — au-de3sus des vertus communes, de ce qu'on appelle couramment l'honnêteté et qui est un devoir strict pour tous, il propose la perfection aux âmes d'élite, comme un idéal auquel elles doivent tendre par les actes les plus contraires a la nature, par les sacrifices les plus durs : «Vous donc soyez parfaits, comme voire Père céleste est parfait» (Mat, v, 48). D'où il suit que dans la vraie Église l'on doit trouver des membres qui se distinguent par une sainteté éminente et des vertus héroïques.

b) La sainteté est une propriété visible. Cola ne fait aucun doute pour le premier élément : la sainteté des principes est une chose que tout le monde peut observer. Il n'en va pas tout à fait de mémo pour la sainteté des membres. La sainteté étant avant tout une qualité intérieure et visible au seul regard de Pieu, l'on pourrait objecter que ce ne peut être là une propriété visible, une note de la véritable Église. — II est vrai que la sainteté consiste surtout dans un fait intérieur et que l'hypocrisie peut revêtir les mômes apparences que la sainteté. Cependant il est permis de poser en règle générale que l'extérieur est le miroir fidèle de l'intérieur. La sainteté dont on perçoit les manifestations extérieures, surtout quand elle s'accompagne d'humilité, est une propriété apparente aux yeux des hommes. Considérée dans l’ensemble des membres de l'Église, elle peut donc être, alors même qu'il y aurait de fâcheuses méprises, une note dont il n'y a pas lieu de récuser la valeur.


349. — 2° L'Unité. a) L'unité, en tant que note de l'Église, consiste dans la subordination de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère enseignant.

L'unité a les deux conditions requises pour être une note de la vraie Église. Elle est : — a) une propriété essentielle. Jésus a voulu qu'il n'y eût « qu'un seul troupeau et un seul pasteur » (Jean, x, 16). Il a prié à cet effet « pour que tous soient un» (Jean, xvii, 21). N'ayant prêché qu'un Évangile, il a voulu l'adhésion de tous ses disciples à cette doctrine révélée : d'où unité de la foi. Voulant la fin, il est clair qu'il devait en prendre les moyens. C'est dans ce but qu'il a institué une hiérarchie permanente, pourvue des pouvoirs nécessaires pour assurer l'unité de la société chrétienne ; — b) une propriété visible. La subordination de tous les fidèles à une même juridiction est une chose visible et vérifiable ; il n'est pas plus difficile de constater l'unité hiérarchique dans l'Église que dans toute autre société. — Nos adversaires objectent, il est vrai, que la foi étant une qualité intérieure, n'est pas visible. Sans doute, la foi est intérieure et invisible si on la considère en elle-même : mais, tout intérieure qu’elle est elle peut se manifester par des actes extérieurs, tels que la prédication, les écrits et la récitation de formules de foi. Au surplus, l'unité dont il s'agit ici, est avant tout l’unité de gouvernement. C'est cette derrière qui est le principe de l’unité de foi et de l’unité de culte. Si la première est constatée, les deux autres doivent suivre, comme des conséquences naturelles.


350. — 3° La Catholicité. — Le mot catholique veut dire universel. Conformément à l'étymologie, la catholicité c'est donc la diffusion de l'Église dans tous les pays du monde. Toutefois, les théologiens distinguent, à juste raison, entre : — 1. la catholicité de fait, une catholicité absolue et physique qui comprend la totalité des hommes, et — 2. la catholicité de droit, une catholicité relative et morale, dans ce sens que l'Église du Christ est destinée à tous et qu'elle s'étend à un grand nombre de régions et d'hommes.

La catholicité remplit également les deux conditions de la note. Elle est : — a) une propriété essentielle. Alors que la Loi primitive et la Loi mosaïque ne s'adressaient qu'au peuple juif, seul gardien des promesses divines, la Loi nouvelle s'adresse à l'universalité du genre humain : « Allez, dit Jésus à ses Apôtres, enseignez toutes les nations «(Mat., xxviii, 19). Toute Église par conséquent qui resterait confinée dans son milieu, qui serait l'Eglise d'une province, d'une nation, d'une race, n'aurait pas les caractères de l'Église du Christ, puisque Jésus a prêché sa doctrine pour tous et qu'il a fondé une société universelle. Est-ce à dire que l'Église du Christ devait être universelle dès le premier jour, ou même qu'elle devait l'être un jour, d'une catholicité absolue et physique? Évidemment non. La diffusion de l'Évangile devait suivre une marche progressive, dont Jésus lui-même avait tracé le plan à ses Apôtres : il les avait chargés en effet de lui rendre témoignage à Jérusalem d'abord, puis dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu'aux extrémités de la terre (Act., i, 8). Et même lorsque l'Évangile aura pénétré jusqu'aux extrémités de la terre, il n'en résultera pas encore une catholicité absolue. Car le Sauveur n'a pas entendu violenter les consciences ; il a laissé à tout homme la liberté d'entrer ou de ne pas entrer dans son royaume, et il a prédit que-tous n'y entreraient pas, vu qu'il a annoncé à ses disciples qu'ils seraient en butte aux persécutions. — b) La catholicité est une propriété visible. Constater la diffusion de l'Église paraît chose assez simple. Cependant la note de catholicité n'est pas toujours aussi apparente qu'on pourrait le croire, car le nombre des adhérents d'une société peut subir des fluctuations avec les diverses phases de son histoire. Mais la catholicité n'est pas à la merci d'une variation de chiffres. Ce n'est pas parce que l'Église connaîtra à certaines heures de regrettables défections que sa catholicité diminuera d'autant : il suffit qu'elle reste toujours catholique de droit.


351. — 4° L'Apostolicité. l'apostolicité est la succession continue et légitime du gouvernement de l'Église depuis les Apôtres. Pour qu'il y ait apostolicité il faut donc que des chefs actuels de l'Église l'on puisse remonter aux fondateurs de l'Église, c'est-à-dire aux Apôtres et à Jésus-Christ ; il faut de plus que cette succession soit légitime, c'est-à-dire que les chefs hiérarchiques se soient succédé conformément aux règles établies, qu'il n'y ait eu par conséquent dans leur accession au gouvernement aucun vice essentiel capable d'invalider leur juridiction.

L'apostolicité de gouvernement implique l’apostolicité de la doctrine. Du fait que les chefs de l'Église ont pour principale mission de transmettre aux hommes le dépôt intégral de la Révélation, il s'ensuit que l'apostolicité de la doctrine doit découler de l'apostolicité de gouvernement, comme l'effet de la cause. Mais 1’apostolicité de la doctrine n'est pas une note, parce qu'elle n'est pas une propriété visible, et que, pour savoir si une doctrine est apostolique, il faut rechercher auparavant par qui elle est enseignée.

L'apostolicité a les deux conditions de la note. Elle est : — a) une propriété essentielle. Jésus-Christ ayant institué une hiérarchie permanente, son Église ne peut se trouver que là où les chefs sont les successeurs légitimes des Apôtres ; — b) une propriété visible. Il est aussi facile de contrôler le fait de la succession apostolique des Papes et des Évoques que celle des chefs de toute société humaine, par exemple, la succession des rois de France.


352. — II. Valeur respective des quatre notes. — Avant de faire l'application des quatre notes, il convient d'établir leur force probante, leur valeur respective.


LA SAINTETÉ est une note positive de la vraie Église. Car il est évident que, seule, l'Église qui a conservé la doctrine du Christ dans toute son intégrité, est capable de produire les fruits les meilleurs et les plus abondants de sainteté. D'autre part, la note de sainteté est facilement discernable : tout homme sincère peut constater la transcendance morale d'une société religieuse et se rendre compte que la sainteté des membres est le résultat de la sainteté des principes.

Toutefois, la sainteté est un critère à l'ordre moral : entendez par là qu'il requiert des dispositions morales de la part de celui qui en fait l'application. Si en effet on a l'esprit prévenu contre la société religieuse qu'on étudie, il peut arriver qu'on s'arrête avec trop de complaisance aux faiblesses et aux défauts de cette société sans accorder la place voulue aux vertus héroïques dont elle a droit de se glorifier. Pour cette raison, la note de sainteté, quoique suffisante en soi, demande à être complétée par les autres notes,


L'UNITÉ est une note négative. Elle n'a donc qu'une valeur d'exclusion : elle nous permet de dire que toute société qui ne l'a pas ne peut pas être la vraie Église. Mais elle ne nous conduit pas plus loin, car rien n'empêche de concevoir une société où tous les membres soient subordonnés aux mêmes chefs et acceptent les mêmes croyances sans être pour cela la véritable Église.


LA CATHOLIGITÉ est également une note négative et nous permet seulement d'exclure toute société qui n'est pas relativement et moralement universelle, par conséquent, toute Église provinciale ou nationale. Mais notre conclusion ne saurait aller au delà, et il peut se faire qu'une société soit la plus répandue, qu'elle compte le plus d'adhérents sans qu'elle soit nécessairement la véritable Église.

Cependant le concept de catholicité est plus étendu que celui d'unité. Une société peut être une et ne pas dépasser les limites d'an pays, tandis que la catholicité qui suppose une certaine universalité, implique en même temps l'unité. Que serait en effet la catholicité, si l'Eglise qui embrasse plusieurs contrées n'était pas la même à tous les endroits? Une Église peut donc être une sans être catholique, mais elle ne peut être catholique sans être une.


4° L’APOSTOLICITÉ est une note positive. Du moment qu'une Église peut démontrer que sa hiérarchie descend des Apôtres par une succession continue et légitime, il y a toute certitude qu'elle est la véritable Église. Mais le point délicat de cette note est de prouver que la succession a toujours été légitime, que la juridiction épiscopale n'a pas été annulée par le schisme et l'hérésie, c'est-à-dire par la rupture avec l'œuvre authentique de Jésus-Christ. Or la rupture ne deviendra évidente que si cette Église ne possède plus les trois notes précédentes. L'apostolicité doit donc être contrôlée par les autres notes, et en particulier, par l'unité et la catholicité.


Conclusion. — 1. Toute Église, dans laquelle il y a absence des quatre notes ou seulement d'une des quatre notes, ne peut être la vraie Église.

2. L'Église qui possède les quatre notes est nécessairement la vraie Église. Car la sainteté et l'apostolicité, étant des notes positives, sont des critères qui suffisent à prouver l'authenticité d'une Église. Cependant il est bon de ne pas les isoler, nous venons de dire pourquoi.


Art. II. — Application des notes an Protestantisme.

353. — Nous diviserons cet article en deux paragraphes. Dans le premier, nous donnerons quelques notions préliminaires sur le protestantisme. Dans le second, nous montrerons qu'il n'a pas les quatre notes de la vraie Église.


§ 1. — Notions préliminaires sur le Protestantisme.

I. Définition. — Sous le terme général de protestantisme, il faut comprendre l'ensemble des doctrines et des Églises issues de la Réforme du XVIe siècle.

Le mot Réforme sert également à désigner le protestantisme. La raison en est que ses principaux chefs : Luther et Calvin se donnèrent comme des envoyés de Dieu ayant pour mission de réformer l'Église du Christ, de restaurer la religion de l'esprit et de substituer aux ténèbres de l'erreur et à la corruption des mœurs la lumière de la vérité et la pureté de la morale : « Post tenebras lux ».


354. — II. Origine. — Si l'on considère le protestantisme, d'un point de vue général, et sans s'arrêter aux circonstances particulières qui déchaînèrent le mouvement dans les différents pays de l'Europe, l'on peut dire qu'il a son origine dans trois ordres de causes : intellectuelles! religieuses et politiques. — a) Causes intellectuelles. Il y a un lien très étroit qui rattache la Réforme, mouvement religieux, à la Renaissance, mouvement intellectuel. De la dernière moitié du XVe siècle aux vingt premières années du XVIe, époque où éclata le luthéranisme, la Renaissance battait son plein. Or l'humanisme ne se signalait pas seulement par le culte de l'antiquité païenne, mais aussi par une réaction contre la philosophie scolastique, par des tendances rationalistes et une critique indépendante qui s'étendait à tous les domaines et contre les attaques de laquelle la Bible même ne fut pas toujours à l'abri.

b) Causes religieuses. A l'indépendance de l'esprit correspondait une grande liberté dans les mœurs. Depuis plusieurs siècles déjà, de déplorables abus s'étaient glissés un peu partout : il y avait eu abaissement du niveau moral dans l'Église, qui ne remplissait plus qu'imparfaitement sa mission divine. En Allemagne plus spécialement, le haut clergé, mal recruté parmi les grands seigneurs, possesseur d'une grande partie du sol, ne rêvait que domination et se servait de l'Église plutôt que de la servir. La mal n'était pas moindre dans les monastères ; et la papauté elle-même, devenue une puissance italienne préoccupée de ses intérêts matériels, oubliait trop souvent les affaires de l'Église dont elle avait la charge. Assurément, une réforme, non pas dans la constitution de l'Église ni dans son dogme, mais dans ses mœurs et dans sa discipline, était indispensable et souhaitée de tous. Elle s'accomplit du reste plus tard au temps du concile de Trente, trop tard, hélas ! puisque auparavant Luther avait déchaîné au soin de l'Église une vraie révolution qui n'avait plus Le simple caractère d'une réforme nécessaire, mais qui était le bouleversement du dogme et la rupture de l'unité.

c) Causes politiques. Quelque importantes que fussent les causes intellectuelles et religieuses, la Réforme protestante fut déterminée par l'ambition des chefs d'État qui virent, dans ce détachement de leurs Églises nationales de l'autorité de Rome, la meilleure façon d'accroître leur puissance et de devenir à la fois les chefs spirituels et temporels de leurs sujets.


355. — III. Les Églises protestantes. — Le protestantisme comprend trois Églises principales : l'Église luthérienne, l'Église calviniste et 1' Église anglicane. Chaque Église se subdivise à son tour on un certain nombre de sectes.


1° Le Luthéranisme. — A. ORIGINE. — de l'Allemagne plus que d'aucun autre pays, il est vrai de dire que le protestantisme eut pour principe les trois causes que nous avons signalées plus haut. Au début du xvie siècle, le terrain était tout prêt pour l'éclosion d'un mouvement réformateur : il suffisait d'un homme et d'une occasion pour allumer l’incendie. Cet homme ce fut Luther, et l'occasion, la question des indulgences.

Martin Luther naquit en 1483 et mourut en 1546 à Eisleben en Saxe En 1505, il entra au couvent des Augustins d'Erfurt et fut ensuite professeur de théologie à Wittenberg. En 1517, le pape Léon X ayant chargé les Dominicains de prêcher de nouvelles indulgences dans le but de recueillir des aumônes destinées à l'achèvement de Saint-Pierre de Rome, Luther, froissé que cette mission avait été confiée à un autre ordre que le sien, commença par attaquer les abus, puis bientôt le principe même des indulgences, ainsi que leur efficacité[295]. Excommunié en 1520, il brûla Ta bulle pontificale sur la place publique de Wittenberg, traita le pape d'antéchrist et en appela à un Concile général. Cité devant la diète de Worms (1521), il s'y rendit refusa de se soumettre à la sentence qui le condamnait et fut mis au ban de l'Empire. Protégé par Frédéric de Saxe, il vécut un certain temps caché au château de la Wartbourg où il travailla à la traduction de la Bible en langue vulgaire. Puis, de 1522 à 1526, il parcourut l'Allemagne, prêchant sa doctrine. Entre temps, en 1525, il avait épousé Catherine Bora. En quelques années, la Réforme fit de grands progrès, grâce à la protection des princes qui profitèrent du mouvement pour rejeter l'autorité de Rome et s'emparer des biens des monastères.


356. — B. DOCTRINE. — a) La théorie luthérienne de l'inefficacité des indulgences, fait partie de tout un système dont le point central était la justification par la foi. Aux bonnes œuvres Luther oppose la foi : « Sois pécheur, pèche hardiment, mais crois plus hardiment encore. » Telle est, en une brève formule, l'idée maîtresse du réformateur, d'où sortiront les autres points de sa doctrine comme des conséquences rigoureuses. De même que la justice primitive faisait partie de la nature du premier homme et lui était essentielle, de même par la faute d'Adam « le péché devient une seconde nature : tout en l'homme est péché ; l'homme n'est plus que péché »[296]. Rien ne peut changer cet état de choses : l'homme pécheur n'a plus la liberté nécessaire pour accomplir le bien ; ses bonnes œuvres sont donc inutiles. La justification par les mérites de Jésus-Christ est le seul remède. Mais comment le pécheur obtiendra-t-il que Dieu lui accorde cette grande grâce de lui imputer les mérites de son Fils? Uniquement par la foi, en croyant de toutes ses forces que la chose est ainsi. Sans doute son âme restera, comme auparavant, souillée par le péché, mais elle sera recouverte, comme d'un voile, de la justice du Rédemp­teur[297]. — b) La foi seule suffisant à la justification, les sacrements et le culte deviennent choses superflues. Les sacrements, que Luther réduit à trois : le baptême, l'eucharistie et la pénitence, ne produisent donc pas la grâce et ne sont pas requis pour le salut. Le culte des saints doit être supprimé ; les saints doivent être imités, non invoqués. — c) Pas de purgatoire. d) La seule règle de foi et la seule autorité c'est l'Écriture interprétée par la raison individuelle. -— e) Tout chrétien pouvant obtenir la justification par la foi sans la pratique des œuvres et sans le recours aux sacrements, recevant par ailleurs les lumières de l'Esprit Saint pour l'interprétation des Écritures, il s'ensuit que l'Église est une société invisible, se composant des seuls justes, où il n'y a pas de corps enseignant, pas de caractère sacerdotal, pas d'ordination et où tous les fidèles sont prêtres. Telle était la conséquence rigoureuse que Luther avait tirée d'abord de sa doctrine. Mais comme elle eut pour effet de susciter une foule de docteurs qui, au nom de l'Esprit Saint, avancèrent les opinions les plus contradictoires, Luther se vit forcé d'organiser des Églises visibles, avec l'appui et sous la dépendance de l'État. Conséquemment, il décréta que le ministère de la prédication et l'administration des sacrements seraient exercés par des élus du peuple auxquels les anciens auraient imposé les mains.


357. — C. ÉTAT ACTUEL. — Le luthéranisme se propagea rapidement dans l'Allemagne du Nord, le Danemark, la Suède et la Norvège. Il s'est étendu ensuite à l'Angleterre, avec l'anglicanisme, et à la Hollande ; il a pénétré de nos jours en Amérique et même, grâce aux missions protestantes, dans les pays païens. Cependant il ne présente pas partout la même organisation. En Allemagne, l'Église luthérienne n'a pas d'évêques, elle reconnaît l'autorité des princes séculiers et des consistoires dont les princes sont les principaux membres Dans les pays Scandinaves, l'on a conservé la hiérarchie épiscopale qui est soumise à l'autorité civile. Aux États-Unis d'Amérique, les pasteurs sont élus par le suffrage des fidèles ; dans les choses de la foi et de la discipline ils obéissent aux synodes.


358. — 2° Le Calvinisme. — A. ORIGINE.— Calvin, né à Noyon en Picardie en 1509, fit ses études de droit à Bourges où il se lia d'amitié avec l'helléniste allemand Wolmar, qui l'instruisit dans la doctrine de Luther. Après avoir prêché à Paris (1532), il jugea prudent de quitter la France et se retira à Strasbourg, puis à Bâle où il acheva( 1536) son fameux ouvrage de l’Institution chrétienne, dans lequel il exposa ses idées. Appelé à Genève pour y enseigner la théologie, proscrit quelque temps, puis rappelé, il entreprit à la fois la réforme des mœurs et celle du dogme et du culte. En même temps, il poursuivait avec une cruelle intransigeance ceux qui allaient à rencontre de sa doctrine. Les plus fameuses victimes de son intolérance furent Jacques Gruet et surtout Michel Servet brûlé en 1553

359. — B. DOCTRINE. — Calvin reproduit à peu près la doctrine de Luther. Voici, esquissés très rapidement, les points essentiels qui différencient les deux théologies. — a) Sur la question de la justification, Calvin qui enseigne, comme Luther, la justification par la foi sans les œuvres, ajoute à la doctrine luthérienne deux choses : l'inamissibilité de la grâce et la prédestination absolue : — 1. Inamissibilité de la grâce. Calvin, plus logique peut-être en cela que Luther, qui n'avait pas osé soutenir que la grâce de la justification, une fois reçue, ne pût se perdre, professe que la grâce est inamissible. Pourquoi Dieu retirerait-il à l'homme la grâce de la justification qu'il lui a plu un jour de lui octroyer? Si l'homme ne peut rien faire pour mériter de l'obtenir, pas davantage il ne saurait rien faire pour mériter de la perdre, vu qu'il est privé de libre arbitre, partant, irresponsable. « Qui est justifié, dit Calvin, et qui reçoit une fois le Saint-Esprit, est justifié et reçoit le Saint-Esprit pour toujours. » — 2. Du principe de l'inamissibilité de la grâce découle la doctrine de la prédestination absolue. Dans son conseil éternel, Dieu a prédestiné les uns au salut, les autres à la damnation. Le prédestiné à la gloire est désigné, élu de toute éternité. Il est justifié sans considération de ses mérites, sans égard aux œuvres qu'il peut accomplir, et tel est précisément l'endroit où la thèse calviniste est en contradiction totale avec la doctrine catholique[298]. — b) Sur la valeur des sacrements, que Calvin réduit à deux : le baptême et l'eucharistie, sur le culte, sur la règle de foi, la doctrine calviniste est presque identique à la doctrine luthérienne. — c) Quelques divergences sur la constitution de l'Église visible. Celle-ci, qu'il ne faut pas confondre avec l'Église invisible, c'est-à-dire l'ensemble des prédestinés, est une démocratie où les prêtres, tous égaux, sont délégués par le peuple. Mais, — et c'est là un point important où le calvinisme s'éloigne du luthéranisme, — l'autorité ecclésiastique est indépendante de l'État : elle réside dans un consistoire, composé de six ecclésiastiques et de douze laïques[299], lesquels représentent les anciens et les diacres de la primitive Église. Ce système s'appelle le presbytérianisme.


360. — C. ÉTAT ACTUEL. — Le calvinisme se propagea on Suisse, en France, en Allemagne même, dans les Pays-Bas et en Écosse, où il donna naissance à la secte des puritains, qui mit un moment en péril l'anglicanisme. Il subsiste encore aujourd'hui dans ces mêmes pays et a même gagné les États-Unis, où cependant il ne compte qu'un nombre restreint de fidèles.


361. — 3° L'Anglicanisme. — A. ORIGINE. — La Réforme protestante éclata en Angleterre, peu de temps après l'introduction du luthéranisme en Allemagne. Les historiens lui voient déjà un précurseur; au XIVe siècle, dans la personne de l'hérésiarque Wiclef, dont la tentative -avait échoué, mais dont les idées avaient laissé dans les esprits un ferment d'indépendance, favorable au schisme du xvie siècle. Celui-ci eut pour auteur le roi Henri VIII. Après avoir été un défenseur de l'Église catholique, il s'en détacha pour se venger de ce qu'il n'avait pu obtenir du pape Clément VII une sentence annulant son mariage avec Catherine d'Aragon. En 1534, il fit signer par l'assemblée du clergé et les deux Universités une formule qui déclarait que « l'Évêque de Rome n'avait pas en Angleterre plus d'autorité et de juridiction que tout autre Évêque étranger », et il fit admettre cette proposition que « le roi est, après le Christ, le seul chef de l'Église». Séparée ainsi du centre de l'unité, l'Église d'Angleterre conservait la même doctrine que par le passé. Schismatique d'abord, elle ne devint hérétique que sous Edouard VI, le successeur de Henri VIII. A l'instigation de Cranmer, l'on rédigea une profession de foi en 42 articles, extraits presque entièrement des Confessions des réformés d'Allemagne (1553). Ces 42 articles furent remaniés sous le règne d'Elisabeth et réduits à 39 en .1563.


362. — B. DOCTRINE. — Les 39 articles de la confession de foi approuvée par le Synode de Londres, et le Livre de la prière publique (common Prayer-book) contiennent tout l'anglicanisme. Nous nous contenterons d'indiquer les-points principaux de la doctrine enseignée dans les 39 articles. 1. Les cinq premiers articles exposent les dogmes catholiques de la sainte Trinité, de l’Incarnation et de la résurrection. 2. Le sixième admet comme unique règle l’Ecriture sainte. — 3. Les articles 9-18 exposent la doctrine de la justification par la foi seule, reproduite assez fidèlement de la doctrine de Luther. Contrairement au Calvinisme, il est enseigné qu'après la justification on peut pécher et se relever. — 4. Les articles 19-22 traitent de l'Église. L'Église visible est la société des fidèles où l'on prêche la pure parole de Dieu et l'on administre correctement les sacrements. Quoiqu'elle ait le pouvoir de décréter des rites et des cérémonies, de décider dans les controverses en matière de foi, elle ne peut rien établir contre l'Écriture. Aucune Église n'est infaillible : pas plus que les autres, celle de Rome, dont la doctrine (art. 22) sur le purgatoire, les indulgences, le culte des images et des reliques, l'invocation des saints, doit être rejetée. — 5. Les neuf articles suivants (23-31) exposent la doctrine anglicane sur le culte et les sacrements. On ne peut exercer le ministère dans l'Église sans avoir été choisi par l'autorité compétente. La langue vulgaire doit être employée dans la prière publique et l'administration des sacrements. Deux sacrements : le baptême et la Cène, ont été institués par Jésus-Christ et sont des signes efficaces de la grâce ; les cinq autres ne sont pas de vrais sacrements. Le baptême est un signe de régénération qui introduit dans l'Église, confirme la foi et augmente la grâce. Le baptême der enfants doit être conservé. La cène du Seigneur, dit l'article XXVIII, n'est pas seulement un signe de l'amour mutuel des chrétiens entre eux, mai elles est plutôt un sacrement de notre rédemption par la mort du Christ. De sorte que, pour ceux qui y prennent part, correctement, dignement et avec foi, le pain que nous rompons est une communion au corps du Christ ; de même la coupe de bénédiction est une communion au sang du Christ. La transsubstantiation ne peut être prouvée par les Saintes Lettres ; au contraire, elle répugne aux termes de l'Écriture, détruit la nature du sacrement, et a été la cause de beaucoup de superstitions. Le corps du Christ est donné, reçu et mangé dans la cène, seulement dune manière céleste et spirituelle. Le moyen, par lequel le corps du Christ est reçu et mangé, est la foi. Le sacrement de l'eucharistie n'a pas été institué par le Christ pour être conservé, transporté, élevé et adoré.» La communion sous les deux espèces est nécessaire. Le sacrifice de la croix a accompli la rédemption une fois pour toutes ; par conséquent « les sacrifices des messes» sont des fables blasphématoires et des impostures pernicieuses. — 6. Les articles suivants (32-34) déclarent que le mariage des évêques, des prêtres et des diacres est permis ; que les excommuniés doivent être évités. — 7. Le 38e article condamne les doctrines communistes de certains anabaptistes[300], et le dernier dit que le serment est permis pour de justes causes.


363. — C. ÉTAT ACTUEL. — La profession de foi en 39 articles a été spécialement rédigée pour faire l'union dans l'Église anglicane. Mais bien que tous les candidats aux ordres aient toujours été obligés et le soient encore de la signer avant de recevoir le diaconat, l'union n'a jamais pu être réalisée, pas plus dans le passé que dans le présent. Du temps d'Elisabeth, la nation était déjà divisée en conformistes qui suivaient littéralement les rites du Prayer-book, et en non-conformistes ou dissidents qui refusaient d'admettre les ornements et cérémonies qui sont en usage dans l'Église catholique et que le Prayer-book prescrivait : imbus des doctrines calvinistes, ils y voyaient une affirmation de la présence réelle et du sacrifice de la messe et ne voulaient pas participer à ce qui leur semblait une idolâtrie.

De nos jours, l'Église anglicane se divise encore en trois partis: la Haute Église, la Basse Église et l'Église Large. a) La Haute Église (High Church) se considère comme un des trois rameaux de l'Église catholique dont les deux autres seraient l'Église romaine et l'Église grecque. Le parti le plus avancé de la Haute Église s'appelle soit puseyisme parce que Pusey un des plus actifs propagandistes du mouvement d'Oxford[301], soit ritualisme parce que le mouvement, en s'accentuant vers 1850, tendit à rétablir les principaux rites de l’Église romaine, entre autres, la messe et ses cérémonies, le culte des saints et même la confession auriculaire. Bref, les ritualistes acceptent presque tous les dogmes catholiques, sauf l'infaillibilité du pape et l'Immaculée Conception. — b) La Basse Église (Low Church), qui se nomme aussi évangélique, a des tendances calvinistes. Elle considère d'ailleurs la constitution de l'Église anglicane comme d'origine humaine et ne lui attribue qu'une valeur toute relative. — c) L'Église Large (Broad Church) ne requiert comme dogme essentiel que la foi au Christ. Ses partisans portent aussi les noms de latitudinaires et d'universalistes : — 1. latitudinaires parce qu'ils professent une morale large, et même relâchée, qui est en opposition avec le fanatisme des puritains ; — 2. universalistes parce qu'ils nient l'éternité des peines et pensent que tous les hommes seront un jour sauvés. A l'Église Large se rattachent les Sociniens et les Unitaires qui rejettent le dogme de la Trinité et considèrent la raison comme le seul guide dans l'interprétation des Écritures[302].


364. — Remarque. — Quelle que soit la diversité des sectes et des doctrines, dont nous avons constaté l'existence au sein de l'Église réformée, l'on peut classer les protestants en deux groupes : les protestants conservateurs et les protestants libéraux. a) Les protestants conservateurs ou orthodoxes sont ceux qui se rapprochent le plus de l'orthodoxie catholique : ils gardent la plupart des dogmes révélés, mais ils rejettent la constitution de l'Église telle que nous l'avons décrite dans le chapitre précédent. — b) Les protestants libéraux ne diffèrent guère des rationalistes. Disciples de Kant, qui proclame l'autonomie de la raison, ils répudient tout élément surnaturel et tout dogme révélé. Cependant, certains, à la suite de Schleiermacher (mort en 1834) et de Ritschl (mort en 1889), se sont efforcés de combler les lacunes de la raison par une sorte de sens religieux et de disposition morale qui nous permettent d'atteindre l'Infini et de reconnaître ce qui est inspiré dans l'Écriture Sainte. Nous avons eu du reste l'occasion de parler de leurs conceptions, lorsque nous avons étudié les caractères essentiels de l'Église.


§2. — Le protestantisme n'a pas les notes de la vraie Église.

365. — L'étude qui précède, quoique succincte, nous permettra de faire rapidement au protestantisme l'application des notes de la véritable Église, et de montrer qu'il ne les possède pas.


1° Le protestantisme n'a pas la sainteté. — a) Le protestantisme n'est pas saint dans ses principes. Les doctrines fondamentales du luthéranisme et du calvinisme : la justification par la foi, l'inutilité des bonnes œuvres, la négation du libre arbitre, la prédestination absolue, sont le renversement des principes de la morale. Si en effet la foi soûle suffit à justifier, si les bonnes œuvres ne sont pas requises et d'ailleurs ne peuvent l'être, vu que l'homme est privé de libre arbitre, si les prédestinés peuvent commettre tous les crimes, pourvu qu'ils aient la foi, si la justification est inamissible, il n'y a plus de distinction à faire entre la vertu et le vice. L'homme est irresponsable, c'est Dieu qui « fait on nous le mal et le bien, comme l'écrit Luther dans son livre : « Du serf arbitre », et de même qu'il nous sauve sans mérite de notre part, il nous damne aussi sans qu'il y ait de notre faute ». En conséquence de ces principes, Luther et Calvin ont rejeté, comme inutiles et contraires à la nature, la pénitence, l'abnégation, les conseils évangéliques, supprimant ainsi les plus puissants moyens de sanctification et tarissant la source des vertus supérieures et héroïques.


b) Le protestantisme n'est pas saint dans ses membres.— 1. Remarquons d'abord que le protestantisme ne saurait invoquer la sainteté de ses fondateurs. Ni Luther, ni Calvin, ni Henri VIII ne furent certes des modèles de vertu ; oserait-on même dire qu'ils aient pratiqué les vertus communes? A vrai dire, un protestant aurait mauvaise grâce à reprocher à Luther son orgueil et sa sensualité, à Calvin son esprit vindicatif et cruel, à Henri VIII ses adultères et ses débauches. N'agissaient-ils pas conformément à leur doctrine ? « Pèche fortement, mais crois plus fortement.» Du moment qu'un homme est sincère dans ses idées et qu'il met sa conduite en rapport avec ses idées, de quoi peut-on l'accuser? De rien apparemment, sauf toutefois d'avoir des principes mauvais et destructeurs de la morale. — 2. Le protestantisme qui n'est pas saint dans ses fondateurs, l'est-il dans ses autres membres? C'est assurément une chose bien délicate que de faire le parallèle entre la somme de vertus qui se trouvent dans deux sociétés, sinon rivales, du moins divergentes. Nous concéderons donc volontiers qu'il y a chez les protestants un niveau moral assez élevé, qu'on trouve chez eux des vertus supérieures, parfois des vertus héroïques. L'on voit même, de nos jours, certaines sectes protestantes qui prêchent la pratique des œuvres surérogatoires et reprennent la vie reli­gieuse[303]. Mais si les choses sont ainsi, — et l'on nous rendra cette justice que nous n'hésitons pas à le reconnaître, — c'est par un manque de logique ; c'est précisément parce que les protestants n'appliquent pas les principes de leurs fondateurs. Et cela nous suffit pour condamner le système et l'Église qui le professe.



366. — 2° Le protestantisme n'a pas l'unité. — Nous avons défini l'unité : « la subordination de tous les fidèles à la même hiérarchie et au même magistère enseignant » (N° 349). Comment le protestantisme pourrait-il avoir cette note? Il n'est qu'un assemblage de sectes disparates, que l'on pour cependant, sous un certain point de vue, classer en deux groupes : les Églises non épiscopaliennes et les Églises épiscopaliennes. — a) Pour ce qui concerne les Églises non épiscopaliennes, elles sont nécessairement dépourvues de cette subordination de tous les fidèles à une même hiérarchie, car la hiérarchie n'existe pas : ministres et fidèles sont sur le pied d'égalité. Il n'y a plus dès lors possibilité d'assurer l'unité soit dans le culte et la discipline, soit, à plus forte raison, dans la foi. —

b) Quant aux Églises épiscopaliennes, qui reconnaissent une autorité constituée, elles peuvent dans la pratique obtenir une unité apparente, mais cette unité ne saurait être que superficielle, parce que contraire à la théorie du libre examen, qui est toujours restée l'un des principes essentiels de la doctrine protestante.

Nous n'avons pas besoin d'ajouter, que, s'il n'y a pas d'unité de gouvernement, encore moins peut-il y avoir unité de foi. Les chefs ne s'accordent même pas entre eux. Calvin reprend sans doute la doctrine de Luther, mais il en modifie des points essentiels (N° 359). Les anglicans s'approprient les doctrines de Luther et de Calvin, mais ils conservent l'épiscopat que les deux chefs de l'hérésie protestante avaient rejeté. Et malgré cette conservation de l’épiscopat, et avec lui, d'une hiérarchie capable de produire l'unité, que de variations, de luttes et de divergences au sein de l'anglicanisme ! Alors que la Haute Église se rapproche du catholicisme, au point de donner parfois l'illusion qu'elle se confond avec lui sur le terrain de la doctrine et du culte[304], l'Église Large va à l'extrême opposé et tombe dans le rationalisme et l'incrédulité.


367. — 3° Le protestantisme n'a pas la catholicité. — La catholicité implique l'unité, avons-nous dit (N° 352). Là où l'unité n'est pas, la catholicité ne saurait être.

a) Les églises non épiscopaliennes comportent autant de sectes que l'on veut, puisqu'il n'y a aucun lien pour les rattacher. — b) Les églises épiscopaliennes ont un domaine moins restreint, mais, du fait même qu'elles reconnaissent le chef de l'État comme autorité suprême, elles ne peuvent dépasser les limites d'un pays. C'est ainsi que nous avons les églises luthériennes de Suède, de Norvège, de Danemark, et l'Église anglicane, circonscrite aux régions de domination ou d'influence britannique.

Nous pouvons donc conclure que le protestantisme n'a : — 1. ni la catholicité de fait, qui comprend la totalité des hommes; — 2. ni la catholicité de droit. Non seulement aucune des fractions du protestantisme, mais même l'ensemble des sectes réunies ne compte un nombre d'adhérents égal à celui des fidèles de l'Église romaine. Et si l'hypothèse contraire était vraie, le protestantisme ne pourrait pas encore revendiquer la catholicité relative, attendu qu'il n'y a pas diffusion de la même société visible.


368. — 4° Le protestantisme n'a pas l'apostolicité.a) En droit, et à ne considérer que les principes du protestantisme, la question de l'apostolicité ne se pose pas, car les théologiens protestants sont unanimes à déclarer que l’Eglise est invisible que Jésus-Christ n’a constitué aucune hiérarchie perpétuelle et que l’autorité qui peut exister dans l’Eglise visible est d'origine humaine. — b) En fait, les églises non épiscopaliennes, n'ayant pas d'évêques, ne peuvent songer à établir une succession apostolique et à montrer que leurs pasteurs sont d'origine apostolique. Mais le cas n'est plus le même pour les églises épiscopaliennes. Celles-ci possèdent une suite ininterrompue d'évêques ; le problème qui se pose est donc de savoir si la succession est légitime. Pour qu'une succession soit légitime, il faut que le titulaire qui prend la place d'un autre titulaire, accède au pouvoir au nom du même principe. Or les évoques de la Réforme ne sont pas arrivés au pouvoir au nom du même principe que les évêques antérieurs. Ceux-ci appuyaient leur autorité sur le titre qu'ils revendiquaient de successeurs des apôtres et en vertu des pouvoirs conférés par Jésus-Christ à son Église ; ceux-là n'exercent l'épiscopat qu'à titre de délégués du Roi et du Parlement. Il y a donc solution de continuité entre la hiérarchie antérieure et la hiérarchie postérieure à la Réforme. La succession apostolique a été close pour l'Église protestante au xvie siècle ; sans doute il y a eu succession, mais succession irrégulière. Il n'y a pas eu succession apostolique.


Art. III. — Application des notes à l'Église grecque.

Nous diviserons cet article, comme le précédent, en deux paragraphes. Dans le premier, nous donnerons quelques notions préliminaires sur l'Église grecque. Dans le second, nous montrerons qu'elle n'a pas les notes de la vraie Église.


§ 1. — Notions préliminaires sur l'Église grecque.

369. — 1. Définition. — Sous le nom d'Église grecque nous comprenons toutes les Églises qui, à la suite du schisme commencé par Photius au ixe siècle et consommé par Michel Cérulaire au xie, se sont séparées définitivement de Rome. Ces Églises, que les catholiques désignent sous le nom « d'Église grecque schismatique », et qui s'intitulent elles-mêmes « Église orthodoxe», portent encore les noms d'Église orientale, Église gréco-russe ou gréco-slave, Églises autocéphales ou indépendantes. Nées du schisme de Photius, elles seraient dénommées plus justement Églises photiennes.



370. — II. Le schisme grec. — A. SES CAUSES. — L'on attribue généralement l’origine du schisme grec à des causes multiples. Parmi les principales, les unes sont d'ordre général, les autres d'ordre particulier.

a) Cause générale. — Les historiens voient dans l'antagonisme de race entre les Orientaux et les Occidentaux une des causes les plus importantes qui ont préparé le schisme grec. La sujétion à un même pouvoir civil et à une même autorité religieuse, en donnant à ces deux peuples de fréquentes occasions de contact, n'avait fait qu'aviver leur antipathie réciproque, au lieu de l'atténuer.

b) Causes particulières. Parmi les causes particulières nous ne signalerons ici que les doux principales, à savoir : l'ingérence du pouvoir civil dans les affaires religieuses et l'ambition des Évêques de Constantinople.

1. Ingérence du pouvoir civil. — Quelque étrange que la chose puisse paraître, il faut aller chercher le germe du schisme grec dans la conversion même de Constantin. C'est qu'en effet le passage d'une religion à une autre, surtout quand il est déterminé par le sentiment et, a fortiori, par l'intérêt politique, n'entraîne pas avec soi l'évolution des idées ; et c'est ainsi que les empereurs païens, tout en adhérant à la nouvelle doctrine, gardaient au fond d'eux-mêmes, et presque inconsciemment, les préjugés, les habitudes et les mœurs de leur passé. Or c'était précisément une idée païenne que les pouvoirs, civil et spirituel, devaient résider dans la même main ou, tout au moins, que le pouvoir spirituel était entièrement subordonné au pouvoir civil. Partant de ce principe, les empereurs se firent à la fois les protecteurs et les maîtres du christianisme. N'osant pas aller jusqu'à vouloir jouer le rôle de pape, Constantin prit le titre d' « évêque du dehors », s'attribua des fonctions qui auraient dû être réservées à l'autorité religieuse, comme celles de convoquer, de présider et de confirmer les conciles, de poursuivre les hérétiques et de surveiller les élections épiscopales. L'on comprend dès lors l'influence que purent avoir les empereurs soit pour l'union, soit pour le schisme.

2. Ambition des Évêques de Constantinople. — Lorsque l'empereur Constantin, après sa victoire sur Licinius (323), transporta son siège de Rome à Byzance qui, depuis lors, s'appela Constantinople, l'ambition des évêques de la nouvelle résidence impériale ne connut plus de bornes. Déjà, en 381, le canon 3 du concile de Constantinople décrétait que « l'évêque de Constantinople devait avoir la prééminence d'honneur après l'Évêque de Rome, parce que Constantinople était la nouvelle Rome». Plus tard (451), le 28e canon du concile de Chalcédoine affirmait à nouveau le même principe en proclamant que « c'est avec raison que les Pères avaient accordé la prééminence au siège de l'ancienne Rome, parce que cette ville était la ville impériale ». Les Papes ne manquèrent pas de protester, non pas absolument contre la prétention des Évêques de Constantinople à une certaine prééminence, mais contre le principe invoqué, car, comme le faisait remarquer le pape saint Léon, ce n'est pas l'importance d'une ville qui fait le rang élevé d'une Église, mais seulement son origine apostolique, c'est-à-dire sa fondation par les Apôtres. Du reste, si le principe avait été strictement appliqué, Rome ne pouvait plus prétendre au premier rang, du jour où, par suite de l'invasion des barbares, elle avait perdu son sénat et ses empereurs. Mais en dépit de la résistance des Papes, le 28e canon du concile de Chalcédoine fut sanctionné par l'autorité civile, et même, par le concile in Trullo en 692[305]. Conformément an principe posé, les Évêques de Constantinople prirent d'abord le titre de patriarche, puis s'arrogèrent le pouvoir sur tous les Évêques d'Orient; à la fin du VIe siècle, Jean IV le Jeûneur prit même le titre de patriarche œcuménique. Constamment soutenus par les empereurs, les patriarches se conduisirent en vrais papes de l'Orient et bientôt se posèrent en rivaux de l'Évêque de Rome.


371. B. SES AUTEURS. — Préparé, par plusieurs siècles de discordes, le schisme eut pour auteurs deux patriarches célèbres : Photius et Michel Cérulaire.


a) Photius. — Appelé à remplacer le patriarche Ignace que le régent Bardas avait relégué dans l'île de Térébinthe, Photius, laïque encore, mais rapidement investi du pouvoir d'ordre et sacré par un évêque interdit, Grégoire Asbesta, prenait possession d'un siège qui n'était pas vacant et dont le prédécesseur n'entendait pas se laisser déposséder par la force. Bien que sa promotion fût, de ce fait, frappée de nullité, Photius s'efforça de la faire confirmer par le pape. N'ayant pu obtenir ce qu'il demandait, avec une souplesse extrême, il tourna la difficulté. Au lieu de heurter de front l'autorité pontificale et d'attaquer en face la primauté romaine, alors trop bien établie pour être sérieusement contestée, il mit la question sur un autre terrain, et il prétendit que les Papes étaient hérétiques parce qu'ils avaient admis l'addition du mot Filioque au symbole de Nicée.

b) Michel Cérulaire. — La controverse sur le mot Filioque laissait les esprits trop indifférents pour causer une cassure complète et définitive entre les Orientaux et les Occidentaux. Aussi, après la mort de Photius, la réconciliation fut-elle relativement facile, et l'entente put durer tant bien que mal jusqu'en 1054, époque où Michel Cérulaire consomma le schisme. Homme d'une ambition démesurée et d'une énergie peu commune, il aspira, dès le jour où il monta sur le trône patriarcal (1048), à concentrer dans ses mains tous les pouvoirs, ou mieux, à subordonner à son autorité suprême et le pape et le basileus lui-même.

Laissant de côté la question doctrinale du Filioque qui intéressait peu, il porta la discussion sur un terrain plus capable de passionner la masse des fidèles et de la soulever contre le Pape et l'Église latine. Il feignit donc d'ignorer la primauté de l'Évêque de Borne, et il accusa les Latins de judaïser en alléguant qu'ils employaient le pain azyme comme matière de l'Eucharistie et qu'ils jeûnaient le jour du sabbat. Puis, conformant ses actes à ses paroles, il somma les clercs et les moines latins de suivre les coutumes grecques et, sur leur refus, il les anathématisa et fit fermer leurs églises. Alors intervint le pape Léon IX. Avec une très grande habileté, il replaça la question sur son véritable terrain, celui de la primauté de l'Évêque de Rome. Pour arriver à un accord, il envoya des légats avec mission de traiter avec Michel Cérulaire, L'entente n'ayant pu se faire, les légats, avant de partir, déposèrent sur l'autel de Sainte-Sophie une bulle d'excommunication qui atteignait le patriarche et ses adhérents (1054). Malheureusement l'excommunication ne fit que hâter le triomphe de Michel Cérulaire. Celui-ci réunit en effet un Synode de douze métropolitains et de deux archevêques qui, à leur tour, excommunièrent les Occidentaux sous prétexte que ces derniers avaient ajouté le Filioque au Symbole, qu'ils enseignaient que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils et qu'ils se servaient de pain azyme pour la célébration de l'Eucharistie.


372. — III. Doctrine. — Nous allons indiquer les points essentiels qui différencient l'Église grecque de l'Église romaine.


A. AU POINT DE VUE DU DOGME, tous les théologiens de l'Église grecque reconnaissent comme règle de foi les définitions des sept premiers conciles œcuméniques, dont le dernier eut lieu à Nicée en 787.— a) L'Église grecque s'accorde donc avec l'Église romaine sur les mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption, sur les sept Sacrements sauf certains détails que nous signalerons plus loin, sur le culte de la sainte Vierge, des saints et des images. A propos cependant du mystère de la Trinité, elle enseigne que le Saint-Esprit ne procède que du Père et reproche aux Latins d'avoir ajouté le Filioque au symbole de Nicée, — b) Elle n'admet pas le dogme de lImmaculée Conception ; elle professe en effet que la sainte Vierge est née avec le péché originel et qu'elle n'en a été délivrée que le jour de l'Annonciation. — c) Elle rejette le dogme du Purgatoire. Ceux qui ont encore des peines à expier passent par l'enfer d'où ils sont tirés par la miséricorde divine, et grâce au sacrifice de la messe, aux prières et aux bonnes œuvres des vivants. — d) Tout en reconnaissant l'existence des sept Sacrements, les schismatiques grecs ont, sur un bon nombre de points, une doctrine opposée à celle des catholiques. C'est ainsi qu'ils enseignent la nécessité de la rebaptisation lorsque le baptême a été conféré par les hétérodoxes. De même, ils renouvellent la Confirmation aux fidèles qui ont apostasie, mais ils ne sont pas d'accord entre eux sur les cas auxquels s'étend l'apostasie. Pour l'Eglise russe, sont apostats ceux qui ont passé du Christianisme soit au judaïsme, soit au mahométisme, soit au paganisme ; pour l'Église du Phanar[306], sont encore apostats ceux qui ont embrassé le catholicisme. A propos du sacrement de Pénitence, les Grecs prétendent que l'absolution remet, non seulement la peine éternelle, mais même la peine temporelle, de sorte que les pénitences imposées par le confesseur n'ont qu'un caractère médicinal et que les indulgences n'ont plus leur raison d'être et sont même nuisibles, étant causes de relâchement dans la vie chrétienne. L'Extrême-Onction, d'après l'Église grecque proprement dite, doit être conférée, même aux personnes bien portantes, pour les préparer à la communion ; d'après l'Église russe, elle ne doit être administrée qu'à ceux qui sont atteints d'une maladie sérieuse, l'Ordre, n'imprime point de caractère ineffaçable ; aussi la déposition prive-t-elle de tout caractère sacerdotal, et les clercs déposés ne peuvent plus exercer validement aucune des fonctions ecclésiastiques. D'après les théologiens orthodoxes, le consentement mutuel des époux est la matière du sacrement de Mariage, tandis que la bénédiction du prêtre en est la forme ; le prêtre est donc ministre de ce sacrement. Le droit canonique oriental admet aussi de nombreux cas de rupture du lien matrimonial. — e) Sur la question de l'Église. Les théologiens grecs considèrent la véritable Église comme une agglomération d'Églises nationales autonomes reconnaissant Jésus-Christ comme seul chef. Les Évêques, comme les Apôtres du reste, sont égaux en droit. Mais, en fait, et d'institution ecclésiastique, les Évêques sont soumis aux métropolitains et ceux-ci aux patriarches. Il ne faut donc pas parler de primauté : saint Pierre ne reçut de Notre-Seigneur qu'une simple préséance d'honneur, laquelle a été transmise d'abord à l'Évêque de Rome, puis à l'Évêque de Constantinople. L'Église enseignante est infaillible, mais le sujet de l'infaillibilité c'est seulement le corps épiscopal pris dans son ensemble.


B. AU POINT DE VUE DE LA DISCIPLINE ET DE LA LITURGIE, il y a, entre les deux Églises, grecque et romaine, de nombreuses divergences. Voici les principales : — a) Nous avons déjà dit que l'Église grecque admet le mariage des prêtres ; cependant les Évêques sont toujours choisis parmi les prêtres célibataires. — b) Les Grecs observent des jeûnes rigoureux pendant le carême et avant les principales fêtes. — c) L'Église grecque confère le baptême par immersion et n'admet pas la validité du baptême par infusion ; elle rejette l'usage du pain azyme dans la consécration de l'Eucharistie et la communion des laïques sous une seule espèce ; elle communie les enfants qui n'ont pas encore l'âge de raison. Les schismatiques condamnent la célébration des messes basses et ils enseignent que le changement du pain au corps et du vin au sang de Notre-Seigneur se produit au moment de l’épiclèse ou invocation au Saint-Esprit qui est placée après les paroles de l'institution. Ils suivent en outre en grande partie les rites et cérémonies de l'antique liturgie orientale établie au ive et au ve siècle.


373. — IV. État actuel. — Le schisme grec s'est propagé dans la Turquie d'Europe, la Grèce, les îles de l'Archipel, on Russie, dans une partie de la Pologne et de la Hongrie, et en Asie-Mineure.

Si l'on considère la langue liturgique, l'Église grecque se divise en quatre groupes : — a) le groupe grec pur avec trois centres autonomes : le patriarcat de Constantinople, l'Église du royaume hellénique et l'archevêché de Chypre; — b) le groupe gréco-arabe avec les patriarcats d'Antioche, de Jérusalem et d'Alexandrie, l'archevêché de Sinaï ; — c) le groupe slave avec l'Église russe et ses 75 millions de fidèles, l'Église bulgare, l'Église serbe ayant à sa tête un synode d'évêques présidé par l'archevêque de Belgrade ; — d) le groupe roumain avec huit évêques dont deux, ceux de Bucarest et de Jassy, portent le titre de métropolite, et l'Église roumaine de Transylvanie. En tout environ 120 millions d'orthodoxes.

Depuis la rupture provoquée par Michel Cérulaire, de nombreuses tentatives d'union furent faites pour ramener l'Église grecque dans le sein de l'Église catholique. Entre le xie et le xve siècle, il n'y en eut pas moins de vingt, qui ne furent couronnées d'ailleurs d'aucun succès. Malgré ces échecs, Grégoire XIII, au xvie siècle, tenta de nouveau l'entreprise : il fonda à Rome le collège grec de Saint-Athanase destiné à former un clergé grec catholique. Au xviie siècle, Grégoire XV créa la Sacrée Congrégation de la Propagande, pour s'occuper des Églises séparées. Au xixe siècle, Pie IX,en 1848 et en 1870, Léon XIII en 1894, firent à l'Église schismatique de chaleureux appels qui ne furent pas entendus. Au XXe siècle, la mission de la S. C. de la Propagande fut attribuée par Benoît XV à une nouvelle congrégation : la S. C. des Églises Orientales.

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« Ce n'est plus avec Rome, mais avec l'Église protestante que, depuis le xvie siècle, les Grecs ont repris ces éternels essais d'union qui n'aboutissent jamais... Dans la première moitié du xviie siècle, le calvinisme faillit s'implanter dans la grande Église par les soins de Cyrille Lucar, et au début du xviiie siècle, la secte anglicane des Non-jureurs[307] tenta vainement un rapprochement avec l'Église phanariote et l'Église russe. Depuis 1867, les relations amicales, avant-coureuses de l'union, ont repris entre Anglicans et Orthodoxes, auxquels sont venus se joindre, et non sans doute pour augmenter l'harmonie, les Vieux-Catholiques[308] de Dôllinger, Herzog et Michaud. »[309]


Les bouleversements actuels de la Russie, la crise très grave du bolchevisme qui ébranle la société jusque dans ses fondements, ne nous permettent guère de faire des pronostics sur l'avenir religieux de ces populeuses contrées. Peut-être la grande épreuve de l'heure présente est-elle la voie par laquelle la Providence se propose de ramener les brebis égarées au bercail de l'orthodoxie !


374. REMARQUES. — 1. Outre l'Église grecque dont il a été uniquement question jusqu'ici, les Églises séparées d'Orient comprennent : — 1) l'Église copte (Haute et Moyenne Egypte) dirigée par le patriarche d'Alexandrie et le métropolite d'Abyssinie ; — 2) l'Eglise arménienne gouvernée par des patriarches et des évêques ; — 3) l'Eglise chaldéenne (Mésopotamie); et — 4) l'Église jacobite (Syrie et Mésopotamie). Ces différentes Églises, de minime importance, puisque ensemble elles ne comptent que quelques millions de fidèles, suivent soit l'hérésie de Nestorius qui niait l'unité de personne en Jésus-Christ, soit celle d'Eutychès qui niait la dualité de natures.

2. Bien que les efforts des Papes aient été infructueux sur la masse des Églises séparées, ils ont cependant réussi à faire rentrer dans l'unité catholique quelques groupes qu'on désigne sous le nom d'Uniates[310]. On appelle donc uniates les communautés de grecs, de monophysites et de nestoriens qui ont reconnu et accepté la suprématie du Pape. Il y a, parmi eux, des grecs-unis, des chaldéens-unis, des coptes-unis, etc. Le Saint-Siège leur a permis de garder leurs liturgies nationales et leur discipline qui, entre autres règles, autorise le mariage des prêtres.


§ 2. — L'Église grecque n'a pas les notes de la vraie Église.

375. — Les apologistes catholiques sont loin d'être d'accord sur l'application des notes à l'Église grecque. — a) Les uns (P. Palmieri, P. Usban), estimant que l'Église grecque n'est pas dépourvue totalement des quatre notes, sont d'avis que la démonstration de la vraie Église se fait mieux par des arguments directs qui établissent l'institution divine de la primauté romaine (V. chap. précédent). — b) Les autres pensent, au contraire, que l'Église grecque n'a pas les quatre notes, et que la démonstration de la vraie Église peut toujours se faire par cette voie. C'est la manière de voir de ces derniers que nous allons exposer.

1° L'Église grecque n'a pas la sainteté. — a) L'Église grecque possède sans doute la sainteté des principes puisqu'elle a gardé au moins les points essentiels de la doctrine et des institutions de la primitive Église. — b) Sainte dans ses principes, l'Église grecque l'est-elle aussi dans ses membres? Elle ne l'est certainement pas dans ses fondateurs : Photius et Michel Cérulaire sont assurément plus remarquables par leur ambition que par leur piété et leurs vertus. Quant à la sainteté des autres membres en général, l'on ne saurait dire qu'elle y brille d'un vif éclat. Malgré l'existence des ordres religieux, les œuvres d'apostolat et de charité y sont plutôt rares. Il est vrai que les Églises orientales ont canonisé un certain nombre de leurs fidèles ; mais leurs procès de canonisation n'impliquent pas une enquête rigoureuse sur l'héroïcité des vertus et ne requièrent aucun miracle proprement dit : l'enquête ne porte que sur quelques Bignes extérieurs tels que l'état de conservation du corps. Et alors même qu'il y aurait des miracles authentiques, il faudrait prouver qu'ils ont été faits, non pas uniquement pour récompenser les mérites et la vie sainte d'hommes vertueux, mais pour prouver la vérité de leur doctrine.


376. — 2° L'Église grecque n'a pas l'unité. L'unité, c'est-à-dire, comme nous l'avons dit plus haut (N° 349), la subordination de tous les fidèles à une autorité suprême et à un magistère enseignant, n'est pas chose possible dans l'Église grecque. Sans doute, les schismatiques professent que l'autorité infaillible appartient au concile œcuménique. Mais c'est là un organe qui demeure atrophié depuis le viiie siècle. Déjà, s'il fallait réunir tous les Évêques orientaux appartenant aux différents groupes que nous avons signalés, la chose serait irréalisable. Combien le serait-elle davantage si l'on voulait obtenir l'adhésion des Occidentaux : Église latine et confessions protestantes !


377. — 3° L'Église grecque n'a pas la catholicité. — Elle n'a : — a) ni la catholicité de fait, la chose est évidente ; — b) ni la catholicité de droit.


Chaque groupement de l'Église grecque forme une confession indépendante qui ne dépasse pas les limites d'un pays. Aucun lien n'existe entre les différentes Eglises autocéphales, et l'Église russe qui l'emporte de beaucoup sur les autres par le nombre des fidèles, est une Église nationale, administrée par le Saint-Synode, et qui, Mer encore, était entièrement soumise à l'autorité du czar. L'Église du royaume de Grèce est également détachée du patriarcat de Constantinople, de sorte que l'ambition des Évêques de Constantinople n'a abouti qu'à un émiettement de nombreuses Églises, non seulement séparées de Borne, mais n'ayant plus entre elles le moindre trait d'union. Et quand bien même toutes ces Églises en feraient une seule, elles ne posséderaient pas encore la catholicité relative et morale, puisqu'elles restent confinées en Orient.


378. — 4° L'Église grecque n'a pas l'apostolicité. — Apparemment l'Église grecque possède une succession continue dans son gouvernement. Dans l'Eglise russe, en particulier, les évêques exercent l'épiscopat à titre de successeurs des apôtres. Il s'agit donc de vérifier si leur titre est authentique, et si cette continuité matérielle dont nous constatons l'existence est en même temps une succession légitime. Il faut donc que la note d'apostolicité soit contrôlée par les autres notes, et spécialement, par celles d'unité et de catholicité. Or, comme nous venons de voir qu'elle, n'a pas celles-ci, nous pouvons conclure, par le fait, qu'elle n'a pas davantage celle-là, que son apostolicité, matériellement continue, n'est pas une succession légitime, et que, si elle a toujours le pouvoir d'ordre, elle a perdu désormais le pouvoir de juridiction.


Art. IV. — Application des notes à l'Église romaine.

379. — L’'Église romaine, ainsi appelée parce qu'elle reconnaît pour chef suprême l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, possède les quatre notes de la vraie Église.


L'Église romaine possède la noté de sainteté. a) Elle est sainte dans ses principes. Puisque nous faisons l'application comparative des notes de la vraie Église aux diverses confessions chrétiennes, il y aurait lieu de mettre ici en parallèle tous les points de doctrine sur lesquels le protestantisme et le schisme grec sont en divergence avec le catholicisme. Comme ce travail a été fait précédemment, nous n'avons pas à nous y arrêter. Nous rappellerons cependant que, à rencontre du protestantisme, l'Église romaine enseigne que la justification requiert, non seulement la foi, mais encore la pratique des bonnes œuvres. Par ailleurs, elle ne se borne pas à exiger de l'ensemble de ses fidèles, l'observation des commandements de Dieu et la pratique des vertus communes, elle porte plus haut son idéal, elle recommande les vertus supérieures et même les vertus héroïques. Dans tous les temps elle a favorisé l'institution de nombreux Ordres religieux, où les âmes d'élite tendent, par la contemplation, par les œuvres de charité et par la pratique des conseils évangéliques, au plus haut degré de l'amour de Dieu, à ce qu'on appelle la Perfection chré­tienne[311]. — b) Elle est sainte dans ses membres. Loin de nous la pensée de prétendre que tout est parfait dans l'Église catholique, que jamais il n'y a eu de défaillances dans son sein et que son histoire n'a que des pages immaculées. Nous avons déjà dit le contraire (N° 354). Il ne nous en coûte donc pas de reconnaître que la sainteté de la doctrine ne fait pas toujours la sainteté des individus. S'il y a eu des époques où le clergé, — prêtres, Évêques et même Papes, — aussi bien que les simples fidèles, n'ont pas eu des mœurs conformes à l'idéal du Christ, que pouvons-nous conclure de là, sinon que les instruments dont Dieu se sort, restent toujours des instruments humains, et que, si l'Église est indéfectible, malgré la faiblesse de ses instruments, c'est qu'elle est divine ? Cependant toute critique qui veut être impartiale, ne doit pas s'arrêter là. On ne juge équitablement une société que si on la considère dans son ensemble et dans tout le cours de son existence. Or tout homme de bonne foi est forcé d'admettre qu'il y a toujours eu dans l'Église, et même aux époques les plus tourmentées de son histoire, une riche floraison de saints. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir son Martyrologe. Là voisinent les noms les plus illustres et les plus divers : ceux de nombreux ascètes qui, renonçant à tous les biens terrestres, se sont consacrés à la vie contemplative ou aux œuvres de bienfaisance, à côté de laïques, — car les vertus héroïques ne sont pas le privilège exclusif d'un genre de vie, — qui ont mené dans le monde une vie sainte et austère, et tous pour mettre en pratique la doctrine enseignée par l'Église, et pour obéir à l'appel du Christ.


380. — 2° L'Église romaine possède l'unité. — L'Église romaine est une — a) dans son gouvernement. Bien qu'il y ait de nombreuses Églises locales qui jouissent d'une certaine autonomie, l'unité de ces groupements est assurée par l'obéissance des fidèles aux Évêques et des Évêques au Pape ; — b) dans sa foi. De l'unité de gouvernement découle l'unité de foi. C'est en effet un des principes les mieux observés du catholicisme qu'il y a obligation stricte pour tous les fidèles de se soumettre à l'autorité infaillible qui les enseigne. Conformément à ce principe, l'Église romaine rejette de son sein ceux- qui se séparent de sa foi par l'hérésie ou s'affranchissent de sa discipline par le schisme. Tous ses sujets professent donc la même foi, admettent les mêmes sacrements et participent au même culte. Mais naturellement l'unité de foi et de culte se concilie avec les discussions théologiques sur les points de doctrine non définis[312], avec les divergences accidentelles des règles disciplinaires ou des rites liturgiques, divergences qui peuvent être commandées par les convenances spéciales des pays, des races et des temps.


381. — 3° L'Église possède la catholicité. — Pas plus que les autres confessions, l'Église romaine n'est catholique de fait. Nous avons vu que cette catholicité n'est pas requise. Tout au moins possède-t-elle une catholicité de droit, puisqu'elle s'adresse à tous, qu'elle envoie ses missionnaires dans toutes les régions, puisqu'elle n'est l'Église d'aucune nationalité ni d'aucune race et qu'elle sait s'adapter aux peuples les plus divers. En dehors de cotte catholicité de droit, l'Église romaine possède l'universalité morale et relative, elle s'étend à la majeure partie du monde, et le nombre de ses fidèles est supérieur à celui des autres sociétés chrétiennes[313].


382. — 4° L'Église romaine possède l'apostolicité.a) L'Église romaine est apostolique dans son gouvernement. Elle possède une continuité

successorale moralement ininterrompue : du Pape actuel elle peut remonter à saint Pierre. Il s'agit donc de savoir si la juridiction apostolique a été légitimement transmise. La chose apparaît évidente, puisque l'Église romaine possède les trois autres notes.

Les adversaires objectent, il est vrai, qu'il fut un temps où les Papes résidaient à Avignon, qu'il y eut des interrègnes, qu'il y eut surtout le grand schisme d'Occident. La résidence momentanée des Papes à Avignon n'a nullement interrompu la succession apostolique : il est de toute évidence que la juridiction n'est pas attachée à l'endroit de la résidence, mais dépend uniquement de la légitimité de la succession et du titre. Les Papes pouvaient donc résider à Avignon comme ailleurs et rester les Évêques légitimes de Rome. On allègue d'autre parties interrègnes et le grand schisme d'Occident. Rappelons brièvement les faits. A la mort de GREGOIRE XI, septième Pape d'Avignon (1378),Urbain VI fut élu à Rome par seize cardinaux, dont onze français. Après l'élection, quinze des cardinaux déclarèrent l'élection nulle sous prétexte qu'elle avait eu lieu sous la pression du peuple romain qui avait réclamé un Pape italien, et ils élurent Robert de Genève qui prit le nom de Clément VII et s'établit à Avignon. La chrétienté se divisa alors en deux parties, l'une obéissant au Pape de Rome, et l'autre, au Pape d'Avignon. Ainsi commença ce qu'on appelle le grand schisme d'Occident qui devait durer trente-neuf ans (1378-1417). — Faut-il conclure de là que l'Église romaine ne possède plus la juridiction d'origine apostolique? Certainement non. Les trois règles suivantes nous donneront du reste la clé de cette difficulté : — 1. Si deux élections se font en même temps ou successivement, l’apostolicité appartient au Pape légitimement choisi. — 2. S'il y avait doute, comme c'était le cas pour le grand schisme d'Occident, l'apostolicité n'existerait pas moins, quand bien même la chose ne serait connue que tardivement.

3. Enfin si deux ou plusieurs élections se faisaient simultanément et d'une manière irrégulière, elles seraient toutes nulles ; le siège pontifical resterait vacant jusqu'à une élection légitime, laquelle continuerait la série apostolique des Papes.

b) L'Église romaine est apostolique dans sa doctrine. Les protestants accusent les catholiques d'avoir introduit des dogmes nouveaux dans l'enseignement apostolique. Sans doute, le Credo actuel est plus développé que celui des Apôtres, mais il ne contient pas des différences essentielles. L'Église enseignante n'a jamais défini une vérité de foi qu'elle ne l'ait tirée soit de l'Écriture Sainte, soit de la Tradition il y a donc eu développement du dogme, mais non point changement de la doctrine apostolique.


Conclusion. — L'Église romaine ayant les quatre notes indiquées par le concile de Nicée-Constantinople, nous sommes donc en droit de conclure qu'elle est la vraie Église.


Art. V. — Nécessité d'appartenir à l'Église catholique romaine : « Hors de l'Église, pas de salut. »

383. — Nous venons de démontrer que l'Église romaine est seule la vraie Église instituée par Jésus-Christ. Devons-nous en conclure qu'il y a nécessité de lui appartenir pour faire son salut? Si oui, comment faut-il entendre cette nécessité et comprendre la formule courante qui la traduit : « Hors de l'Église pas de salut » ?


1° Nécessité d'appartenir à la vraie Église. — La nécessité d'appartenir à la vraie Église s'appuie sur deux arguments : sur un argument scripturaire et sur un argument de raison.


A. ARGUMENT SCRIPTURAIRE. — La volonté de Notre-Seigneur sur ce point est formelle. Il a dit en effet à ses Apôtres : « Allez par tout le monde et prêchez l'Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné» (Marc, xvi, 15-16). De ces paroles il ressort, d'une part, que sa doctrine sera transmise à tout l'univers par l'intermédiaire de ses apôtres et de leurs légitimes successeurs, d'autre part, qu'il y a obligation d'y adhérer, puisque le Christ condamne ceux qui s'y refusent.


B. ARGUMENT TIRÉ DE LA RAISON. — La nécessité d'appartenir à la véritable Église découle de la raison. L'on ne peut pas échapper en effet à la conclusion du dilemme suivant. Ou bien l'Église catholique possède la vérité religieuse, elle a seule le dépôt de la doctrine du Christ. Ou bien elle ne l'a pas. Si elle l'a, si elle est la vérité, il est clair qu'elle s'impose comme une nécessité, car toute vérité est, de sa nature, exclusive. Toute la question revient donc à prouver que l'Église catholique est la seule vraie : ce que nous avons fait dans les articles précédents.


384. — 2° Sens de la formule : « Hors de l'Église pas de salut. »En principe, l'appartenance à l'Église catholique s'impose comme une nécessité. Mais comment faut-il entendre cette nécessité? Et quel sens faut-il donner à l'axiome courant : « Hors de l’Église pas de salut »? Cette question concerne plutôt le théologien que l'apologiste : nous nous bornerons donc à dire comment les théologiens l'ont solutionnée.

Si l'on jette un rapide coup d'œil sur l'enseignement traditionnel de l'Église sur ce point, il apparaît que la question n'a pas été mise d'abord en pleine lumière et n'a été considérée que d'un point de vue assez restreint. — a) D'une manière générale, jusqu'au xvr8 siècle, les Pères et les Docteurs de l'Église enseignent que l'appartenance à l'Église est d'une nécessité absolue et que tous ceux qui refusent de se soumettre à son autorité doctrinale et disciplinaire, les hérétiques et les schismatiques, perdent tout droit au salut éternel. Mais il semble bien que cette intransigeance est plus apparente que réelle et provient de ce que la question n'est pas présentée sous toutes ses faces. La preuve en est que saint Augustin (354-430) tout en posant en principe qu'il est nécessaire d'appartenir à l'Église pour faire son salut, ajoute qu'on peut être dans l'erreur, qu'on peut se tromper sur la question de savoir où est la vraie Église, et qu'alors on ne doit pas être rangé parmi les hérétiques. — b) Au xvie siècle, Bellarmin et Suarez élargissent déjà la question et discutent surtout les conditions requises pour appartenir au corps de l'Église. — c) Au xixe siècle, les théologiens réalisent un grand progrès dans l'explication du dogme, grâce aux distinctions qu'ils établissent, à juste titre, entre les différents sens des mots appartenance et nécessité.


1. Les uns distinguent l'appartenance réelle (in re) et l'appartenance de désir (in voto). On peut en effet « appartenir à l'Église par le désir, par la volonté, par le cœur, quand, sans en être membre à proprement parler, on souhaite de l'être. Ce souhait peut être explicite, comme c'est le cas des catéchumènes ; il peut être implicite, comme c'est le cas pour ceux qui, sans connaître encore l'Église, désirent faire tout ce que Dieu veut. Tous ces hommes de bonne volonté appartiennent implicitement à l'Église »[314].


2. Les autres, distinguant entre l’âme et le corps de l'Église, disent qu'il est de nécessité de moyen d'appartenir à l’âme de l'Église, et de nécessité de précepte d'appartenir à son corps. — 1) Or appartiennent à l'âme de l'Église tous ceux qui, vivant dans une ignorance invincible : infidèles, hérétiques, schismatiques, observent leur religion de bonne foi et s'efforcent de plaire à Dieu selon les lumières de leur conscience. Dieu les jugera sur ce qu'ils auront connu et accompli, non sur ce qu'ils auront ignoré de la. loi. — 2) N'appartiennent ni à l'âme ni au corps de l'Église tous ceux qui sont dans l'erreur volontaire et coupable, ceux qui, sachant que l'Église catholique est la vraie Église, refusent d'y entrer parce qu'ils ne veulent pas accepter les devoirs que la vérité impose. C'est à ceux-là spécialement qui « pèchent contre la lumière », selon la parole de Newman, que s'applique la maxime : « Hors de l'Église pas de salut. »


Ajoutons, pour terminer, que ces deux interprétations du dogme catholique sont conformes à l'enseignement donné par Pie IX dans son allocution consistoriale « Singulari quadam» du 9 décembre 1854 et dans son Encyclique « Quanto confidamur » adressée aux Évêques d'Italie le 10 août 1863. « Ceux, est-il dit dans ce second document, qui sont dans l'ignorance invincible relativement à notre sainte religion, et qui observent avec soin la loi naturelle et ses préceptes gravés dans tous les cœurs, et qui, prêts à obéir à Dieu, mènent une vie honnête et droite, peuvent, avec le secours de la divine lumière et celui de la grâce, obtenir la vie éternelle, car Dieu... ne souffre jamais, dans sa souveraine bonté et clémence, que quelqu'un qui n'est coupable d'aucune faute volontaire, soit puni de peines éternelles. Mais il est aussi très connu, ce dogme catholique, que personne ne peut se sauver hors de l'Église catholique, et que ceux-là ne peuvent obtenir de salut éternel, qui sciemment se montrent rebelles à l'autorité et aux décisions de l'Église, ainsi que ceux qui sont volontairement séparés de l'unité de l'Église et du Pontife romain, successeur de Pierre, à qui a été confiée par le Sauveur la garde de la vigne. »


Conclusion. — Quelle que soit la manière dont on interprète la formule : « Hors de l’Eglise pas de salut », il est permis de tirer les conclusions suivantes : — 1. De l'avis unanime des théologiens, l'appartenance à l'âme de l'Eglise est de nécessité absolue, vu que la grâce sanctifiante est le seul moyen ici-bas de conquérir le ciel. — 2. L'appartenance au corps de l'Eglise est, elle aussi, dans une certaine mesure, de nécessité de moyen. Nous disons dans une certaine mesure, car il convient de distinguer entre ceux qui connaissent la vraie Eglise et ceux qui ne la connaissent pas. Pour les premiers, l'appartenance au corps, — appartenance extérieure, visible, in re, comme disent les théologiens, — est à la fois de nécessité de moyen et de nécessité de précepte. Pour les seconds, qui ne sauraient être liés par un précepte dont ils ignorent l'existence, seule est requise l'appartenance implicite : et par appartenance implicite, il faut entendre l'appartenance par le cœur, par le désir, lequel désir, sans être formulé par des paroles, est inhérent à l'acte de charité et au désir de conformer sa volonté à la volonté divine.



BIBLIOGRAPHIE. — Du Dictionnaire d'Alès : Yves de la Brière, art. Église ; Michiels, art. Évêques ; M. Jugie, art. Grecque (Église) ; (J'Ales, art. Libère (le Pape) ; F. Cabrol, art. Honorius (La question d'). — Du Dict. Vacant-Mangenot : Dublanchy, art. Église ; Bainvel, ait. Apostolicité ; A. Baudrillart, art. Calvin, Calvinisme ; A. Gatard, art. Anglicanisme ; S. Vailhé, art. Conslantinople (Église). — Mgr Batiffol, Études d'histoire et de théologie positive ; L'Église naissante et le catholicisme (Lecoilre). — Fouard, Les Origines de l'Église; Saint Pierre et les premières années du christianisme ; Saint Paul, ses missions ; Saint Paul, ses dernières années ; Saint Jean et la fin de l’âge apostolique (Lecoilre). — Bourchany, Périer, Tixeront, Conférences apologétiques données aux Facultés catholiques de Lyon (Lecoffre). — Tixeront, Histoire des dogmes, La théologie anténicéenne ; Précis de Patrologie (Lecoflre). — Ermoni, Les origines historiques de Vépiscopat monarchique ; Les premiers ouvriers de l'Évangile (Bloud). — Seméria, Dogme, hiérarchie et culte dans l'Église primitive (Lethielleux). — Boudinhon, Primauté, schisme et juridiction (Revue du canoniste contemporain, 1896). — J. de Maistre, Du Pape. — Guiraud, La venue de saint Pierre à Rome (Rev. pr. d'Ap., 1 nov. 1905). — Prat, La théologie de saint Paul (Beauchesne). — Hugueny, Critique et Catholique (Letou-zey). — Mgr Duchesne, Histoire ancienne de l’Église ; Églises séparées (Fontemoing) — A. de Poulpiquet, La notion de catholicité (Bloud). — Lodiel, Nos raisons d'être catholiques (Bloud). — Mgr Baudrillart, L'Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme (Bloud). — Mgr Julien, Bossuet et les Protestants (Beauchesne). — Goyau, L'Allemagne religieuse, Le Protestantisme (Perrin). — Bricout, Les Églises réformées en France (Rev. du Cl. fr. 1908). — Ragey, L'Anglicanisme, le Ritualisme, le Catholicisme (Bloud). — Thureau-Dangin, Le catholicisme en Angleterre au xix° siècle (Bloud). — Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, Discours sur l'unité de FÉglise. — Gondal, L'Église russe (Bloud). — Monsabré, Exposé du dogme, 51e et 52e conf. — Mourret, Histoire de l’Eglise (Bloud). — Marion, Histoire de l’Église (Roger et Chernovitz). — Bainvel, Hors de l’Eglise pas de salut (Beauchesne). — L'Ami du Clergé, année 1923, n° 26.— Billot, Tractatus de Ecclesia Christi. — Wilmers, De Christi Ecclesia (Pustet).-— Les Traités d'Apologétique: Tanquerey, Mgr Gouraud.Moulard et Vincent, Verhelst, etc.

Section II : Constitution de l’Église

Chapitre I. — Hiérarchie et Pouvoirs de l'Église.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


385. — Pour découvrir la vraie Église, nous avons, au début de la section précédente, fixé les traits essentiels de la société fondée par Jésus-Christ. Nous connaissons donc déjà, au moins dans ses grandes lignes, la constitution de l'Église romaine, vu que seule elle est la vraie Église.

Il y a lieu cependant de revenir sur le sujet, car, si la constitution actuelle de l'Église £ bien son point de départ dans la volonté et l'institution du Christ, il est incontestable également qu'elle a connu un certain développement et qu'elle a dû s'adapter aux besoins du moment. C'est que, tout en étant d'origine divine, l'Église n'en reste pas moins une société composée d'éléments humains, et dès lors, susceptible de progrès et de modifications, en tout ce qui n'affecte pas le fond de sa constitution. Quelle est donc cette constitution, telle qu'elle existe maintenant, c'est ce que nous allons étudier dans les deux chapitres de cette seconde section. Nous rechercherons, dans ce premier chapitre : — 1° quelle est la hiérarchie de l'Église ; — 2° quels sont les pouvoirs dont l'Église en général a été investie ; — 3° quels sont en particulier les pouvoirs du Pape; et — 4° quels sont ceux des Évêques. D'où quatre articles.

Dans le chapitre suivant, nous traiterons des droits de l’Église et doses relations avec l'État.


Art. 1. — Hiérarchie de l'Église.

386. — Nous avons vu que l'Église a été fondée sur le principe de la hiérarchie (N08 309 et suiv.),- qu'elle est une société inégale comprenant deux groupes distincts . l'Église enseignante et l'Église enseignée. L'Église enseignée composée des laïques n'ayant aucune part à l'autorité ecclésiastique, il ne sera question que de l'Église enseignante.


1° Définition. — D'après l’étymologie (N° 308), le mot hiérarchie signifie pouvoir sacré. Il est employé ici pour désigner les divers degrés de rang et de pouvoir qui distinguent les ministres de l'Église enseignante.


387. — 2° Espèces. — II y a dans l'Église une double hiérarchie : la hiérarchie d'ordre et la hiérarchie de juridiction. — a) La hiérarchie d'Ordre, fondée sur le pouvoir d'Ordre, a son origine dans l'ordination ou la consécration. Elle a pour objet la sanctification des âmes par l'administration des sacrements, et elle est inamissible. — b) La hiérarchie de juridiction, fondée sur le pouvoir de juridiction, est conférée par l'institution canonique, ou simplement par la nomination et la délégation. Elle a pour objet le gouvernement de l'Église, et elle est amissible.


388. — 3° Membres. — A. LA HIÉRARCHIE D'ORDRE comprend tous ceux qui ont reçu un degré quelconque du pouvoir d'Ordre. — a) De droit divin, elle se compose des évêques, des prêtres et des diacres. — b) De droit ecclésiastique, elle comprend en outre le sous-diaconat et les Ordres mineurs.


B. LA HIÉRARCHIE DE JURIDICTION, comprend tous ceux qui, dans une mesure plus ou moins grande, ont reçu une part de juridiction dans l'Église. — a) De droit divin, elle se compose seulement du Pape et des Évêques. — b) Mais, de droit ecclésiastique, elle s'étend à d'autres membres désignés par eux. Il est clair en effet que le Pape qui a l'Église universelle, et les Évêque[315] qui ont tout un diocèse, à gouverner, ne pourraient remplir une telle tâche, s'ils ne s'entouraient d'auxiliaires.

Les auxiliaires du Pape forment ce qu'on appelle la Curie romaine. La Curie romaine, composée des cardinaux, des prélats et des officiers inférieurs, comprend le Collège des cardinaux ou Sacré-Collège, les Congrégations romaines, les Tribunaux et les Offices.


Les Évêques ont pour auxiliaires :— 1) les Vicaires généraux, qui ne font avec lui qu'une personne morale, et le suppléent dans l'administration du diocèse ; — 2) le Chapitre, c'est-à-dire la réunion des chanoines attachés à l'église cathédrale ou métropolitaine, et formant un corps institué canoniquement, dont le rôle se borne aujourd'hui[316] à réciter 1’Office au chœur et à nommer, à la mort de l'évêque, le ou les vicaires capitulaires chargés de gouverner le diocèse jusqu'à l'institution d'un nouvel évêque.

Les Curés sont aussi des auxiliaires des Évêques, mais, de droit divin, ils n'ont aucune part aux pouvoirs de l'Église. Ils ne peuvent ni décider de la doctrine, ni édicter aucune loi concernant la discipline ou le culte. Leur rôle se borne à desservir une paroisse, à l'administration de laquelle ils ont été délégués par leur Évêque. Les Curés ne constituent donc pas un troisième degré de la hiérarchie. Et la chose se comprend aisément si l'on veut bien se rappeler que les paroisses n'existaient pas primitivement. C'est seulement au IIe siècle qu'en remonte l'origine. Jusque-là il n'y avait ou dans chaque ville épiscopale qu'une seule Église. L'Évêque, bien qu'assisté d'un collège de prêtres, en gardait l'administration personnelle, et se réservait mémo, d'une manière habituelle, les pouvoirs de prêcher, de baptiser, de célébrer l'eucharistie, et d'administrer le sacrement de pénitence. Lorsque le christianisme prit une plus grande extension, l'on construisit dans les villes, outre les églises cathédrales, et aussi dans les bourgs et les villages, des églises moins importantes, appelées églises paroissiales. Les Évêques déléguèrent alors pour l'administration de ces paroisses, des prêtres, -qui devinrent ainsi des pasteurs de second ordre, et que l'on appela curés (du latin «cura» soin), parce qu'ils étaient chargés du soin des fidèles appartenant à ces circonscriptions.


Art. II — Les Pouvoirs de l'Église.

389. — A cette Église enseignante dont nous venons de montrer la hiérarchie, Jésus-Christ a conféré (V. N° 310) un triple pouvoir : — a) le pouvoir doctrinal pour enseigner la vraie foi ; — b) le pouvoir d'Ordre pour administrer les sacrements ; et — c) le pouvoir de gouvernement pour obliger les fidèles à tout ce qui peut être nécessaire ou utile à leur salut. Comme la question du pouvoir de ministère se rattache au sacrement de l'Ordre[317], nous ne parlerons que du pouvoir doctrinal et du pouvoir de gouvernement.


§ 1. — Le pouvoir doctrinal de l'Église.

390. — Nous avons vu déjà que le pouvoir doctrinal conféré par Jésus à son Église comportait le privilège de l’infaillibilité (N° 330), et que ce privilège avait été accordé aux Apôtres et à leurs successeurs (Nos 335 et suiv.). Il s'agit donc maintenant d'en déterminer l'objet et le mode d'exercice.


1° Objet. L'objet de l'infaillibilité se déduit du but que l'Église poursuit dans son enseignement. Or la fin de l'Église est d'enseigner les vérités qui intéressent le salut. Les sciences profanes sont donc hors du domaine de l'infaillibilité. Celle-ci se limite à la connaissance des choses de la foi et de la morale. Mais tout ce qui touche, soit directement soit indirectement, à ce double terrain, constitue l'objet de l'infaillibilité.



A. OBJET DIRECT. — L'objet direct, ce sont toutes les vérités explicitement ou implicitement révélées par Dieu et qui sont contenues dans les deux dépôts de la Révélation : l'Écriture sainte et la Tradition. a) Par vérités explicitement révélées, entendez celles qui y sont énoncées en termes clairs ou équivalents. Par exemple, l'Écriture nous dit en termes clairs qu'il n'y a qu'un Dieu, Créateur du ciel et de la terre, que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie, qu'il a souffert, est mort, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour. Elle nous dit en termes équivalents que le Christ est Dieu et homme : « Le Verbe s'est fait chair» (Jean, i, 14), que la grâce est nécessaire : « le sarment ne peut porter de fruit s'il n'est uni à la vigne... sans moi dit Jésus, vous ne pouvez rien faire» (Jean, xv, 46), que Pierre est le chef de toute l'Église : « Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jean, xxi, 15, 17).

b) Les vérités implicitement révélées sont celles qui se déduisent, par voie de raisonnement, d'autres vérités révélées. Ainsi, du dogme explicitement révélé que Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme, découlent les autres dogmes qui affirment l'existence de deux natures et de deux volontés dans le Christ ; ainsi encore, les dogmes de la transsubstantiation, de l'Immaculée Conception, de l'Infaillibilité pontificale ne sont pas exprimés d'une manière explicite dans la Révélation mais ils résultent d'autres vérités clairement révélées.


391. — B. OBJET INDIRECT. — L'objet indirect de l'infaillibilité, ce sont toutes les vérités qui, sans être révélées, sont dans un rapport tel avec les vérités révélées, qu'elles sont indispensables à la conservation intégrale du dépôt de la foi. Il est clair que le privilège de l'infaillibilité implique le pouvoir de proposer, sans crainte d'erreur, toutes les vérités dont dépend la sécurité de la foi.

Il faut donc ranger dans l'objet indirect de l'infaillibilité : — a) les conclusions théologiques. On appelle conclusion théologique toute proposition qui forme la conclusion d'un raisonnement dont les deux prémisses dont, l'une, une vérité révélée, l'autre, une vérité connue par la raison. Par exemple, de cette vérité révélée que « Dieu rendra à chacun selon ses œuvres », et de cette vérité de raison que Dieu ne peut récompenser ou punir l'homme que s'il lui a donné la liberté de bien ou de mal faire, l'on peut tirer la conclusion théologique que l'homme est libre ; — b) les faits dogmatiques. Il faut entendre par là tout fait[318] qui, sans être révélé, est en connexion si étroite avec le dogme révélé, que le nier ou le révoquer en doute, c'est du même coup ébranler les fondements du dogme lui-même. Dire, par exemple, que tel concile œcuménique est légitime, que tel pape a été régulièrement élu, que Léon XIII, Pie X, Benoît XV sont les légitimes successeurs de saint Pierre, que telle version de la Sainte-Écriture (v g. la Vulgate) est substantiellement conforme au texte original, que telle doctrine hérétique est contenue dans tel livre : voilà autant de faits dogmatiques. L'on comprend combien il importe que l'Église soit infaillible dans ses jugements sur de semblables faits, car, si elle ne l'était pas, si l'on pouvait contester la légitimité d'un concile ou d'un pape, de quel droit imposerait-on les dogmes définis par eux? Sur quoi l'Église appuierait-elle ses définitions s'il était permis de mettre en doute l'authenticité des textes qu'elle invoque? Et si elle ne pouvait affirmer avec certitude que telle proposition condamnable se trouve bien dans tel livre, les hérétiques échapperaient toujours aux condamnations portées contre eux par des distinctions subtiles entre la question de droit et la question de fait. C'est ce qui se passa, du reste, au xvir3 siècle, lorsque cinq propositions extraites de Augustinus de Jansénius furent condamnées par Innocent X. Établissant alors la distinction entre la doctrine des cinq propositions et le fait de savoir si elles étaient contenues dans l'Augustinus, les jansénistes admirent que l'Église était infaillible sur la question de droit, c'est-à-dire sur l'appréciation de la doctrine, mais non sur la question de fait, celui-ci étant, selon eux, en dehors de la révélation et dès lors ne relevant pas du magistère infaillible de l'Église. Assurément, l'Église ne peut jamais juger du sens que Fauteur a pu avoir dans l'esprit, du sens subjectif ; aussi ce qu'elle entend condamner ce n'est pas la pensée de l'auteur, mais seulement ses écrits dans leur sens naturel et obvie ; — c) les lois universelles relatives à la discipline et au culte divin. Bien que ressortissant au pouvoir de gouvernement, les lois générales sur la discipline et le culte présupposent parfois un jugement doctrinal sur la foi ou la morale. Ainsi la discipline actuelle de l'Église, qui défend aux laïques la communion sous l'espèce du vin, implique la croyance que Jésus-Christ est tout entier sous l'espèce du pain[319] : d'un côté comme de l'autre, le jugement de l'Église doit donc être exempt d'erreur. Toutefois, l'infaillibilité ne s'étend pas jusqu'aux circonstances accidentelles de la législation ecclésiastique : il peut arriver que telle loi disciplinaire ne soit pas opportune, bien que conforme à la saine doctrine ; il peut arriver surtout que ce qui ost utile aujourd'hui ne le soit plus demain et qu'une loi actuellement en vigueur soit modifiée, abrogée même par la suite. Il importe donc ; comme nous en avons déjà fait la remarque (N° 380), de ne pas prendre les changements de discipline et de culte pour des variations du dogme ; — d) les décisions qui approuvent les constitutions des Ordres religieux. L'Église est infaillible dans son jugement lorsqu'elle déclare que les règles d'un Ordre religieux sont conformes à l'Évangile. Mais, d'après Suarez, elle n'est pas infaillible sur la question d'utilité ou d'opportunité de cet Ordre, encore qu'il y ait témérité à croire le contraire, lorsque la chose n'est pas manifeste ; — e) l'approbation du bréviaire, ce qui veut dire qu'il ne contient rien contre la foi ou les mœurs, mais non pas qu'il soit à l'abri de toute erreur historique ; — f) la canonisation des saints. On entend par canonisation la sentence solennelle par laquelle le Pape déclare que tel personnage jouit de la gloire du ciel et peut être honoré du culte de dulie. Telle est du moins la canonisation formelle, comme elle est en usage de nos jours, et ainsi appelée parce qu'elle est revêtue des formes juridiques qui lui donnent toutes les garanties de vérité[320]. Aussi est-ce une opinion commune parmi les théologiens que l'Église est infaillible dans la canonisation formelle; toutefois la proposition n'est pas de foi. Les théologiens admettent également que les canonisations, telles qu'elles étaient pratiquées jusqu'au xiie siècle, — et où il suffisait que le témoignage populaire fût ratifié par l'évêque du diocèse pour qu'un personnage fût proclamé saint, — ne ressortissaient pas au magistère infaillible de l'Église. D'ailleurs, c'est un fait que certaines de ces canonisations appelées équipollentes (équivalentes) ont été entachées d'erreur et ont eu pour objet des saints légendaires[321]. La béatification, n'étant pas un jugement définitif, n'appartient pas au domaine du magistère infaillible; — g) les censures doctrinales[322] dont l'Église frappe certaines propositions. L'Église est infaillible lorsqu'elle applique à une doctrine la note d'hérétique : cette proposition est de foi. Dans les censures suivantes : qu'une doctrine est proche de l'hérésie, erronée, l'Église est également infaillible, d'après l'opinion commune des théologiens. Si elle censure une doctrine comme téméraire, offensive des oreilles pies, improbable, il n'est pas certain que l'Église soit infaillible, mais elle a droit toujours à un religieux assentiment.


392. — 2° Mode d'exercice. — L'Église exerce son magistère infaillible de double manière : extraordinaire ou ordinaire.


A. MAGISTÈRE EXTRAORDINAIRE. — L'Église ne fait usage du magistère extraordinaire que dans de rares circonstances : — a) soit par le Pape seul parlant ex-cathedra (V. Nos 398 et 399) ; — b) soit par les Évêques, unis au Pape, et réunis dans des Conciles généraux (V. Nos 414 et suiv.).


B. MAGISTÈRE ORDINAIRE ET UNIVERSEL. — On appelle, magistère ordinaire et universel le mode d'enseignement donné par le Pape et les Evêques à tout moment et dans tous les pays (V. Nos 401 et 411). Lorsque Notre-Seigneur a dit à ses apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations », il n'a pas limité leurs pouvoirs à un temps et à un endroit donnés. Le Pape et les Évêques doivent donc exercer leurs fonctions de docteurs, non pas seulement à de rares intervalles et dans des circonstances solennelles, mais partout et toujours.


§ 2. — Le pouvoir de gouvernement.

393. — Le pouvoir de gouvernement implique un triple pouvoir : — a) le pouvoir législatif, c'est-à-dire le pouvoir, non seulement d'interpréter les lois naturelles, mais même d'imposer les devoirs en vue du bien commun, devoirs qui obligent en conscience les sujets de l'Église ; — b) le pouvoir judiciaire, c'est-à-dire le pouvoir de juger les actions et de porter des sentences ; — c) le pouvoir pénal ou coercitif, c'est-à-dire le pouvoir d'appliquer des sanctions proportionnées aux infractions,


Existence. — A. ADVERSAIRES. l’existence du pouvoir de gouvernement a été niée : — a) au xive siècle, par les Fraticelles, sectaires fanatiques appartenant à l'ordre des franciscains, qui, prétendant fonder une Eglise spirituelle et invisible, supérieure à l'Église visible, faisaient dépendre le pouvoir de gouvernement de la sainteté personnelle des ministres de l'Église ; — b) au xvie siècle, par Luther et les partisans de la Réforme qui, se fondant sur la théorie de la justification par la foi sans les œuvres, concluaient que l'homme justifié n'était pas tenu à l'observation des commandements de Dieu et de l'Église ; — c) au xviie siècle, par les jansénistes et les gallicans qui enseignaient que le pouvoir de J'Église n'allait pas au delà des choses spirituelles, les choses temporelles restant du ressort exclusif du pouvoir séculier.


B. PREUVES. L’existence du pouvoir de gouvernement nous est attestée : — a) par la Sainte Écriture. Elle découle des paroles par lesquelles Notre-Seigneur accorda à ses Apôtres le pouvoir de paître, c'est-à-dire de régir les fidèles, de lier ou de délier, de condamner ceux qui désobéissent à l'Église : « Celui qui vous écoute m'écoute, et celui qui vous méprise me méprise» (Luc, x, 16). « Celui qui n'écoute pas l'Église, qu'il soit considéré comme un païen et un publicain. » ( Mat., xviii, 17). — b) par la pratique de l'Église. — 1. Les Apôtres ont exercé ce triple pouvoir: — 1) le pouvoir législatif. Au concile de Jérusalem, ils enjoignent aux nouveaux convertis « de s'abstenir des viandes offertes aux idoles, du sang, de la chair étouffée et de l'impureté » (Act., xv, 29). Saint Paul loue les Corinthiens d'obéir à ses prescriptions (I Cor., xi, 2) ; — 2) le pouvoir judiciaire. Saint Paul voue à Satan « Hyménée et Alexandre afin de leur apprendre à ne point blasphémer » (I Tim., i, 20) ; il fait de même pour l'incestueux de Corinthe (I Cor., v, 1, 5) ; — 3) le pouvoir pénal. Saint Paul écrit aux Corinthiens : « C'est pourquoi je vous écris ces choses pendant que je suis loin de vous, afin de n'avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m'a donné pour édifier et non pour détruire» (II Cor., xiii, 10). Cette pratique des apôtres suppose manifestement qu'ils avaient reçu de Jésus-Christ le pouvoir de légiférer dans l'Église. — 2. Après les Apôtres, l'Église a, dans tous les temps, exercé le pouvoir de gouvernement. Que ce pouvoir se soit manifesté différemment avec les temps et les circonstances, ce n'est pas douteux ; mais il n'en est pas moins certain que, sous une forme ou sous une autre, l'Église a toujours revendiqué le droit de faire des lois disciplinaires et d'en exiger l'observation. Dans les premiers siècles, le pouvoir de gouvernement apparaît dans les nombreuses coutumes,— concernant l'administration des sacrements, et en particulier du baptême, de la pénitence et de l'eucharistie, — qui sont regardées comme pratiquement obligatoires, dans le rejet et la condamnation de pratiques contraires qui tendent à s'introduire à certains endroits : c'est ainsi que le pape Etienne, réprouvant la manière de faire des Églises d'Afrique, défendit de rebaptiser ceux qui avaient reçu le baptême des hérétiques. Puis, avec le temps, et grâce à l'influence que l'Église prit dans la société, la législation ecclésiastique se développa et s'étendit aux questions mixtes telles que le mariage et les biens ecclésiastiques. A partir du moyen âge, l'Église ne se contente plus de faire des lois et d'édicter des pénalités, spirituelles et même temporelles, elle en demande l'exécution à l'autorité séculière. Elle prend du reste si bien conscience de son pouvoir qu'elle n'hésite pas à enseigner, par la bouche de Grégoire VII (xie siècle), qu'en vertu de sa mission divine, elle a le droit de commander, non seulement aux individus, . mais même aux sociétés et à leurs chefs temporels, dans toutes les circonstances et dans la mesure où les intérêts spirituels dont elle a la garde le requièrent.

c) Le pouvoir de gouvernement découle en outre des définitions de l'Église. L'Église a défini, au concile de Trente, le dogme qui affirme son pouvoir législatif. De même les pouvoirs judiciaire et pénal ont été proclamés par le même concile, par plusieurs papes, tels que Jean XXII, Benoît XIV, Pie VI. Pie IX a condamné, dans le Syllabus, ceux qui prétendent que « l'Église n'a pas le droit d'employer la force et n'a aucun pouvoir temporel direct ou indirect» (Prop. XXIV). Léon XIII déclare, dans son Encyclique Immortale Dei, que « Jésus-Christ a donné à l'Église, dans la sphère des choses sacrées, le plein pouvoir de faire des lois, de prononcer des jugements et de porter des peines » ; — d) de la nature de l’Église. L'Église est une société parfaite (V. N° 419). En tant que telle, elle est autonome et doit jouir des droits propres à toute société parfaite, donc des trois pouvoirs, législatif, judiciaire et coercitif, qui sont des moyens, sinon nécessaires, au moins très utiles, pour atteindre sa fin.


394. — 2° Objet. — A. Pouvoir législatif, — II est permis de poser en principe général que l'Église, poursuivant une fin surnaturelle, a le pouvoir de légiférer sur tout ce qui touche à cette fin. Il s'ensuit que l'objet de son pouvoir législatif est double : — a) Du côté positif, il comprend le pouvoir de commander tout ce qui est capable d'assurer la fin poursuivie. L'Église peut donc établir des lois disciplinaires sur les sacrements, sur les objets du culte, sur les biens affectés à son usage exclusif. Ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué. Déjà, aux premiers siècles, malgré la violence des persécutions qui cherchaient à étouffer sa voix, elle proclame la sainteté et la stabilité du lien conjugal, la liberté des mariages entre esclaves et personnes libres, et bien d'autres principes qui étaient en complet désaccord avec la législation de l'époque. Et ainsi fera-t-elle à tous les moments de son histoire, avec ou contre ressentiment de l'autorité civile. — b) Du côté négatif, l'Église a reçu le pouvoir de défendre à ses sujets tout ce qui peut entraver leur fin surnaturelle. Et comme, en définitive, toutes les actions humaines ne doivent jamais être en opposition avec cette fin, le pouvoir gouvernemental de l'Église embrasse, d'une manière directe ou indirecte, tous les actes de la vie individuelle et de la vie sociale.

B. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir coercitif portent naturellement sur le même objet que le pouvoir législatif. Ils ont pour objet toutes les infractions aux lois ecclésiastiques.


395. — 3° Mode d'exercice. — Comme le mode d'exercice du pouvoir de gouvernement dépend de l'étendue de la juridiction de ceux qui l'exercent, cette question sera traitée plus loin quand nous parlerons des pouvoirs du Pape et des Évêques.


Art. III. — Les Pouvoirs du Pape.

396. — Nous avons démontré que Jésus-Christ avait constitué à la tête de son Église un chef suprême, saint Pierre, que l'Évêque de Rome, c'est-à-dire le Pape, était le successeur de saint Pierre dans la primauté (N° 325) et que, de ce fait, il avait la plénitude des pouvoirs conférés par Jésus -Christ à son Église. Il ne nous reste donc plus qu'à déterminer l'objet et le mode d'exercice de ses pouvoirs, doctrinal et de gouvernement.


§ 1. — Le pouvoir doctrinal du Pape. Son infaillibilité.

397. — 1° Objet. — Le Pape ayant la plénitude des pouvoirs dans l'Église, il est permis de poser en principe général que l’objet de son pouvoir doctrinal et de son infaillibilité est aussi étendu que celui de l'Église. Tout ce que nous avons dit plus haut (Nos 390 et 391) de l'objet direct et de l'objet indirect du pouvoir doctrinal de l'Église, s'applique donc au pouvoir doctrinal du Pape.


398. — 2° Mode d'exercice. — Le Pape exerce son pouvoir doctrinal de deux manières : — a) d'une manière extraordinaire et solennelle par des définitions ex-cathedra, et — b) d'une manière ordinaire.


A. Magistère extraordinaire. Le dogme de l'infaillibilité pontificale. — Nous avons déjà prouvé l'existence de l'infaillibilité pontificale, en nous plaçant au seul point de vue historique. Il convient de revenir sur le sujet, pour bien déterminer la manière dont il faut entendre le domine.


a) ADVERSAIRES. — 1. Avant la définition du dogme par le concile du Vatican (1870), l'infaillibilité pontificale avait pour adversaires: — 1) les protestants, pour qui la Sainte Écriture est la seule règle de foi infaillible ; — 2) les gallicans, qui mettaient les conciles généraux au-dessus du pape et qui ne regardaient les définitions pontificales comme irréformables que si elles étaient sanctionnées par le consentement de l'Église. Cette erreur, qui avait son origine dans le grand schisme d'Occident, fut soutenue, au xve siècle, par P. d'Ailly et GERSON, puis, au xviie siècle, par Richer, P. de Marca et surtout par Bossuet, qui condensa la doctrine gallicane dans les quatre articles de la fameuse Déclaration de 1682[323]. Le gallicanisme, qui était enseigné dans les écoles de théologie françaises et surtout en Sorbonne, fut adopté également en Allemagne, sous le nom de Joséphisme.

2. Après la définition du dogme, l'infaillibilité pontificale a été niée par une fraction minime de catholiques, et, en particulier, par un groupe de catholiques allemands, qui avaient à leur tête Dôllinger et Reines, et qui prirent la dénomination de Vieux-Catholiques. Naturellement, les Protestants rejettent tous le dogme, et, la plupart du temps, ne s'en font pas une notion exacte. Les uns confondent l'infaillibilité avec l’omniscience (Draper), ou avec l'inspiration (Littledale) ; d'autres la prennent pour une union hypostatique de l'Esprit Saint avec le Pape (Pusey).


399. — b) LE DOGME. OBJET ET CONDITIONS DE L'INFAILLIBILITÉ. — Le concile du Vatican a défini ainsi le dogme de l'infaillibilité pontificale : « Le Souverain Pontife, lorsqu'il parle ex-cathedra, c'est-à-dire, lorsque, remplissant la charge de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu'une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être crue par l'Église universelle, jouit pleinement, par l'assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût pourvu en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs. Par conséquent de telles définitions sont irréformables d'elles-mêmes, et non en vertu du consentement de l'Église. »[324]

Comme il résulte de ces paroles, l'infaillibilité pontificale a son objet bien délimité et requiert des conditions précises. Pour jouir de l'infaillibilité, il faut que le Parle ex-cathedra[325], ce qui implique quatre conditions. Il faut : —1. qu'il remplisse la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens. En tant que docteur privé, il n'est donc pas infaillible ; dans ses écrits comme dans ses sermons il peut se tromper[326]. Sans doute, l'infaillibilité lui est personnelle ; elle est bien attachée à sa personne et non au Siège apostolique, et elle ne peut être communiquée ou déléguée à aucun autre, mais elle n'est personnelle que dans la mesure où le Pape remplit la charge de docteur universel ; — 2. qu'il définisse, c'est-à-dire qu'il tranche, d'une manière définitive, une question jusque-là controversée ou non ; — 3. qu'il définisse la doctrine sur la foi ou les mœurs, c'est-à-dire les vérités révélées qu'il faut croire ou pratiquer, et les vérités connexes aux vérités révélées. En dehors de cet objet, par exemple, sur le terrain des sciences humaines, le pape est, comme tout homme, sujet à l'erreur. L'infaillibilité pontificale n'est donc pas un pouvoir arbitraire et ridicule contre lequel il y ait lieu de s'insurger ; — 4. qu'il définisse avec l'intention d'obliger toute l'Église : il va de soi, en effet, qu'une doctrine définie impose à toute l'Église l'obligation d'y adhérer. Mais comment reconnaître que le pape a eu l'intention d'obliger toute l'Église ? Les qualifications d'hérésie et d'anathème sont le signe ordinaire des définitions, mais il convient de remarquer qu'elles n'en sont pas la forme obligatoire ni par conséquent la seule forme. Il suffit que, de la teneur même du document, du langage employé, alors même que le document ne serait pas adressé à l'Église universelle[327], il résulte que le Souverain Pontife a entendu proposer à tous les fidèles un enseignement obligatoire concernant une question de la foi ou de la morale.



400. — REMARQUES. — 1) L'infaillibilité du pape a pour principe l’assistance que Notre-Seigneur a promise à saint Pierre et à ses successeurs (V. Nos 330 et suiv.), mais elle ne dispense pas du travail et de l'emploi des moyens humains pour connaître la vérité. Ces moyens sont les conciles et, d'une manière ordinaire, les conseils des cardinaux, des évêques et des théologiens. — 2) De l'infaillibilité du pape, il serait absurde de conclure à l'impeccabilité. Les deux choses sont sans rapport, et il est évident que le privilège de l'infaillibilité n'entraîne pas avec soi celui de la vertu : un pape peut donc être un grand pécheur, tout en gardant son infaillibilité. — 3) Les définitions pontificales sont irréformables par elles-mêmes, et non par le consentement de l'Église : l'infaillibilité pontificale est indépendante de l'acceptation des évêques. — 4) L'infaillibilité du pape, bien qu'elle n'ait été définie qu'en 1870, a toujours été reconnue dans l'Église (V. N° 337). Il faut donc la considérer, non comme une innovation doctrinale, mais comme une affirmation solennelle et explicite d'une vérité contenue dans l'Évangile et la Tradition.

On objecte que l'autorité du Pape, dans l'hypothèse de son infaillibilité, constitue un pouvoir absolument despotique et supprime toute liberté de penser. — Réponse. Faisons observer d'abord qu'il n'y a pas plus de despotisme dans l'autorité infaillible du Pape que dans celle de l'Écriture. Si les catholiques manquaient de liberté de penser parce qu'ils doivent obéir aux jugements irréformables du Pape, les protestants n'en auraient pas plus puisqu'ils sont liés par les textes de l'Écriture. Les définitions solennelles du Pape ne sont du reste pas autre chose que l'interprétation authentique des sources de la Révélation. Par ailleurs, c'est une notion fausse de la liberté de penser, que de la considérer comme la faculté d'embrasser l'erreur. Or obéir à un décret infaillible, c’est tout simplement adhérer librement à une vérité reconnue comme certaine.


401. — B. Magistère ordinaire. — Le Pape exerce son magistère ordinaire soit directement et par lui-même, soit indirectement par l'intermédiaire des Congrégations romaines.


a) DIRECTEMENT. — Le Pape peut proposer des vérités aux fidèles, même sans intention de les définir infailliblement. — 1. Ainsi le Pape fait connaître ses décisions dans ses Constitutions dogmatiques généralement publiées à la suite d'un autre document. — 2. Il expose ses vues : 1) dans ses Encycliques ou lettres circulaires adressées soit à tous les Évêques, soit à ceux d'une nation seulement ; — 2) dans ses Lettres apostoliques.: forme qu'il emploie, par exemple, pour annoncer un jubilé : — 3. dans ses Allocutions consistoriales prononcées devant les cardinaux ; et — 4, dans ses Brefs, lettres qu'il adresse à des particuliers. L'un des plus importants, parmi ces sortes de documents publiés depuis un siècle, a été, sans doute, en 1864, l'Encyclique Quanta cura suivie du Syllabus, ou recueil de quatre-vingts propositions contenant les principales erreurs de notre temps, et que Pie IX condamnait à nouveau.

Les enseignements pontificaux, quelle qu'en soit la forme, et alors même que le Pape n'en fait pas l'objet de définitions solennelles, ont toujours droit à notre assentiment intellectuel, tout au moins à titre provisoire. Nous disons à titre provisoire, car, au lieu que les dogmes sont des jugements irréformables qui entraînent avec soi une certitude absolue et définitive, les autres enseignements du Souverain Pontife, si respectables qu'ils soient, n'excluent pas la possibilité d'amendements ultérieurs.


402. — INDIRECTEMENT. — Le Pape exerce son magistère ordinaire indirectement parla Congrégation du Saint-Office dont nous parlerons plus loin (V. N° 406), quand il sera question des Congrégations romaines. Autorité des décrets portés par la Congrégation du Saint-Office. — L'autorité de ces décrets dépend de la manière dont ils sont promulgués. Le Pape peut en effet les approuver de deux façons, soit solennellement in forma speciali, soit d'une manière commune, in forma communi. — 1. Si l'approbation est donnée solennellement, c'est-à-dire quand le Pape promulgue le décret en son nom, et qu'il en devient ainsi l'auteur juridiquement responsable, le décret prend la valeur d'un acte pontifical, et peut être infaillible s'il réunit les conditions voulues (ex : les décrets de Pie V contre Baius et d'INNOCENT X contre Jansénius). Mais il arrive souvent que le Pape n'entend pas prononcer un jugement définitif, une définition ex-cathedra. Dans ce dernier cas, notre assentiment doit être, non absolument ferme comme dans l'acte de foi, mais sincère et intérieur, — 2. Si l'approbation est donnée in forma communi, c'est-à-dire, quand le Pape approuve le décret comme acte de la Congrégation, le décret est et reste un acte de la Congrégation : il n'est donc pas infaillible, puisque l'infaillibilité pontificale est incommunicable ; il a cependant une grande autorité et a droit, sinon à un assentiment absolu, du moine à une prudente adhésion. Celui qui aurait des raisons graves de croire que la décision. est erronée, n'aurait pas le droit de la combattre ni par paroles ni par écrits, mais il pourrait exposer respectueusement ses motifs de doute à la Sacrée Congrégation.


§ 2. — Le pouvoir de gouvernement du Pape.

403. — Objet. — Le Pape ayant le pouvoir suprême de juridiction, il peut : — a) faire des lois pour toute l'Église, les abroger s'il le juge bon, ou en dispenser ; il peut même dispenser des lois portées par les évoques ; — b) instituer les évêques ou déterminer le mode de les instituer ; il peut même les déposer pour des raisons graves et lorsqu'il y va du bien de l'Église ; ce qui arriva en 1801, lorsque Pie Vil enjoignit à tous les évêques français de démissionner ; — c) convoquer les conciles ; d) prononcer des sentences définitives. On ne peut donc, sur le terrain de la discipline, pas plus que sur les questions de dogme et de morale, en appeler du Pape à l'Église universelle, au concile œcuménique, ou bion du Pape que l'on prétendrait mal informé à un Pape mieux informé, comme le soutenaient autrefois les gallicans.


2° Mode d'exercice. — Comme le Pape ne peut exercer seul sa juridiction ordinaire et immédiate dans le monde entier, il se sert de légats ou nonces, et des cardinaux résidant à Rome. Nous n'insisterons pas ici sur les fonctions des légats et des nonces[328] ; d'un mot, on peut les appeler soit les représentants du Pape, soit ses ambassadeurs auprès d'un gouvernement étranger. Nous nous arrêterons un peu plus longuement sur le Sacre-Collège des cardinaux et sur le rôle qu'ils jouent, particulièrement dans les Consistoires et les Congrégations romaines.


404. — LE SACRÉ-COLLÈGE DES CARDINAUX. — 1. Origine. Pour comprendre la constitution du Sacré-Collège, quelques notions préliminaires sur l’origine des cardinaux sont nécessaires.

Primitivement, le mot cardinal (du lat. cardo, gond, point d'appui) désignait soit un évêque, soit un prêtre, soit un diacre, attaché de façon stable à une église ou à un titre ecclésiastique, qui devenait, de ce fait, son point d'appui, le centre de son activité. L'on peut donc reporter l'origine de l'institution cardinalice à la primitive Église et en voir les traces dans le presbytérium composé de prêtres et de diacres qui avaient pour mission d'aider l'évêque dans son ministère. Plus que tout autre, l'Évêque de Rome, en raison de sa lourde tâche, devait éprouver le besoin d'assistance. Aussi le voyons-nous, dès les premiers siècles, entouré d'un corps de diacres chargés du soin des pauvres et d'un corps de prêtres qui devaient remplir leur ministère, dans l'église même du pontife, ou dans d'autres églises paroissiales, qui prirent la dénomination de titres.

Le nom de cardinal, d'abord générique et indéterminé, fut par la suite réservé au clergé des églises cathédrales, puis peu à peu il devint un titre exclusif de l’Église romaine qui peut être considérée comme le cardo, le vrai point d'appui de l'unité de l'Eglise.


2. Nombre. — Le nombre des cardinaux a varié avec les époques. A la fin du xvie siècle, le pape Sixte-Quint fixa le nombre des cardinaux-diacres à 14, celui des cardinaux-prêtres à 50, et celui des cardinaux-évêques à 6 : trois classes par conséquent, non pas fondées, comme on pourrait le croire, sur le pouvoir d'ordre, mais sur le titre ecclésiastique assigné à chaque élu au moment de sa promotion. Depuis lors, le Sacré-Collège comprend donc, en droit, 70 membres, à la tête desquels se trouve un doyen ; mais ce nombre est rarement complet.

3. Rôle. — Le rôle des cardinaux consiste dans une double fonction: extraordinaire et ordinaire. — 1) Leur fonction extraordinaire est de se réunir en conclave[329] le plus tôt possible après la mort du Pape, et de lui élire un successeur. Ce droit leur a été attribué, à l'exclusion du clergé inférieur et du peuple, par un canon du troisième concile œcuménique de Latran (1179). — 2) Leur fonction ordinaire est d'aider le Souverain Pontife dans le gouvernement de l'Église. Ce concours habituel, ils le prêtent dans les consistoires et les congrégations.


405. — A.. CONSISTOIRES. — Les consistoires pontificaux sont les assemblées des cardinaux présents à Rome présidées par le pape. Ces réunions avaient lieu autrefois deux ou trois fois par semaine et traitaient presque toutes les affaires importantes ; elles sont devenues beaucoup plus rares et ne se tiennent plus qu'à des intervalles irréguliers. Les consistoires sont secrets ou publics : — 1. secrets, si les cardinaux seuls y sont admis. Il y est question de la création de nouveaux cardinaux[330], de la nomination des évêques et des différents dignitaires de la cour épiscopale, etc. ; — 2. publics, quand d'autres prélats et des représentants des princes séculiers peuvent y assister. Les consistoires publics ont pour objet particulier une canonisation (N° 391, n.), la réception d'un ambassadeur, le retour d'un légat a latere, ou autres affaires d'intérêt général.


406. — B. CONGRÉGATIONS ROMAINES. — Les affaires ecclésiastiques étant trop nombreuses pour être réglées toutes dans des consistoires, il a été établi des congrégations, des tribunaux et des offices particuliers, qui ont reçu la mission de traiter toutes les questions assignées à leur département propre.

La constitution Sapienti consilio de Pie X (29 juin 1908) ne maintient que onze congrégations proprement dites, outre les trois tribunaux de la Sacrée Pénitencerie, de la Rote, de la Signature apostolique, et les cinq offices ou secrétaireries. Depuis, le pape Benoît XV a supprimé la congrégation de l'index et a attribué son ministère à la congrégation du Saint-Office ; d'autre part, il a fondé une nouvelle congrégation, celle des Églises orientales, de sorte que le nombre des congrégations reste fixé à onze. Ces onze Congrégations sont :


1) La Congrégation du Saint-Office ou de l’Inquisition.— Le Saint-Office, la congrégation la plus ancienne et la plus importante par ses attributions, a pour but premier la conservation et la défense de la foi et de la discipline ecclésiastique. Mais l'on comprend aisément que « pour atteindre cette fin, il a fallu lui donner juridiction et compétence sur les délinquants. Son autorité eût été purement illusoire, s'il n'avait eu le pouvoir de réprimer les contempteurs de la foi et des saints canons. » D'où il suit que « secondairement, mais véritablement, le Saint-Office est un tribunal proprement dit, ayant un réel pouvoir judiciaire. Il peut, par voie d'inquisition, conformément à la procédure canonique usitée, juger et condamner les coupables. Bien plus, et ceci est particulier à cette congrégation et la différencie des autres, dans le for contentieux, le Saint-Office jouit d'un véritable pouvoir coercitif ; il peut employer des moyens coactifs »[331]. Étant donnée l'importance de cette congrégation, le Pape en est toujours le préfet. A ce tribunal rassortissent tous les crimes d'hérésie, de schisme, les graves délits contre les mœurs, tous les cas de sortilège, de magie, de spiritisme. Il a plein pouvoir pour apprécier les doctrines qu'il qualifie sous les titres d'erronée, d'hérétique, de proche de l'hérésie, de téméraire, etc. Il a le droit de juger et de condamner les livres et de les inscrire au catalogue de l'Index[332].

2. La Congrégation consistoriale. Présidée par le Pape, elle a pour mission de préparer ce qui doit être traité en consistoire. Elle s'occupe en outre de tout ce qui se rapporte au gouvernement de tous les diocèses (choix des évêques, création et administration des diocèses), à l'exception de ceux qui sont soumis à la congrégation de la Propagande.

3. La Congrégation de la discipline des Sacrements. — Cette congrégation, fondée par Pie X, a pour but de trancher toutes les questions disciplinaires relatives aux sacrements, sans s'occuper des questions de doctrine qui relèvent du Saint-Office.

4. La Congrégation du Concile. — Primitivement instituée (1564) pour faire exécuter et observer par toute l'Église les décrets du Concile de Trente, cette congrégation, depuis Pie X, a pour objet tout ce qui concerne la discipline générale du clergé séculier et des fidèles. Elle doit veiller à ce que les préceptes de l'Église : sanctification des fêtes, pratique du jeûne, de l'abstinence, etc., soient bien observés. Elle règle tout ce qui regarde les curés, les chanoines, les pieuses associations, les bénéfices ou offices ecclésiastiques. Elle s'occupe de tout ce qui concerne la célébration, la révision des conciles particuliers... les assemblées, réunions ou conférences épiscopales.

5. La Sacrée Congrégation des Religieux. — La compétence de cette congrégation est restreinte aux affaires qui concernent les religieux des deux sexes, à vœux solennels ou simples, aux communautés, aux groupes, qui ont la vie en commun à la façon des Religieux,

6. La Sacrée Congrégation de la Propagande. — Établie pour propager la foi parmi les infidèles, les hérétiques, toutes les sectes dissidentes, cette congrégation a juridiction sur tous les pays de missions, là où la hiérarchie catholique n'est pas encore complètement constituée. « Les religieux travaillant dans les missions relèvent de la Propagande en tant que missionnaires ; mais, comme religieux, soit individuellement, soit en corps, ils dépendent de la Congrégation des Religieux .»[333] La Propagande possède à Rome un séminaire, où l'on forme ceux qui se destinent aux missions.

7. La Sacrée Congrégation des Rites s'occupe des rites et cérémonies (messe, offices divins, sacrements) et en général de tout ce qui concerne le culte dans l'Église latine. Elle s'occupe aussi des Reliques ; à elle sont réservées les causes de béatification et de

canonisation.

8. La Congrégation cérémoniale s'occupe des cérémonies pontificales, de la réception des ambassadeurs, des questions de préséance et d'étiquette.

9. La Congrégation des Affairés ecclésiastiques extraordinaires s'occupe des affaires que lui soumet le Souverain Pontife par l'intermédiaire du Cardinal Secrétaire d'État[334] et principalement de celles qui regardent les lois civiles, les concordats conclus ou à conclure avec les divers gouvernements.

10. La Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités a la haute administration sur toutes les Universités et Facultés catholiques du monde entier. Elle veille à la pureté de la doctrine et travaille à promouvoir les études sacrées. Elle accorde aux Facultés le pouvoir de conférer les grades académiques.

11. La Sacrée Congrégation des Églises orientales. — Érigée en 1917, elle est présidée par le Pape, elle doit s'occuper des Églises d'Orient qui rentraient autrefois dans la Congrégation delà Propagande. (Can. 247-257).


407. — COMMISSION BIBLIQUE. — A côté des onze Congrégations qui précèdent, il faut citer la Commission biblique, instituée par Léon XIII' en 1902 (bref Vigilantiae) dans le but de promouvoir les études bibliques et de les protéger contre l'erreur et la témérité. Organe officiel d'un rang inférieur aux Congrégations, la Commission biblique avait également une autorité moins grande, mais Pie X, par son Motu proprio « Praestantia» du 18 novembre 1907, l'a mise sur le même rang que les congrégations romaines. La Commission biblique « ost formée, comme le déclare le décret pontifical, d'un certain nombre de cardinaux, illustres par leur doctrine et leur prudence ». Ils constituent seuls la Commission biblique proprement dite, et seuls, ils sont juges de toutes les questions d'Écriture Sainte, soumises à leur examen. Mais le Pape leur adjoint des consulteurs qu'il choisit « parmi les savants dans la science théologique des Livres Saints, hommes différents de nationalité et dissemblables par leurs méthodes et leurs opinions en fait d'études exégétiques », afin de « donner dans la Commission, accès aux opinions les plus diverses, pour qu'elles y soient, en toute liberté, proposées, développées et discutées » (Motu proprio). Les consulteurs rédigent, sur les questions soumises à la Commission, des rapports qui sont communiqués aux cardinaux, membres de la Commission, présentent leurs observations motivées, dans des séances spéciales. Mais les questions ne sont tranchées que par les Cardinaux, réunis en séance plénière. Leurs conclusions sont alors soumises au Souverain Pontife « pour être publiées après avoir reçu son approbation » donnée ordinairement dans la forme commune. Au point de vue juridique, les décisions de la Commission biblique ont exactement la même valeur que les décrets doctrinaux des Sacrées Congrégations approuvés par le Pape (Voir N° 402).


408. — Les tribunaux romains sont : — 1. la Sacrée Pénitencerie dont la juridiction s'étend exclusivement aux affaires de for interne[335], même non sacramentel : absolution des péchés réservés, solution des cas de conscience, dispenses de vœux, d'empêchements occultes de mariage, concession des indulgences ; — 2. la Rote, supprimée en 1870 et rétablie par Pie X, traite les causes contentieuses, civiles ou criminelles.


Elle « est ainsi constituée cour d'appel pour toutes les curies ecclésiastiques du monde entier... Toutefois la Rote juge en première instance toutes les affaires que le Souverain Pontife lui confie de son propre mouvement, ou sur la demande des parties... Rappelons-nous que tous les fidèles ont le droit absolu de demander à être jugés à Rome ; on peut toujours recouru au Souverain Pontife, qui est le Père commun de tous les chrétiens »[336] ; — 3. la Signature apostolique qui est la cour de cassation de la Rote et reçoit les recours en cassation de jugements attaqués pour vices de forme et les demandes en révision.


409. — Les Offices sont : — 1. la Chancellerie apostolique qui a pour office d'expédier, sur l'ordre de la Congrégation consistoriale ou du Pape, les lettres apostoliques, les bulles avec k sceau de plomb (sub plumbo) relatives à la provision des bénéfices et des offices consistoriaux, à l'institution des nouveaux diocèses, chapitres et à d'autres affaires majeures ; — 2. la Daterie apostolique qui expédie les lettres apostoliques pour la collation des bénéfices non consistoriaux réservés au Saint-Siège ; — 3. la Chambre apostolique à qui est attribuée l'administration des biens et droits temporels du Saint-Siège, principalement pendant la vacance du siège ; — 4. la Secrétairerie d'État qui comprend trois sections : la section des Affaires extraordinaires, la section des Affaires ordinaires et la secrétairerie des Brefs ; — 5. les secrétaireries des Brefs aux princes, et des Lettres latines, à qui incombe le soin d'écrire en latin les Actes du Souverain Pontife (can. 260-264).


Art. IV. — Les Pouvoirs des Évêques.

Les Évêques peuvent être considérés : — a) soit individuellement ; b) soit en corps et unis avec le Pape.


§ 1. — Pouvoirs des Évêques pris individuellement.

410. — Préliminaires. — Quelques remarques préliminaires sont nécessaires pour bien comprendre l'étendue des pouvoirs des Évêques, considérés individuellement. a) Bien que les Évêques soient appelés, et soient vraiment les successeurs des Apôtres, il ne faut pas oublier qu'ils n'en sont les successeurs que pris en corps. La juridiction de l'ensemble du collège épiscopal est donc égale à celle du collège apostolique, mais la juridiction de chaque évêque n'est pas égale à celle de chaque apôtre : celle-ci était universelle, celle-là au contraire est limitée. — b) Ce premier point établi et hors de discussion, la juridiction épiscopale procède-t-elle immédiatement de Dieu ou du Souverain Pontife? Les deux opinions ont été soute­nues[337]. Il importe peu, du reste, car elles aboutissent toutes deux, en fin de compte à la même conclusion. Tous les théologiens, en effet, admettent que le pouvoir épiscopal, même s'il est conféré immédiatement par Dieu, dépend, dans son exercice, du Souverain Pontife, lequel choisit ou approuve le sujet[338] et délimite la circonscription et l'étendue de sa juridiction. — c) Cependant, quoique dépendants du Pape, les évêques ne sont pas de simples délégués : ils jouissent d'une juridiction ordinaire et qui leur est propre,


411. — 1° Leur pouvoir doctrinal. — Comme les Evêques ont dans leur diocèse une juridiction ordinaire, ils jouissent, dans les limites des circonscriptions qui leur sont assignées, du même pouvoir que le Pape dans le monde entier, l'objet de leur pouvoir doctrinal est donc, toutes proportions gardées, le même que celui du Pape : il embrasse la Révélation tout entière et ce qui lui est connexe. Cependant, les Évêques ne jouissant pas individuellement du privilège de l'infaillibilité, il convient que, dans les controverses importantes sur les questions de foi, ils en réfèrent au Souverain Pontife. Ils doivent veiller à la propagation et à la défense de la religion : ce qu'ils font généralement par leurs lettres pastorales et leurs mandements. Ils ont le droit et le devoir de prohiber les mauvais livres, les mauvaises publications. Tous les livres qui traitent des questions de fois de morale, de culte et de discipline ecclésiastique doivent dès lors être contrôlés par eux et ne peuvent s'imprimer sans leur approbation, ou imprimatur.


412. — 2° Leur pouvoir de gouvernement. a) Au point de vue législatif, l'Évêque gouverne tous les fidèles de son diocèse au for interne et au for externe. Il peut donc porter des lois, préparées ou non en synode[339] diocésain, sur tout ce qui concerne la foi, le culte et la discipline : mais il doit toujours agir en dépendance du Souverain Pontife et de la loi commune de l'Église. — b) Au point de vue judiciaire, l'Evêque juge en première instance. Il exerce ce pouvoir par ce que l'on appelle l’Officialité diocésaine, tribunal présidé par un prêtre, appelé Officiai, qui, sauf des cas exceptionnels, doit être distinct du Vicaire général (Can. 1573 § 1). — c) Ait point de vue coercitif, l'Evêque peut frapper de peines canoniques et de Censures les délinquants, qui gardent toujours le droit d'en appeler au Métropolitain et au Pape.


§ 2. — Pouvoirs des Évêques pris en corps.

Le collège des Évêques, pris dans son ensemble et en union avec le pape, peut être considéré soit dispersé dans le monde, soit assemblé en concile œcuménique.


413. — 1° Les Évêques dispersés. — II n'est pas nécessaire que les Évêques se réunissent en concile général pour être infaillibles. Même dispersés, ils forment le corps enseignant de l'Église et ne jouissent pas moins de l'infaillibilité. Quand Jésus a promis à ses Apôtres d'être avec eux jusqu'à la fin des siècles, il n'a pas mis la condition qu'eux ou leurs successeurs devaient se réunir à un endroit quelconque pour obtenir son assistance. Du reste, le consentement unanime de l'Église a toujours été reconnu comme une des meilleures preuves de la vérité de la doctrine, et saint Vincent de Lérins a pu poser cette règle qu'il faut croire « ce qui a été cru partout, toujours et par tous ». Au surplus, que les choses doivent être ainsi, la raison nous le dit., ce n'est pas seulement dans des circonstances exceptionnelles, mais en tout temps, que l'épiscopat est chargé de renseignement ; donc, à tout moment, il doit avoir le privilège de l'infaillibilité. Aussi, avant le premier concile œcuménique qui n'a eu lieu qu'au début du IVe siècle (en 325 à Nicée) le magistère ordinaire du corps épiscopal avait déjà amené le dogme à un haut degré de développement. L'Église enseignait déjà d'une manière explicite les dogmes de la Trinité et de la divinité de Jésus-Christ, de la Rédemption, de la virginité et de la maternité divine de Marie, les éléments du dogme du péché originel ; elle avait presque fixé sa doctrine sur les principaux sacrements, entre autres, sur le baptême, sur la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie, à la fois sacrement et sacrifice, etc. Les conciles qui se tiendront à partir de cette date, ne feront le plus souvent que préciser les points encore discutés et donner une autorité plus ferme à la croyance déjà établie.

L'on pourrait ajouter que, dans les premiers siècles, bien des hérésies furent condamnées par les décisions dogmatiques d'un nombre restreint d'Évêques, dispersés dans le monde, ou simplement réunis en concile particulier : provincial ou national.


414. — 2. Les Évêques réunis en concile. — Le concile (lat. concilium assemblée) œcuménique (gr. oihoumenikos, universel) est l'assemblée solennelle des évêques de tout l'univers. Deux points nous intéressent ici, à savoir les conditions à l’œcuménicité d'un concile, et leur autorité.


A. CONDITIONS D'ŒCUMÉNICITÉ. — Pour qu'un concile soit œcuménique, il faut : — a) que tous les évêques du monde y aient été officiellement convoqués[340], mais il n'est pas nécessaire et il est matériellement impossible que tous y assistent. Il n'est même pas requis que le chiffre des présents l'emporte sur celui des absents, il suffit qu'il y en ait un assez grand nombre pour représenter moralement l'Église universelle. Dans le cas de doute sur l’œcuménicité d'un concile, il appartient à l'Église de trancher cette question de fait dogmatique (N° 391) ; — b) que le Pape prête son autorité au concile. D'où il suit : — 1. que tout concile œcuménique doit être convoqué [341] par le pape ou de son consentement ; — 2. présidé par lui ou par ses légats ; — 3. que les décrets du concile soient ratifiés par lui et promulgués par son ordre (Can. 227). Pour cette dernière raison, certains conciles (v. g. le 1er et le 2e de Constantinople) qui n'étaient pas œcuméniques, du fait de leur convocation et de leur célébration, le sont devenus par la ratification subséquente du Pape ; par contre, d'autres conciles, dits œcuméniques, ne le sont pas pour tous leurs décrets, l'approbation du pape ayant fait défaut, comme nous avons eu l'occasion de le constater à propos du 28e canon du concile de Chalcédoine que le pape saint Léon ne voulut pas ratifier (V. N° 370).


415. — B. AUTORITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. — Le concile œcuménique, où se trouvent réunis le pape et les évêques, c'est-à-dire la tête et le corps de l'Église enseignante, est l'autorité la plus haute et la plus solennelle qui puisse exister. Il jouit donc de l'infaillibilité dans les définitions de la doctrine sur la foi et les mœurs. Pour être valables, il n'est pas nécessaire que les décrets conciliaires soient votés à l'unanimité absolue. Ce serait là une condition presque irréalisable. Cette thèse, mise en avant au concile du Vatican par les adversaires de l'infaillibilité pontificale, ne repose sur rien, ni sur l'histoire, ni sur la tradition, ni sur les principes juridiques et rationnels. Il va de soi, en effet, que dans toute assemblée délibérante, dans les conciles par conséquent, les questions doivent être tranchées par la majorité. Il y a lieu cependant de faire une réserve pour les cas où le pape serait avec la minorité, vu que le pape seul a le droit de trancher souverainement les questions. Si la chose se présentait, le décret serait dénommé, avec plus de justesse, décision pontificale, que décision conciliaire.

Mais les décrets conciliaires ont-ils, dans toute leur teneur, la même autorité doctrinale? Il convient de distinguer, dans les décisions rendues par plusieurs conciles, notamment par les conciles de Trente et du Vatican, une double partie : une partie positive, représentée par les chapitres consacrés à l'exposition de la véritable doctrine, et une partie négative représentée par les canons où sont condamnées les erreurs contraires. Quelle est la valeur des uns et des autres? Aucun doute n'est possible pour ce qui concerne les canons. Comme ils portent l’anathème[342] contre quiconque contredit la vérité définie par les chapitres, de toute évidence ils constituent une définition infaillible et de foi catholique, qu'on ne peut rejeter sans tomber dans l'hérésie. Les chapitres doctrinaux contiennent, eux aussi, un enseignement infaillible, mais à côté de la substance de la définition, il y a des considérants et des arguments sur lesquels s'appuie la définition. Cette dernière partie n'est pas comprise dans l'objet de l'infaillibilité.


416.— Corollaires. — 1. De ce que le concile est la plus haute et la plus solennelle autorité dans l'Eglise, faut-il conclure qu'il soit au-dessus du Pape? La théorie de la supériorité du concile, dont l'origine doit être reportée au moment du grand schisme d'Occident, fut soutenue par Pierre d'Ailly, par Gerson (xve siècle) et par les gallicans du xvii» siècle ; elle trouva sa formule dans le deuxième article de la Déclaration de 1682 (V. N° 398, n.) et dans la troisième proposition du Synode de Pistoie. Combattue par la grande majorité des théologiens, repoussée par le Saint-Siège qui rejeta, en particulier, les articles de 1682 et les erreurs du Synode de Pistoie, elle fut définitivement condamnée par le concile du Vatican qui définit l'infaillibilité pontificale (V. N° 399). De cette définition il ressort : 1) que l'autorité du Pape seul est égale a l'autorité du concile, si l'on entend par là l'assemblée du collège épiscopal, y compris le pape, et — 2) qu'elle est supérieure à l'autorité du corps épiscopal, d'où serait retranché le pape, c'est-à-dire la tête de l'Église. L'on ne peut donc pas appeler du pape à un concile général, puisque les deux autorités sont égales.


417. — 2. UTILITÉ DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES. — II y a lieu de se demander à quoi peuvent servir les conciles œcuméniques du moment que l’ensemble des évêques dispersé, et uni avec le pape, ne présentent pas une garantie supérieure d’infaillibilité. Bien qu’ils ne soient pas nécessaires[343], les conciles œcuméniques n’en restent pas moins très utiles pour les raisons suivantes : — 1) Tout d'abord, l'avis des évêques peut aider beaucoup à la connaissance de la vérité. Il faut bien se rappeler en effet que l'infaillibilité ne se confond ni avec l'inspiration ni avec la révélation, et que, si elle est l'inerrance de droit, elle ne dispense nullement du travail et de l'étude. — 2) La sentence qui proclame la foi et condamne l'erreur aura d'autant plus de poids, et sera d'autant mieux acceptée des fidèles qu'elle aura été prononcée par l'ensemble du corps enseignant. — 3) Au point de vue disciplinaire, le pape portera des lois d'autant plus opportunes et plus efficaces que, par l'intermédiaire des évêques, il sera mieux au courant des erreurs et des abus qui se trouvent dans l'Église universelle.

A ces différents points de vue, les conciles sont d'une utilité indiscutable. Ils ne sont pas absolument nécessaires, comme les Jansénistes le prétendaient, mais il peut arriver qu'ils soient relativement et moralement nécessaires dans les cas où l'unité de l'Église serait mise en péril, par le fait du pape lui-même, qui deviendrait hérétique, en tant que docteur privé, ou pécheur scandaleux (V. N° 399, n. 3) et surtout dans le cas où 1 élection d'un pape serait douteuse, comme la chose s'est présentée lors du grand schisme d'Occident.


418. — 3. SÉRIE CHRONOLOGIQUE DES CONCILES ŒCUMÉNIQUES.


L'on compte généralement jusqu'à notre époque dix-neuf conciles[344]. Les voici dans leur ordre avec quelques indications sur leur objet.

Le premier Concile de Nicée, en 325, réuni par Constantin sous le pontificat de saint Sylvestre, il définit contre Arius la consubstantialité du Verbe, c'est-à-dire la divinité de Jésus-Christ, sanctionna solennellement les privilèges des trois sièges patriarcaux de Rome, d'Alexandrie et d'Antioche, et étendit à toute l'Église la coutume de l'Église romaine, quant à la date de la célébration de la fête de Pâques.

2. Le premier Concile de Constantinople, en 381, sous le pape Damase et l'empereur Théodose le Grand, définit contre Macédonius de Constantinople la divinité du Saint-Esprit. Ce concile qui n'était œcuménique ni par sa convocation ni par sa célébration, puisque le pape n'y avait été ni invité ni associé, n'acquit l'autorité et le rang de concile œcuménique que plus tard par la reconnaissance et l'adhésion de l'Église universelle.

3. Le Concile d'Éphèse, en 431, sous le pontificat de Célestin I et le règne de Théodose le Jeune, définit contre Nestorius l'unité de personne dans le Christ et la maternité divine de Marie.

4. Le Concile de Chalcédoine, en 451, sous saint Léon le Grand et l'empereur Marcien, condamna l'eutychianisme et définit la dualité de natures en Jésus-Christ. Le 28e canon de ce concile qui attribuait au patriarche de Constantinople la première place après celui de Rome, n'a jamais été confirmé par le pape.

5. Le deuxième de Constantinople, en 553, condamna, comme entachés de Nestorianisme, ce que l'on appela les Trois-Chapitres, c'est-à-dire Théodose de Mopsueste et ses ouvrages, les écrits de Théordoret de Cyr contre Saint Cyrille et le concile d’Ephèse, la lettre d’Ibas d’Edesse injurieuse pour le concile et saint Cyrille. Célébré sans la participation et malgré opposition du Pape Vigile, il n’est devenu œcuménique que par l'accession subséquente du Pontife.

6. Le troisième de Constantinople, en 680, condamna le monothélisme, ses défenseurs et ses fauteurs, entre autres, le pape Honorius coupable de négligence dans la répression de l'erreur. Convoqué sous Agathon, il ne fut confirmé que par son successeur Léon II qui approuva le décret conciliaire, en l'interprétant, quant à Honorius, dans le sens que nous avons indiqué au N° 339.

7. Le deuxième de Nicée, en 787, sous la régence de l'impératrice Irène et le pontificat d'Hadrien Ier, définit contre les iconoclastes la légitimité du culte des images, en faisant la distinction traditionnelle entre ce culte de vénération et celui d'adoration qui n'est dû qu'à Dieu.

8. Le quatrième de Constantinople, en 869-870, sous Hadrien II, prononça la déposition de l'usurpateur Photius.

9. Le premier Concile de Latran, en 1123, le premier des conciles œcuméniques d'Occident, sous le pape Calixte II, prit des mesures sévères contre la simonie et l'inconduite des clercs et approuva le concordat de Worms intervenu entre Calixte II et l'empereur Henri V, au sujet des investitures.

10. Le deuxième Concile de Latran, en 1139, sous Innocent II, édicté des mesures disciplinaires concernant le clergé.

11. Le troisième de Latran, en 1179, sous Alexandre III, condamne les Cathares et règle le mode d'élection des papes, en déclarant validement élu le candidat qui aura réuni les deux tiers des voix des cardinaux.

12. Le quatrième de Latran, en 1215, sous Innocent III. L'un des plus importants conciles, il condamne les Albigeois et les Vaudois; il fixe la législation ecclésiastique sur les empêchements de mariage, et impose à tous les fidèles l'obligation de la confession annuelle et de la communion pascale.

13. Le premier Concile de Lyon, en 1245, sous Innocent IV, régla la procédure des jugements ecclésiastiques et prononça la déposition de l'empereur Frédéric II.

14. Le deuxième de Lyon, convoqué en 1274. par Grégoire X, rétablit l'union avec les Grecs qui, outre la légitimité du Filioque, reconnurent la primauté du pape et la doctrine catholique de l'Église latine enseignant l'existence du Purgatoire.

15. Le Concile de Vienne, en 1311-1312, sous Clément V, décide la suppression de l'ordre des Templiers, et définit que l'âme raisonnable est la forme substantielle du corps humain.

16. Le Concile de Baie-Ferrare-Florence (1431-1442), convoqué par Eugène IV, eut pour objectifs principaux la réforme de l'Eglise et un nouvel essai de réconciliation des Églises latine et grecque.

17. Le cinquième Concile de Latran, convoqué par Jules II, en 1512, et continué par son successeur Léon X jusqu'en 1517, avait pour but primaire la réforme du clergé et des fidèles. Il publia quelques décrets concernant les nominations aux charges ecclésiastiques, le genre de vie des clercs et des laïques.

18. Le Concile de Trente, convoqué par Paul III et ouvert dans cette ville en 1545, transféré deux ans plus tard à Bologne, suspendu bientôt après, puis réinstallé à Trente par Jules III en 1551, interrompu à nouveau, puis repris et terminé sous Pie IV en 1563 a eu pour but de combattre les erreurs protestantes. Il est le plus célèbre par le nombre et l'importance de ses décrets dogmatiques et disciplinaires.

19. Le Concile du Vatican, convoqué par Pie IX, inauguré le 8 décembre 1869 et suspendu le 20 octobre 1870, n'a pu tenir que quatre sessions. Aucun souverain catholique n'a été autorisé à s'y faire représenter officiellement. Il a condamné, d'une part, dans sa Constitution Dei Filius, les erreurs contemporaines sur la foi et la révélation, et il a défini, d'autre part, dans la constitution Pastor aeternus les dogmes de la primauté et de l'infaillibilité personnelle de Pierre et de ses successeurs[345].


419. — Conclusion. — L'Église, société parfaite. — De l'étude que nous venons de faire sur sa constitution intime, il est permis de conclure que l'Église est une société parfaite. .

On entend par société parfaite toute société qui ne dépend d'aucune autre, tant dans la fin qu'elle poursuit que dans les moyens qui lui sont nécessaires pour atteindre cette fin. Au contraire, la société imparfaite est colle qui est subordonnée à une autre et qui n'a de pouvoirs que ceux que cette autre veut bien lui concéder. Ainsi, les Sociétés de chemins de fer, de mines, etc., sont des sociétés imparfaites, vu qu'elles sont subordonnés à l'État.

Que l'Église soit une société parfaite, cela découle de son origine et de sa nature : — a) de son origine. C'est de la volonté de Jésus-Christ, de la volonté de Dieu, par conséquent, que l'Église est née. Ne dépendant dans son existence d'aucune volonté humaine, il s'ensuit qu'elle ne peut être subordonnée a aucun pouvoir civil : elle est, de par son origine, une société autonome et indépendante ; — b) de sa nature. L'Église est une société d'ordre spirituel, puisque Jésus-Christ lui a donné la mission et les pouvoirs de conduire les hommes à leur fin surnaturelle. Mais, si elle est une société d'ordre spirituel, il est évident qu'elle ne peut recevoir d'aucune société d'ordre temporel les moyens dont elle a besoin pour sa fin surnaturelle ; ses pouvoirs ne peuvent dépendre de l'autorité civile comme s'ils eu étaient une dérivation ou une participation. II ne faut donc pas s'étonner que l'Église ait toujours revendiqué cette prérogative d'être une société parfaite et que maintes fois elle ait affirmé son indépendance du pouvoir civil, comme elle l'a fait, en particulier, en condamnant les propositions suivantes du Syllabus : « L'Église n'est pas une vraie et parfaite société pleinement libre et ne jouit pas de droits propres conférés par son divin fondateur ; c'est au pouvoir civil à définir ses droits et les limites dans lesquelles elle peut les exercer » (Prop., xix). « Le pouvoir ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et l'assentiment du gouvernement. » (Prop., xx). Les Pères du Concile du Vatican (1870) ont condamné de nouveau l'opinion selon laquelle le Saint-Siège ne pourrait exercer ses pouvoirs de gouvernement sans le placet du pouvoir civil (Const. I de l’Église du Christ, ch. 3).


BIBLIOGRAPHIE. — Du Dict. Vacant-Mangenot : Dublanchy, art. Église; Ortolan, art. Canonisation ; Quilliet, art. Censures doctrinales ; Ortolan, art. Conclave ; Forget, art. Congrégations romaines, art. Conciles. — Du Dict. d'Alès : Forget, art. Curie romaine (Cardinaux) ; Choupin, art. Curie romaine (Congrégations). — Tanquerey, Théologie dogmatique fondamentale. — Palmieri, De Romano Pontifice (Rome). — Choupin, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège (Beauchesne). — J. de Maistre, Du Pape. — Boudinhon, Primauté, Schisme et Juridiction, dans la Rey. Le Canoniste contemporain, fév. 1896. — Demeurant, L'Église, Constitution, Droit public (Beauchesne). — Dom Gréa, De l’Église et de sa divine constitution (Bonne Presse).


Chapitre II. — Constitution de l'Église (suite). Les Droits de l'Église. Relation de l'Église et de l'État.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


Société d'ordre spirituel, l'Église est, de par son origine et sa nature, une société parfaite : telle ost la conclusion à laquelle nous avons abouti dans le chapitre précédent (N° 419). Deux points restent à établir : 1° les droits de l'Église ; et 2° les relations de V Église et de l'État. Ce chapitre comprendra donc deux articles.


Art. 1. — Les Droits de l'Église.

420. — Société parfaite, l'Église est indépendante dans son existence et dans l'exercice de ses pouvoirs : de là découlent tous ses droits. Mais comment déterminer ces droits ? Il suffit, pour cela, de nous rappeler que tout pouvoir légitime entraîne comme conséquences des droits correspondants, et d'autre part, que l'Église a reçu de son divin fondateur la triple mission d'enseigner, de sanctifier et de gouverner. L'Église possède donc tous les droits qui sont en corrélation avec sa mission et avec son triple pouvoir doctoral, de ministère et de gouvernement.

Le pouvoir de ministère implique le droit d'administrer les sacrements. L'Église ayant reçu de Notre-Seigneur la mission et le pouvoir de sanctifier, l'État doit lui laisser toute liberté d'administrer les sacrements et d'exercer le culte selon les règles de sa liturgie. Comme ce droit ne lui est guère contesté, nous ne nous y arrêterons pas autrement. Nous nous bornerons donc à étudier, dans doux paragraphes, les droits de l'Église qui sont dérivés de ses deux pouvoirs d'enseigner et de gouverner.


§ 1. — Les droits de l'Église dérives de son pouvoir doctoral.

421. — Il est permis de poser en principe général que, en vertu du pouvoir doctoral qu'elle tient de Notre-Seigneur, l'Église a le droit d'enseigner partout la doctrine chrétienne. Jésus-Christ a dit, en effet, à ses Apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations. » Et comme cet ordre embrasse tout l'univers, il s'ensuit que l'Église a le droit de s'établir partout et que son magistère n'est limité ni dans le temps ni dans l'espace.

De la charge qui incombe à l'Église d'enseigner la doctrine du Christ découle un double droit et un double devoir : le premier, de caractère positif et direct qui est de donner elle-même l'enseignement religieux, — ce qui pose la question de l'École, — le second, négatif et indirect, qui est de proscrire les doctrines contraires à la sienne, ce qui nous ramène à la question de l'Index.


422. — Le droit d'enseigner. La question de l'École. — Remarquons, tout d'abord, qu'il n'est question ici que des enfants qui, du fait de leur baptême, font partie du corps de l'Église. Or, parmi eux, il convient de distinguer une double classe de sujets : les clercs et les laïques.


A. Relativement Aux Clercs, ou plutôt, à ceux qui se préparent à devenir les ministres de l'Évangile, il va de soi que l'Eglise a le droit de les recruter, de leur ouvrir des écoles spéciales (séminaires), où elle puisse entretenir les vocations, leur donner l'instruction et l'éducation appropriées aux fonctions auxquelles ils se destinent. C'est « aux Évêques seuls, dit Léon XIII, dans l'Encyclique Jampridem, que revient le droit et le devoir d'instruire et de former les jeunes gens que Dieu appelle pour en faire ses ministres et les dispensateurs de ses mystères. C'est de ceux à qui il a été dit : enseignez toutes les nations, que les hommes doivent recevoir la doctrine religieuse ; à combien plus forte .raison appartiendra-t-il aux Évêques de donner l'aliment de la saine doctrine, comment et par qui ils jugeront convenable, à ces ministres qui seront le sel de la terre et tiendront la place de Jésus-Christ parmi les hommes... Les chefs de gouvernement souffriraient-ils jamais que les jeunes gens placés dans les institutions militaires pour y apprendre l'art de la guerre, eussent d'autres maîtres que ceux qui excellent en cet art ? Ne choisit-on pas les plus habiles guerriers pour former les autres à la discipline des armes et à l'esprit militaire?... Voilà pourquoi, dans les concordats passés entre les Pontifes romains et les chefs des États, à différentes époques, le Siège apostolique veilla, d'une manière spéciale, au maintien des séminaires et réserva aux Évêques le droit de les régir, à l'exclusion de toute autre puissance. »

Chargée de la formation de ses ministres, l'Église a le droit d'obtenir du pouvoir civil qu'il ne les astreigne pas à des obligations incompatibles avec leur vocation, telles que le service militaire. Cette immunité[346], qui a été l'objet des attaques les plus passionnées, se légitime pourtant très bien au double point de vue du droit ecclésiastique et du droit naturel : — a) Au point de vue du droit ecclésiastique, la chose ne fait pas de doute. De nombreux canons de l'Église proclament ce droit et vont même plus loin puisqu'ils interdisent aux ecclésiastiques, sous peine de censure, le port des armes et l'effusion du sang humain ; — b) au point de vue du droit naturel, le bien-fondé de l'immunité est tout aussi incontestable. Si l'État a le devoir de lever une armée et d'exiger le service obligatoire, tant pour maintenir le bon ordre à l'intérieur que pour résister aux attaques de l'ennemi, il a un autre devoir non moins impérieux, qui est de pourvoir aux besoins religieux de la nation. Or cela suppose, d'une part, l'existence du clergé, puisque le clergé est indispensable pour enseigner la doctrine et pratiquer le culte, et d'autre part, l'exemption du service militaire pour la. bonne raison que celui-ci présente un gros obstacle au recrutement sacerdotal.

A cela l'on objecte, il est vrai, que la caserne est une meilleure école que le séminaire, pour faire l'apprentissage de la vertu, et qu'elle est un excellent moyen d'éprouver et de rejeter les vocations mal affermies. Sans nier ce qu'il peut y avoir de juste dans cette objection, il n'en est pas moins faux de prétendre qu'une vocation n'est solide qu'autant qu'on l'a exposée aux plus dangereuses épreuves.

L'on objecte encore, au nom du fameux principe de l’égalité que, si les clercs participent aux avantages de la vie sociale, il convient qu'ils prennent aussi leur part des charges communes. Le raisonnement paraît impeccable, mais il s'agit de savoir précisément si le clergé ne porte point sa part du fardeau commun. L'Église pense, au contraire, que ses prêtres rendent à la société, par leur ministère, des services plus grands que ceux qu'ils rendraient comme soldats. Sans doute, il faut des soldats contre les ennemis du dehors ; il n'en faut pas moins, mais d'une autre sorte, pour résister aux ennemis du dedans: pour lutter contre la propagation des idées fausses et subversives, contre l'impiété et la corruption des mœurs. Et pour se préparer à cette mission, les sacrifices du prêtre qui, à partir du séminaire, abdique sa liberté et renonce aux joies du monde et de la famille, dépassent certainement en grandeur ceux des soldats. Nous pouvons donc conclure que l'exemption du service militaire, longtemps reconnue à l'Église comme un droit, n'était nullement un privilège excessif dont il y ait lieu de s'étonner ou de se scandaliser.


423. — B. RELATIVEMENT AUX LAÏQUES. — A aucun point de vue, l'Église ne peut se désintéresser des écoles, même laïques.— 1. S'il s'agit en effet de l'instruction religieuse, c'est à elle qu'en incombe le soin, et personne ne peut lui en contester le droit. — 2. S'il s'agit de toute autre branche, sur le terrain de la littérature, de l'histoire et des sciences, elle a le droit et le devoir de veiller à ce qu'on n'enseigne rien qui soit en opposition avec sa doctrine, avec son dogme et sa morale. Dans le cas où les écoles sortiraient de leur neutralité légale et deviendraient hostiles, elle devrait élever la voix, rappeler aux parente le devoir

qui leur incombe, d'élever ou faire élever chrétiennement leurs enfants, et protester auprès des maîtres qui trahissent leur mission. Allons plus loin. L'Église, comme toute autre personne qui remplit les conditions voulues, doit jouir de la liberté d'ouvrir elle-même des écoles[347]: primaires, secondaires et supérieures (universités). A quel titre l'enseignement pourrait-il devenir le monopole de l'État? Est-ce que, de droit naturel, les enfants n'appartiennent pas aux parents d'abord, à la société ensuite? N'est-ce pas à ceux qui ont donné la vie du corps qu'il revient de former l'intelligence et de faire l'éducation de l'esprit? Mais s'il est vrai que l'instruction est une fonction des parents, et si, par ailleurs, ceux-ci ne peuvent que rarement remplir leur charge par eux-mêmes, il s'ensuit qu'ils ont le droit de se faire suppléer par des maîtres de leur choix. Là seulement, commencent les droits et les devoirs de l'État : c'est à lui de surveiller l'enseignement donné par la famille ou ses représentants, et de s'assurer s'il est conforme au bien commun, s'il ne porte aucune atteinte aux vérités religieuses, s'il est en harmonie avec les aspirations des parents, pourvu que ces dernières soient légitimes, s'il ne viole en rien les idées les plus sacrées et ne va pas contre les droits de Dieu et de la patrie.


424. — Le droit de censurer les livres. L'Index. — L'Église ne remplirait qu'imparfaitement son rôle de gardienne de la foi si elle ne pouvait condamner les mauvaises doctrines ; d'où son double droit : — 1° « d'interdire aux fidèles d'éditer des livres non soumis préalablement à sa censure et approuvés par elle, et — 2° de prohiber pour de justes raisons les livres déjà édités » (can. 1384, § 1).

Du second droit découle l'origine de l'Index. On appelle Index le catalogue des livres condamnés par le Saint-Office comme nuisibles à la foi ou aux bonnes mœurs, et dont la lecture et la détention sont défendues aux fidèles.

L'origine de l'Index, en tant que catalogue, remonte au xvie siècle. C'est seulement quand, par l'invention de l'imprimerie, les livres en général et les mauvais livres en particulier, se multiplièrent, que l'Église sentit le besoin de surveiller plus attentivement les productions littéraires. Nous trouvons la première ébauche de l'Index dans un catalogue de livres prohibés, dressé par les ordres de Paul IV en 1557 d'abord, puis en 1559 ; mais la véritable institution de l'Index date du concile de Trente et de Pie IV, qui promulgua un catalogue avec un ensemble de règles concernant la publication, la lecture et la détention des ouvrages répréhensibles (1564). Ces règles ont été plusieurs fois retouchées par différents papes, et, en dernier lieu, par Léon XIII, qui, dans sa Constitution apostolique Officiorum ac Munerum (fév. 1897), porta des Décrets généraux sur la prohibition et la censure des livres. Le Saint-Siège ne pouvant connaître tous les livres pernicieux qui sont édités dans le monde entier, Léon XIII

qui attaquent, à l'occasion, la religion ou les bonnes mœurs ; — 4. les livres des acatholiques qui traitent ex professo de la religion, à moins qu'il ne soit constaté qu'ils ne contiennent rien contre la religion catholique ; — 5. les livres ou brochures qui édicta un certain nombre de règles générales qui condamnent en bloc tous les mauvais livres, règles qui forment le canon 1399 du Code.

« Sont prohibés par le droit : — 1. les éditions du texte original... de la Sainte Ecriture, ainsi que les traductions faites ou éditées en n'importe quelle langue par les acatholiques ; — 2. les livres des écrivains qui soutiennent l'hérésie, le schisme ou cherchent à ébranler en quelque façon les fondements delà religion ; — 3. les livres qui attaquent la religion ou les bonnes mœurs ; — 4. les livres des acatholiques qui traitent ex professo de la religion, à moins à moins qu'il ne soit constaté qu'ils ne contiennent rien contre la religion catholique ; — 5. les livres ou brochures qui racontent des apparitions nouvelles, des révélations, des visions, des prophéties, ou qui cherchent à introduire des dévotions nouvelles, même sous prétexte qu'elles sont privées, s'ils ont été publiés, sans tenir compte des prescriptions canoniques ; — 6. les livres attaquant ou raillant quelque dogme catholique, soutenant des erreurs condamnées par le Saint-Siège, blâmant le culte catholique, cherchant à ruiner la discipline ecclésiastique, outrageant à l'occasion la hiérarchie ecclésiastique, l'état clérical ou religieux ; — 7. les livres enseignant ou recommandant une superstition quelle qu'elle soit, les sortilèges, la divination, la magie, l'évocation des esprits et autres choses du même genre ; — 8. les livres proclamant que le duel, le suicide ou le divorce sont licites ; les livres qui, traitant des sectes maçonniques ou autres semblables, prétendent qu'elles sont utiles et inoffensives pour l'Eglise et la société civile ; — 9. les livres traitant ex professo de choses lascives ou obscènes, les racontant, les enseignant ; — 10. les éditions de livres liturgiques approuvés jadis par l'Eglise mais qui, par suite de certains changements intervenus, ne concordent pas avec les éditions authentiques actuellement approuvées par le Saint-Siège ; — 11. les livres publiant des indulgences apocryphes, proscrites, ou révoquées ; — 12. les images, quel que soit leur mode d'impression, de Notre Seigneur Jésus-Christ, de la Bienheureuse Vierge Marie, des anges, des saints ou des autres serviteurs de Dieu qui ne cadrent pas avec le sentiment et les décrets de l'Eglise (Can. 1399).

A cette liste de livres condamnés d'une manière générale, il faut ajouter tous les livres désignés nommément au catalogue de l'Index. A ce sujet, il convient de remarquer que les rigueurs de l'Index ont été adoucies. Autrefois, des condamnations globales étaient portées contre toutes les productions d’un auteur dont les tendances étaient reconnues mauvaises. Ces prohibitions faites en haine de l’auteur, ont disparu de la récente édition de l'Index.

Usage. — Ceux-là seuls peuvent lire et garder les livres condamnés, qui en ont reçu régulièrement l'autorisation du Saint-Siège ou de ses représentants.

« Les libraires ne peuvent ni vendre, ni prêter, ni garder les livres qui traitent ex professo de choses obscènes ; quant aux autres livres condamnés, ils ne peuvent les vendre qu'avec l'autorisation du Saint-Siège, et seulement à ceux qu'ils croient prudemment avoir le droit légitime de les acheter (can. 1404).

«Les Ordinaires, et tous ceux qui ont le soin des âmes doivent opportunément avertir les fidèles du danger et du mal de la lecture des mauvais livres, surtout des livres condamnés. » (Can. 1405, § 2.)

« Quiconque lit sciemment, sans l'autorisation du Saint-Siège, des livres d'apostats ou d'hérétiques, soutenant[348] une hérésie, ainsi que les livres nommément condamnés, de n'importe quel auteur ; quiconque garde ces livres, les imprime ou s'en fait le défenseur, encourt ipso facto l'excommunication réservée spécialement au Souverain Pontife. » (Can. 2318.)

La valeur de l'Index découle de ce qui a été dit précédemment (N° 402) au sujet de l'autorité en général des décisions des congrégations, de celles du moins qui reçoivent l'approbation du pape dans la forme commune. N'étant pas des actes du Souverain Pontife, elles ne sont pas des décisions infaillibles ; mais elles exigent néanmoins de la part des fidèles plus qu'une soumission extérieure, plus que le respect du silence; elles ont droit à un assentiment prudemment et provisoirement terme.


425. —Objection. — Bien des critiques ont été élevées contre l'Index. Au nom des grands principes modernes : liberté de conscience, liberté d'opinions, liberté de parole et d'écrit, l'on attaque la législation de l'Église et le droit qu'elle revendique de défendre l'usagé de certains livres.


Réponse. — Le droit de l'Église de proscrire les livres dangereux, repose sur la Sainte Écriture, sur la tradition et sur la raison : — 1) Sainte Écriture. Comme nous l'avons vu (N° 310), l'Église a reçu de Jésus-Christ la mission d'enseigner la doctrine du Christ. De là dé ouïe pour elle le devoir, non seulement de prêcher la vraie doctrine, mais de s'opposer à tout ce qui pourrait entraver la conservation de la vérité intégrale: elle a donc plus que le droit, elle a le devoir de flétrir et de condamner les livres impies ou immoraux. — 2) Tradition. La pratique de l'Église, encore que, sous, sa forme actuelle, elle date seulement du XVIe siècle, remonte aux origines du christianisme. Saint Paul met son disciple Timothée en garde contre les discours profanes et vains qui font des ravages comme la gangrène (II Tim., II, 16, 17), recommandation qui doit s'entendre autant et plus encore des discours écrits. Il est dit, en outre, dans les Actes (xix, 19) que, à la suite de ses prédications à Éphèse, « beaucoup de ceux qui s'étaient adonnés aux superstitions dangereuses, apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tout le peuple ». Depuis les Apôtres, les Pères de l'Église, les conciles et les papes n'ont jamais cessé de stigmatiser les mauvais livres, ainsi que le rappelle Léon XIII dans sa constitution « Officiorum » : « L'histoire, dit il, atteste le soin et le zèle vigilant des Pontifes romains à empêcher la libre diffusion des ouvrages hérétiques, véritable calamité publique. L'antiquité chrétienne est pleine de ces exemples. Anastase 1er condamna rigoureusement les écrits dangereux d'Origène ; Innocent Ier ceux de Pelage, et Léon le Grand tous ceux des manichéens... De même, dans le cours des siècles, des sentences du Siège Apostolique ont frappé les livres funestes des monothélites, d'Abélard, de Marsile de Padoue, de Wicleff et de Huss. »[349] — 3) Raison. I1 est évident que la doctrine qui revendique, au nom de la liberté, le droit illimité pour tout individu, de soutenir sur toutes les questions l'opinion qu'il lui plaît, est une doctrine absurde, déraisonnable et anarchique. Ce serait en effet mettre sur le même pied le bien et le mal, le juste et l'injuste, le vrai et le faux, la vertu et le vice. Aucune société ne s'accommoderait de tels principes ; quelque loin que puisse aller son amour de la liberté, il y a cependant des limites qu'elle n'oserait dépasser. Pourquoi s'étonner alors que l'Église, qui est une société parfaite, qui a pour ses sujets la sollicitude d'une mère, prenne le plus grand soin à écarter le poison qui menace l'âme de ses enfants!


§ 2. — Les Droits de l'Église dérivés de son pouvoir de gouvernement.

426. — Parmi les principaux droits que l'Église détient de son pouvoir de gouvernement, il convient de citer :


1° Le droit d'organiser sa hiérarchie. — Qu'il s'agisse des ministres eux-mêmes ou des territoires à administrer, il est clair que l'Église a le droit de revendiquer une indépendance complète. Elle est libre de choisir ses ministres, comme elle l'entend, et de leur assigner les contrées à évangéliser. Elle peut, par conséquent, diviser le territoire en circonscriptions plus ou moins grandes, provinces, diocèses, paroisses, et, si elle le juge à propos, modifier les divisions anciennes et en former de nouvelles.

Que, dans le cours des siècles, l'Église ait varié dans le mode d'organiser sa hiérarchie, qu'il lui soit arrivé, par exemple, d'accorder au peuple ou aux chefs d'État le privilège d'intervenir et de désigner eux-mêmes le candidat, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Ce sont là autant de concessions que l'Église a faites en raison des avantages que par ailleurs elle en retirait. Il est bien certain, en effet, pour ne prendre qu'un exemple, que l'élection des ministres sacrés par le peuple, avait le double avantage de désigner, tout au moins d'une manière générale, le candidat le plus digne (vox populi vox Dei) et, en tout cas, celui qui devait être le mieux agréé. De toute façon, de telles concessions n'ont jamais rien retranché et ne retrancheraient rien, si elles étaient faites à nouveau, au droit imprescriptible que l'Église possède de nommer elle-même ses pasteurs et de leur donner l'institution canonique.


427. — 2° Le droit de fonder des Ordres religieux. — Deux côtés sont à considérer dans la fondation des Ordres religieux : le côté spirituel et le côté temporel. Le premier, qui consiste dans le choix d'un genre de vie le plus propre à l'observation des conseils évangéliques, rentre dans les droits de l'Église. Indubitablement, c'est à elle qu'il revient de régler la forme suivant laquelle il convient de pratiquer les conseils évangéliques. Le côté temporel, puisque aucune association terrestre, de quelque nature qu'elle soit, ne saurait s'en désintéresser, est du ressort du pouvoir civil, mais celui-ci a le devoir de traiter ces questions, d'accord avec l'Église.


428. — 3° Le droit de posséder[350]. — Quoique d'ordre spirituel, l'Église n'en reste pas moins une société d'hommes qui ne peuvent vivre ni pratiquer leur religion s'ils ne possèdent des biens temporels. L'Église, en effet, doit pourvoir à l'entretien de ses ministres et de ses temples ; elle doit subvenir aux frais du culte et assister les pauvres. Elle doit donc jouir de la capacité juridique d'acquérir des biens et de les administrer. Pourquoi ne pourrait-elle pas acquérir et posséder réellement les biens matériels qui lui sont nécessaires pour atteindre la fin qu'elle poursuit? Qui oserait prétendre que le fait d'être membre d'une association religieuse, dépouille un homme de ses droits naturels? Et si l'Église a le droit d'acquérir les biens temporels, pourquoi ne jouirait-elle pas du droit de les administrer librement, tout aussi bien que les autres personnes morales : départements, communes, hôpitaux, auxquels on ne conteste pas ce droit ?

L'on objecte contre le droit de propriété que, les biens de l'Église étant des biens de mainmorte, ils causent à l'État et à la société un préjudice très grave, car, du fait qu'ils sont rarement aliénés et jamais transmis, ils échappent aux droits de mutation. — L'objection ne vaut pas, attendu que l'État, d'un côté, peut toujours limiter l'étendue du droit d'acquisition, et de l'autre, qu'il sait remplacer les impôts de mutation par d'autres non moins lourds. C'est ainsi qu'en France les propriétés des religieux ont été frappées du « Droit d'accroissement», qui constitue un impôt d'exception dépassant plusieurs fois les impôts qu'ont à payer les sociétés anonymes, industrielles, commerciales, ou financières.


LE POUVOIR TEMPOREL DU PAPE. — Au droit de posséder se rattache la question du pouvoir temporel des Papes.


Le pouvoir temporel de la Papauté est une des questions sur lesquelles la doctrine de l'Église a été souvent et âprement discutée. Ses adversaires représentent le pouvoir temporel comme une usurpation, et comme le fruit de l'ambition des papes, fis le disent incompatible avec le pouvoir spirituel et en opposition avec les paroles de Jésus-Christ qui a proclamé que son royaume n'était pas de ce monde (Jean, xviii, 36). Et ils concluent que Pie IX, en censurant dans le Syllabus les adversaires du pouvoir temporel, a commis un véritable abus de pouvoir. Ces attaques sont injustifiées. Assurément, la souveraineté temporelle du Pape n'est pas un dogme. Elle n'est pas d'institution divine, et l'on ne saurait prétendre davantage qu'elle soit d'une nécessité absolue, vu qu'elle n'a pas toujours existé et qu'elle n'existe plus. Mais c'est à tort qu'on l'accuse d'être illégitime et de ne servir à rien, bien plus, d'être nuisible et de faire tort à la puissance spirituelle. — 1. Loin d'être illégitime, le pouvoir temporel des Papes s'appuie sur les titres les plus authentiques. Ce sont les peuples eux-mêmes qui ont investi les Papes de leur souveraineté temporelle. Certains auteurs ont mis l'origine du pouvoir temporel dans une donation de Constantin, lorsque cet empereur, devenu chrétien, abandonna Rome au Pape et alla fonder Constantinople. Cette opinion n'a plus guère de créance ; ce qui est plus vrai, c'est que, à partir de ce moment, les empereurs furent inférieurs à leur tâche. Au moment où les barbares envahissent l'Italie .et la mettent à sac et à sang, ils ne sont pas là pour défendre leurs peuples. Seule, une majesté se dresse devant le flot barbare, et l'Italie, que les empereurs de Byzance ne peuvent secourir, se tourne d'instinct vers les Papes comme vers ses protecteurs-nés. « Le malheur des temps, dit le protestant Gibbon, augmenta peu à peu le pouvoir temporel des Papes. » Ce sont les peuples qui les ont forcés à régner. Lorsque Pépin le Bref et Charlemagne cédèrent à la Papauté les premiers éléments du Patrimoine de saint Pierre, ils ne firent en somme que sanctionner par un acte solennel la souveraineté que les peuples avaient reconnue depuis longtemps aux Papes[351]. — 2. Reposant sur les titres les plus légitimes, le pouvoir temporel n'est nullement incompatible avec le pouvoir spirituel. Il lui est, au contraire, de la plus grande utilité, car il en est la meilleure garantie. N'est-il pas évident, en effet, que, si le Pape ne possède pas un territoire où il soit le souverain temporel, s'il est soumis à la juridiction d'une autre puissance, il y a toujours à craindre qu'il ne soit plus libre dans l'administration du monde catholique, que ses décisions soient influencées par une force extérieure et supérieure à lui, et que, de la sorte, les intérêts de l'Église paraissent s'inféoder aux intérêts du peuple dont le Pape est le sujet ? Sans doute, la loi du 13 mai 1871, dite loi des garanties, promulguée par le gouvernement italien, a déclaré le pape sacré et inviolable, lui a reconnu le droit aux honneurs de souverain, et a soustrait les palais qui lui sont réservés à la juridiction italienne (privilège de l’extraterritorialité), mais il est clair que de telles garanties sont bien précaires et aléatoires : concédées aujourd'hui, elles peuvent être retirées demain, au gré des caprices et du sectarisme d'un autre gouvernement. Pour ces raisons, il convient que le Pape soit indépendant et maître chez lui, et que lui soit restituée la souveraineté temporelle qui lui était échue si providentiellement et dont il a été injustement dépouillé[352]


429. — 4° Le droit de légiférer. — Du pouvoir législatif de l'Église découle le droit de faire des lois, touchant la doctrine, la discipline et le culte, qui s'étendent à l'Église universelle. Or le droit de faire des lois implique à son tour celui de les promulguer, et conséquemment, le droit pour le Pontife romain de communiquer librement avec tous ses sujets. Ce droit, combattu jadis par les légistes et les gallicans en France, par les Joséphistes ou partisans de Joseph II, en Allemagne (xviiie siècle), qui prétendaient que les lois ecclésiastiques ne pouvaient être promulguées sans l'agrément de l'État, — placet, exequatur, — a toujours été revendiqué par l'Église, et particulièrement par Pie IX, qui condamna l'opinion contraire contenue dans les propositions suivantes du Syllabus : « La puissance ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et l'assentiment du gouvernement civil» (Prop. XX). « La puissance civile a non seulement le droit qu'on appelle d'exequatur ; mais encore le droit qu'on nomme d'appel comme d'abus[353] » (Prop. XLI).


430. — 5° Le Droit de répression. — Puisque le pouvoir de gouvernement implique, non seulement le pouvoir législatif, mais encore les pouvoirs, judiciaire et coercitif, il s'ensuit que l'Église a le droit de juger et de punir les infractions à ses lois, dans le but de faire respecter ses institutions par ceux qui les ont librement acceptées.

En vertu de ce droit, naturel et divin, totalement indépendant de toute autorité humaine, l'Église peut frapper les délinquants qui sont soumis à son autorité, de peines soit spirituelles, soit même temporelles (Can. 2214).


A. PEINES SPIRITUELLES. — Les principales peines spirituelles sont les censures. « La censure est une peine spirituelle et médicinale, relevant du for extérieur, par laquelle l'Église prive un homme baptisé, pécheur et contumace de certains biens spirituels ou annexés aux spirituels, jusqu'à ce qu'il vienne à résipiscence et soit absous » (can. 2241, § 1). Si l'on considère les biens dont elles privent, il faut distinguer trois sortes de censures : l'excommunication, la suspense et l'interdit.

a) l'excommunication est une censure qui retranche celui qui en est frappé de la communion des fidèles (can. 2257, §1). Il y a deux classes d'excommuniés : les excommuniés dénoncés ou à éviter (vitandi) et les excommuniés tolérés, selon qu'ils ont été, ou non, nommément excommuniés. Tout excommunié est privé du droit d'assister aux offices divins, sauf à la prédication (Can. 2259), du droit de recevoir les sacrements (Can. 2260). Il ne peut administrer licitement les sacrements, sauf dans le péril de mort (Can. 2261). Il ne participe plus aux indulgences, suffrages, prières publiques de l'Église (Can. 2262), et ne peut plus être pourvu des bénéfices et des charges ecclésiastiques (Can. 2263). L'excommunié dénoncé est privé de la sépulture ecclésiastique (Can. 2260). [354] Comme toute peine, l'excommunication est dite latae sententiae (sentence portée d'avance) ou ferendae sententiae (sentence à porter) selon qu'elle est encourue par le fait même (ipso facto) qu'on a commis une faute déterminée car les canons, ou qu'elle a seulement son effet après la sentence rendue contre le coupable. — b) La suspense est une censure qui enlève au clerc ou au prêtre l'usage delà totalité ou d'une partie de ses pouvoirs : elle le prive, soit des fonctions de son pouvoir d'ordre (suspense a divinis) soit de son office, c'est-à-dire de ses pouvoirs de juridiction (suspense a jurisdiclione), soit de son bénéfice, c'est-à-dire des revenus attachés à son titre. Si la suspense est totale, elle le prive des trois à la fois. Le prêtre suspens a divinis ne peut plus exercer licitement les fonctions qui relèvent de son pouvoir d'ordre (v. g. dire la messe, administrer les sacrements). Le prêtre suspens a iurisdictione ne peut plus exercer ni validement ni licitement aucun acte de juridiction il n'administre donc plus validement le sacrement de Pénitence qui requiert le pouvoir de juridiction pour être valide. Mais le clerc suspens peut, comme tous les fidèles participer à l'usage passif, ou réception, des sacrements. — c) l'interdit « prive de l'usage de certaines choses saintes, comme, par exemple, de quelques sacrements de quelques offices publics, de quelques cérémonies solennelles, de la sépulture ecclésiastique, etc.»[355] (voir can. 2268 et suiv.) On distingue: 1. l’interdit personnel qui frappe clercs ou laïcs; 2. l’interdit local, s’il est prononcé contre un lieu: église, cimetière, ville, paroisse; 3. l’interdit particulier qui n’atteint qu’un personne ou un lieu; 4. l’interdit général qui frappe toute une contrée[356], le clergé de tout un Etat, tous les membres d'un chapitre, d'une congrégation, etc.


Nota. — 1) Comme on peut le voir, la suspense diffère des deux autres censures en ce qu'elle n'atteint que les clercs, et l'interdit diffère à son tour de l'excommunication et de la suspense en ce qu'elle est une peine qui frappe aussi bien les lieux que les personnes. — 2) Une censure n'est légitime qu'autant qu'elle est infligée pour une faute mortelle, extérieure, consommée et si, outre ces conditions il y a contumace, c'est-à-dire s'il y a, de la part du coupable, refus obstiné d'obéir à une loi dûment promulguée et connue. — 3) Aucune censure ne frappe ceux qui ignorent


431. — B. PEINES TEMPORELLES. — Les peines spirituelles ne choquent pas les adversaires de l'Église, mais il n'en va pas de même des peines corporelles. L'Église, objectent-ils, est une société spirituelle qui doit gouverner les âmes par des actes libres, par la persuasion et non par la force. Elle n'a donc pas le droit d'infliger des peines corporelles.

Il est vrai que l'Église, par rapport à la fin qu'elle poursuit, est une société spirituelle. Mais, toute spirituelle qu'elle est, ce n'en est pas moins une société composée d'hommes, par conséquent, d'éléments visibles comme toutes les autres sociétés. Comme celles-ci, elle a donc le droit de se protéger contre ceux qui mettent son existence en péril. Et si les peines spirituelles ne suffisent pas, pourquoi ne pourrait-elle pas, par des moyens corporels, empêcher ses enfants dévoyés et rebelles, de nuire aux autres, les ramener eux-mêmes dans la voie du devoir et, s'il le faut, sacrifier le corps pour sauver l'âme?

Ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué, et, tout récemment encore, Pie IX ne craignait pas de condamner l'opinion contraire ainsi formulée dans la proposition XXIV du Syllabus : « L'Église n'a pas le droit d'employer la force ; elle n'a aucun pouvoir temporel direct ou indirect. » Mais si l'Église s'est reconnu dans le passé, et se reconnaît encore le droit d'appliquer des peines corporelles, elle est la première à estimer que ce qui a pu convenir à une époque où la société était chrétienne, où les principes de la religion pénétraient si profondément les institutions politiques, ne s'accommoderait plus aux besoins du moment. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que l'Église, au moyen âge, recourut au bras séculier pour punir les crimes, comme ceux d'hérésie, qui semblent être du domaine exclusif des idées pures, mais qui, en fait, troublaient la sécurité de l'État chrétien, et devenaient alors de véritables crimes sociaux et politiques. Il est d'ailleurs contraire aux lois élémentaires de la critique historique de juger les mœurs du passé par celles du présent, les idées anciennes par les idées modernes.


432. — Corollaire.Le privilège du for ecclésiastique. En dehors des droits que nous venons d'énumérer, l'Eglise a joui autrefois d'un certain nombre d'immunités, entre autres, du privilège, dit du for ecclésiastique. Ce privilège avait pour effet de soustraire la personne des clercs à la juridiction du pouvoir civil, en sorte qu'ils étaient jugés, non par les laïques, mais par les tribunaux ecclésiastiques. Que faut-il penser de cette immunité? Faut-il dire avec certains que c'était là un privilège injuste, et que toute infraction aux lois de l'État, quel qu'en soit l'auteur, doit être réprimée par le pouvoir, duquel elles émanent? On pourrait le croire au premier abord, mais si l'on prend soin de se placer dans l'hypothèse d'une société chrétienne, l'on conviendra aisément qu'il est naturel que les clercs qui sont spécialement soumis au pouvoir de l'Église, soient jugés par les tribunaux ecclésiastiques. Le prêtre ne remplira efficacement sa mission que dans la mesure où il jouira de la considération et du respect. Or toute comparution devant les tribunaux est cause de scandale, et doit enlever, non seulement à l'accusé, mais à tous les prêtres, l'autorité dont ils ont besoin pour prêcher la morale et exercer leur ministère. Aussi, bien que le Saint-Siège ait renoncé à cette immunité dans presque tous les pays catholiques, Pie IX n'en a pas moins proclamé hautement le droit de l'Église par la condamnation de la proposition XXXI du Syllabus : « Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au civil soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le Siège Apostolique et sans tenir compte de ses réclamations.»


Art. II. — Relations de l'Église et de l'État.

433. — Bien que société parfaite, l'Église est appelée à vivre dans l'État. Voilà, par le fait, deux sociétés autonomes, indépendantes, placées, sinon en face, du moins à côté l'une de l'autre. Quelles seront donc leurs relations? II y a deux façons de les déterminer. Ou bien l'on considère l'Église seule, dans sa divine constitution, — avec ses pouvoirs et ses droits, — sans tenir compte des situations diverses dans lesquelles elle peut se trouver» Ou bien on la considère d'une manière concrète et dans les circonstances de fait auxquelles forcément elle doit s'adapter. En d'autres termes, il y a lieu de distinguer entre les principes et leur application, entre la théorie et la pratique, ou, pour employer les termes courants, entre la thèse et l'hypothèse. Toutefois, si l'on prend soin de remarquer que les principes peuvent s'appliquer dans le cas d'un État catholique, la thèse se confond alors avec l'hypothèse. D'où il suit que nous pouvons établir les relations de l'Église et de l'État en restant toujours dans le domaine des réalités. Ainsi ferons-nous dans les deux paragraphes suivants où nous étudierons les rapports des deux sociétés : 1° dans le cas d'un État catholique ; et 2° dans le cas d'un État acatholique.


§ 1. — Relations de l'Église et de l'État dans le cas d'un État catholique.

434. — Envisagées à un point de vue général, les relations de l'Église et de l'État comportent trois solutions possibles. Il peut y avoir, ou bien domination d'un pouvoir par l'autre, ou bien séparation complète, ou accord mutuel.


1° Erreurs. — Les deux premiers systèmes s'opposent à la doctrine catholique que nous exposerons plus loin.


A. La thèse de la DOMINATION D'UN POUVOIR PAR L’AUTRE peut être entendue dans un double sens, selon que l'on enseigne la subordination complète de l'Etat à l'Église ou de l'Église à l'État. — a) La première opinion, qui n'a eu que de rares partisans, parmi les théologiens et les canonistes, ne doit pas retenir notre attention. — b) La seconde opinion, qui veut que l'Église soit subordonnée à l'État, a été professée autrefois par les légistes césariens, et, à l'époque moderne, par les libéraux de la Révolution. Partant d'un principe opposé, — puisque les partisans du césarisme considéraient les empereurs et les rois comme des maîtres absolus, en qui résidait l'autorité suprême, tandis que les libéraux révolutionnaires regardaient le peuple comme le seul souverain et l'unique source du pouvoir, — les uns comme les autres aboutissaient au même résultat, et confisquaient tous les droits au profit1 d'un pouvoir unique, de la personnalité de l'État, quel qu'en fût le nom : empereur, roi, peuple, monarchie ou démocratie. Dans un tel système, la religion peut être sans doute conservée pour les services que l'État espère en retirer, mais il n'y a plus de place pour une Église indépendante et libre. Il ne faut plus parler des droits de l'Eglise ; celle-ci ne saurait en avoir d'autres que ceux qui lui sont octroyés par le bon vouloir du prince-État. Au césarisme et au libéralisme absolu se rattachent le gallicanisme et le joséphisme[357], qui, tout en reconnaissant que l'Église est indépendante et souveraine dans les choses purement spirituelles, attribuent à l'Etat une autorité prépondérante dans les questions mixtes : v. g. le droit d'empêcher la publication de bulles, encycliques, mandements, etc., sans son consentement préalable.


435. — B. La thèse de la SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT est l'erreur du libéralisme modéré. Partant de ce principe que l'Église et l'État sont deux rées, s'ignorant réciproquement.


Le libéralisme modéré, avec des nuances diverses, a été la grande erreur du siècle dernier. Nous le voyons naître, avec Lamennais, quelque peu après la Révolution de 1830. En face d'une société totalement transformée, et désormais acquise à ce qu'on appelle les libertés modernes, les libéraux catholiques rêvèrent de réconcilier l'Église et la société nouvelle en se plaçant sur le seul terrain de la liberté. N'hésitant pas à faire le sacrifice des droits et immunités de l'Église, ils se contentèrent de réclamer pour elle comme pour tout autre culte, la seule liberté, estimant que la religion doit être propagée par la persuasion, et non par la coaction, et que la vérité n'a pas besoin de protection pour triompher de l'erreur.


436. — 2° La Doctrine catholique — La doctrine catholique comprend deux points : les principes et 1 application des principes.


A. Les Principes. — 1. L'Église et l'État sont tous les deux des pouvoirs distincts, indépendants, chacun dans son domaine. « Dieu, dit LÉON XIII dans son Encyclique Immortale Dei, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances, la puissance ecclésiastique et la puissance civile : celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine, chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées, et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial ». Il n'est donc pas vrai de prétendre, avec le césarisme et le libéralisme absolu, que l'État est le pouvoir souverain d'où découlent tous les droits, ceux de l'Église aussi bien que ceux des autres sociétés. Sans doute, l'Église est dans l'État, mais elle y est, comme société parfaite, et non comme une partie qui doit être subordonnée au tout. Chaque puissance est souveraine dans sa sphère, et cette sphère est tracée par la nature et la fin des deux sociétés. A l'Église donc les affaires spirituelles, c'est-à-dire tout ce qui se rapporte au salut des âmes : prédication de l'Évangile, administration des sacrements, célébration du culte divin, jugement sur la moralité des actes humains, etc. A l'État, les affaires temporelles, c'est-à-dire tout ce qui concerne les intérêts matériels de ses sujets et ce qui est requis pour le bien et la protection de la société, comme le pouvoir de déterminer les droits politiques des citoyens, les effets civils des contrats, d'établir des impôts, de lever des armées, de promouvoir les sciences et les arts, de punir les transgresseurs des lois civiles, etc.


Les deux puissances étant souveraines, chacune dans leur sphère, il s'ensuit que l'une est subordonnée à l'autre pour tout ce qui n'est pas de son ressort. Donc l'Église est dépendante et subordonnée à l'État dans les questions temporelles ; elle est indépendante et souveraine dans les questions spirituelles, et c'est du reste la condition de son existence. Car si l'Église était assujettie au pouvoir civil sur le terrain religieux, elle serait fractionnée en autant de parties qu'il y aurait d'États ; elle ne serait plus ni une, ni universelle, ni indéfectible : en un mot elle ne serait plus l'Église catholique.

2. Bien qu'ils soient deux pouvoirs distincts et indépendants, l'Église et l'État ne doivent pas vivre séparés mais s'unir dans un mutuel accord. Et de cette union, Léon XIII donne les raisons dans son Encyclique Immortale Dei ; « Leur autorité, dit-il en parlant des deux pouvoirs, s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même chose, quoique à des titres différents, ressortisse à la juridiction de l'une et l'autre puissance. Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui dans l'homme constitue l'union de l'âme et du corps. »

Ainsi, d'après la doctrine catholique, si l'Église et l'État ont des domaines distincts, ils ont aussi des frontière? communes. Et comment en serait-il autrement, alors que les deux sociétés détiennent leurs pouvoirs de Dieu et s'adressent aux. mêmes sujets? I1 est vrai que leurs fins sont différentes, mais celles-ci ne doivent jamais s'opposer entre elles, plus que cela, la fin temporelle, que poursuit l'État, manquerait son but si, en définitive, il n'était pas tenu compte de la fin éternelle et de la destinée future. Il peut donc arriver que les mêmes objets (v. g. les écoles, le mariage, à la fois contrat civil et religieux), et quoique à des titres différents, ressortissent à la juridiction de l'une et de l'autre puissance», comme dit Léon XIII. Il peut arriver encore que certaines choses, temporelles de leur nature, rentrent dans l'ordre spirituel par leur destination et tombent de ce fait sous la juridiction de l'Église. Tel est le cas des lieux et des objets sacrés : églises, mobilier, servant au culte, biens destinés à l'entretien des ministres, etc. Sur ces différents points qui forment ce qu'on appelle les questions mixtes, on ne saurait contester la juridiction de l'Église. Il est même permis d'aller plus loin et de dire que, à un certain point de vue, l'Église a un pouvoir indirect sur toutes les choses temporelles, non pas en tant qu'elles sont temporelles, mais parce qu'elles doivent toujours être des moyens d'atteindre la fin surnaturelle. C'est en vertu de ce pouvoir que les Papes du moyen âge se sont parfois élevés contre les princes qui abusaient de leur puissance, qu'ils sont allés jusqu'à les déposer comme indignes de la souveraineté et ont délié leurs peuples du serment de fidélité.

Il suit de là que, en principe, s'il surgit des conflits, l'État doit céder, puisque son pouvoir est inférieur à celui de l'Église par sa nature et sa fin. En pratique, il convient qu'il y ait union entre les pouvoirs ; il faut que l'Église et l'État, loin de s'ignorer réciproquement, se parlent, fassent des conventions ou concordats[358] et que ces derniers soient loyalement observés par tous les deux.


437. — B. Application des principes dans le cas d'un État catholique. — Dans l'hypothèse d'un État catholique, c'est-à-dire, là où les principes peuvent recevoir leur application, quels seront donc les devoirs réciproques de l'Église et de l'État?

L'on peut dire, d'une manière générale, que la concorde qui doit régner entre eux requiert : — 1) du côté négatif : que chaque puissance veille à. ne pas violer les droits de l'autre et à ne pas entraver son action ; — 2) du côté positif, que chacune mette au service de l'autre l'influence dont elle dispose pour le bien des deux sociétés.


a) DEVOIRS DE L'ÉGLISE. — L'Église doit prêter à l'État l'appui de son autorité et de ses œuvres. Qui ne voit du reste combien par sa doctrine elle peut travailler au bonheur des peuples puisque, d'une part, elle « fait remonter jusqu'à Dieu même l'origine du pouvoir, qu'elle impose avec une très grande autorité aux princes l'obligation de ne point oublier leurs devoirs, de ne point commander avec injustice ou dureté », et d'autre part, qu'elle « commande aux citoyens à l'égard de la puissance légitime, la soumission comme aux représentants de Dieu, et les unit aux chefs de l'État par les liens, non seulement de l'obéissance, mais du respect et de l'amour, leur interdisant la révolte et toutes les entreprises qui peuvent troubler l'ordre et la tranquillité de l'État »? (Enc. Libertas). Ainsi, de l'influence de l'Église, l'État retirera un double profit. L'autorité des chefs, considérée, non pas uniquement comme l'expression de la volonté du peuple, mais comme venant de Dieu, revêtira un caractère sacré et se conformera mieux aux règles de la justice. Le peuple, à son tour, acceptera l'obéissance comme une soumission à la volonté de Dieu, qui, loin de l'humilier, ne peut que l'ennoblir.

b) DEVOIRS DE L'ÉTAT. — 1. Le premier devoir de l'État vis-à-vis de la religion en général, c'est de rendre lui-même un culte social à Dieu. La raison seule démontre à l'évidence la nécessité de ce culte. Dieu n'est-il pas le maître des sociétés comme des individus? Or, dit Léon XIII (Enc. Immortale Dei), « si la nature et la raison imposent à chacun de nous le devoir d'honorer Dieu d'un culte religieux, parce que nous sommes sous sa puissance, et parce que, sortis de lui, nous devons retourner à lui, la même loi oblige la communauté politique ». Le chef de l'État doit donc rendre hommage à Dieu au nom du peuple qu'il représente, en s'associant aux actes de religion qui s'accomplissent au sein de l'Église catholique. Nous disons « de l'Église catholique» car, bien que le culte de Dieu s'impose, antérieurement à toute religion révélée, il va de soi que, si Dieu a dit comment il voulait être adoré et servi, il y a obligation, non seulement pour les individus, mais pour le corps social, de se soumettre à ses ordres. 2. Le second devoir de l'État est de reconnaître tous les droits de l'Église, tels qu'ils découlent de sa constitution divine et que nous les avons décrits dans l'article précédent. L'État doit donc disposer la législation civile de manière à seconder et à développer la religion catholique. Il ne lui appartient pas de connaître lui-même des doctrines. « II laissera, dit Mgr d'Hulst, l'Église juger les novateurs et, s'ils s'obstinent dans leur révolte, les punir selon les lois canoniques, et les exclure de son sein. Mais il pourra prêter à l'autorité religieuse le pouvoir coercitif dont il dispose, pour arrêter une contagion dont les progrès seraient nuisibles à la société civile elle-même. »[359]


438. — 1re Objection. — Contre la thèse catholique, nos adversaires objectent les empiétements de l'Église, et font remarquer que, si l'État admet l'indépendance de l'Église, et lui reconnaît tous les droits qu'elle revendique, elle formera un « État dans l'État» et deviendra un gouvernement théocratique intolérable.


Réponse. — Pour craindre les empiétements de l'Église, il faudrait d'abord prouver que l'Église est une puissance susceptible d'être dangereuse à la sécurité de l'État. Or les Pontifes romains et la doctrine catholique ont toujours enseigné aux fidèles l'obéissance aux lois portées par l'État, à moins qu'elles ne fussent en opposition avec les droits de Dieu et de la conscience.

Assurément, la coexistence de deux sociétés indépendantes serait une cause de troubles et de désordres, si ces sociétés étaient toutes deux du même ordre, si elles tendaient, soit à une même fin, soit à des fins opposées entre elles. Or il n'en est rien. Nous avons vu que l'Église et l'État ont des fins différentes et que ces fins, l'une d'ordre spirituel, l'autre d'ordre temporel, ne sont nullement en opposition, que, au contraire, elles peuvent et doivent s'harmoniser parfaitement. — II n'est du reste pas juste de dire que l'Église est dans l'État. Car, matériellement, elle le déborde : l'Église catholique est dans tous les États, et pour cette raison, avons nous déjà dit, elle ne saurait être dépendante d'aucun pouvoir civil, et, à plus forte raison, être réduite à l'état de rouage politique. D'autre part, accuser l'Église de prétendre à un pouvoir théocratique qui voudrait prédominer, même dans les questions temporelles, c'est se mettre en absolue contradiction avec la doctrine de Léon XIII que nous avons exposée plus haut.


439. — 2e Objection. — Mais, dit-on encore, si l'État impose à ses sujets un culte quelconque, s'il prétend remplir, au nom de tous, des devoirs que tous ne reconnaissent pas, et plus encore, s'il met sa puissance au service de l'Eglise contre les hérétiques et contre ceux qui ne veulent pas de religion, ne sort-il pas de son rôle? N'opprime-t-il pas les consciences et n'est-il pas intolérante Et que deviendront alors nos libertés modernes : liberté de pensée et de parole, liberté de conscience et de culte?


Réponse. a) Observons d'abord que nous nous sommes placés, pour établir la thèse catholique, dans l'hypothèse d'une société unie dans les mêmes croyances. Or il est évident qu'aucune société ne peut subsister si les principes sur lesquels elle s'appuie, ne sont pas respectés. On l'admet bien quand il s'agit, par exemple, des institutions, comme celles de la famille et de la propriété. Pourquoi le rejetterait-on a propos de la religion, si l'on reconnaît, par ailleurs, qu'elle est une des bases de la société! A ceux qui prêcheraient la polygamie, la polyandrie, l'union libre, à ceux qui voudraient renverser la propriété individuelle, l'État ne manquerait pas d'opposer la contrainte. I1 agirait de même avec les internationalistes, qui refuseraient de concourir, par le service militaire, à l'unité de la patrie. Dira-t-on que l'État fait acte de tyrannie lorsqu'il poursuit les révolutionnaires et les anarchistes qui menacent sa sécurité? Tous les gens sensés avouent qu'il ne fait au contraire que jouer son rôle et remplir sa mission. « Eh bien, dit Mgr d'Hulst, transportez ces principes dans une société dont tous les membres sont chrétiens, où la croyance religieuse rencontre, sinon l'unanimité absolue, qui n'est pas de ce monde, du moins la même unanimité morale que nous constations tout à l'heure à l'égard des idées qui inspirent et soutiennent nos institutions fondamentales, la propriété, la famille, la patrie. Refuserez-vous à un État de cette sorte le droit de prêter l'appui de son pouvoir?... Théoriquement, je ne vois pas ce qui pourrait le lui interdire. »[360]


b) Lorsqu'on nous objecte les « libertés modernes », il semble bien qu'on sort de l'hypothèse d'une société presque exclusivement catholique. Voyons cependant ce qu'il faut en penser, du seul point de vue absolu, c'est-à-dire en restant sur le terrain des principes. L'Église condamne-t-elle toutes ces libertés que l'on considère comme le fondement de la société moderne1? Condamne-t-elle, en particulier, la liberté de penser et de parler, la liberté de conscience et de culte ? Avant de répondre à cette question, il est bon de s'entendre sur le sens qu'il faut attacher au mot liberté. D'après la doctrine de l'Église, la liberté c'est le pouvoir physique d'agir de toile ou de telle façon, mais ce n'est pas le droit d'agir de n'importe quelle façon. La raison prescrit à l'homme de croire ce qui est vrai et de faire ce qui est bien. La liberté ne peut donc pas être le droit de choisir entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, le juste et l'injuste. « La volonté, dit Léon XIII, par le seul fait qu'elle dépend de la raison, dès qu'elle désire un objet qui s'écarte de la droite raison, tombe dans un vice radical qui n'est que la corruption et l'abus de la liberté. Voilà pourquoi Dieu, la perfection infinie, qui, étant souverainement intelligent et la bonté par essence, est aussi souverainement libre, ne peut pourtant en aucune façon vouloir le mal moral... La faculté de pécher n'est pas une liberté, mais une servitude. » (Enc. Libertas).

Les libéraux, qui mettent en avant les libertés modernes, pour combattre ce qu'ils appellent l'intolérance de l'Église, entendent-ils par là que l'homme a le droit de penser, de dire, d'écrire, d'enseigner tout ce qu'il veut, le faux comme le vrai, le mal comme le bien, qu'il a une liberté de conscience illimitée, qu'il « lui est loisible de professer telle religion qui lui plaît ou même de n'en professer aucune », qu'il a le droit de s'affranchir de ses devoirs envers Dieu? Si telle est leur conception de la liberté, il est évident qu'elle est en opposition flagrante avec la doctrine catholique, disons plus, avec la raison. Cette soi-disant liberté, l'Église l'appelle «pure licence», et assurément, elle la condamne. Jamais elle n'admettra que la liberté puisse être le droit d'agir contre la raison et la nature, le droit d'embrasser l'erreur et de choisir le mal.

En principe, par conséquent, l'erreur et le mal n'ont aucun droit : ils n'ont droit ni à la tolérance ni même à l'existence. Saint Augustin a dit, il est vrai, qu'il faut « exterminer les erreurs et aimer les hommes». Et cela est juste, mais comment frapper les erreurs si l'on ne touche pas aux hommes qui les professent? En pratique donc, lorsque ces hommes sont de bonne foi, — et il n'est pas permis sans de graves motifs de supposer le contraire, — il convient de les traiter avec de grands ménagements et beaucoup de charité : ils ont droit à la tolérance. Mais il ne faut pas que cette tolérance puisse tourner au désavantage des autres membres de la société. Car, dans toute société, la liberté individuelle finit où commence le droit d'autrui. Aussi longtemps que la liberté de pensée et de conscience se confine au for intérieur, Dieu reste le juge de nos opinions. Mais si ello se traduit au dehors (discours ou écrits révolutionnaires), elle tombe alors sous l'appréciation du pouvoir social, et rien n'empêche celui-ci, plus que cela, il est de son devoir, de protéger la vérité contre l'erreur, le bien contre le mal, et de frapper ceux qui propagent les mauvaises doctrines, même s'ils sont de bonne foi. Combien son devoir devient plus impérieux s'il a affaire à des hommes de mauvaise foi !


Conclusion. — Nous pouvons donc conclure: — 1. que la liberté de conscience ne saurait être, en aucun cas, le droit de rejeter toute religion, ou même de choisir n'importe quelle religion : elle est au contraire, le droit de professer librement, sans être gêné par personne, la religion que Dieu nous a enseignée : — 2. qu'il n'y a pas dès lors à reprocher à l'Église d'avoir employé jadis la coaction, car elle n'en a jamais fait usage que contre les hérétiques, c'est-à-dire contre ceux qui ressortissaient à sa juridiction, contre les chrétiens de mauvaise foi qui ne remplissaient pas leurs obligations. Quant aux autres, jamais l'Église ne leur a contesté la liberté de penser comme ils voulaient. Elle a toujours affirmé qu'on ne doit contraindre personne à faire un acte religieux qui répugne à la conscience, et jamais elle n'a forcé ceux qui, nés et élevés, soit dans une religion païenne, soit dans l'hérésie, ne faisaient pas partie de son corps, à adhérer à sa foi et à son culte.


§ 2. — Relations de l'Église et de l'État dans l'hypothèse d'un État catholique.

440. — Dans le paragraphe précédent, nous avons exposé ce qu'on appelle la thèse et l'application de la thèse dans l'hypothèse d'un État catholique. Immuables en eux-mêmes, les principes restent toujours vrais, et ne dépendent ni de la reconnaissance ni de l'approbation du pouvoir civil. Cependant, tout immuables qu'ils sont, ils ne sont pas absolus quant à leur application. Dans la revendication de ses droits, l'Église est bien obligée de tenir compte des contingences et d'accepter la situation de fait qui lui est imposée. Mais, en se pliant aux circonstances, elle n'abandonne rien de ses principes. C'est sur ce point que le libéralisme se met en opposition avec la doctrine catholique. Son erreur consiste précisément à ne pas distinguer entre la thèse et l'hypothèse, à accorder en principe les mêmes droits à l'erreur et à l'hérésie qu'à la vérité et à l'orthodoxie, et à faire rentrer tous les cultes dans le même droit commun.

Les principaux cas, où l'Église ne peut pas appliquer ses principes, sont «eux : 1° d'un État hétérodoxe ; 2° d'un État infidèle; et 3° d'un État neutre.


Hypothèse d'un État hétérodoxe. — Les États hétérodoxes sont ceux qui, tout en appartenant à la religion chrétienne, sont séparés de l'Église catholique par le schisme ou l'hérésie. En principe, les États chrétiens doivent reconnaître à l'Église catholique tous les droits que Jésus-Christ a accordés à la société religieuse qu'il a fondée. Les États protestants sont d'autant plus tenus de ne pas restreindre les droits des catholiques qu'ils ont pour principe fondamental la théorie du libre examen, et ne sauraient, de ce fait, prétendre que leur interprétation de la Sainte Écriture est vraie, à l'exclusion des autres. L'Église catholique ne doit donc pas être frustrée de ses droits essentiels : droit d'enseigner, droit de pratiquer librement son culte, droit de posséder, etc.


441. — 2° Hypothèse d'un État infidèle. — Nous désignons sous ce titre toutes les religions dont nous avons démontré la fausseté dans la première section de la seconde Partie. En principe, l'Église catholique, s'appuyant sur la raison et sur toutes les preuves qui font éclater la transcendance du christianisme, peut réclamer tous les droits qui, du seul point de vue naturel, doivent être accordés à la vraie religion. En pratique, les missionnaires qui évangélisent les contrées païennes, ne revendiquent guère que la liberté de prêcher la foi du Christ, et trop souvent ils l'achètent au prix de leur sang.


442. — 3° Hypothèse d'un État neutre. — Ce que nous appelons ici « État neutre» pourrait s'appeler tout aussi bien État libéral. Il désigne, de toute façon, l'État qui, acceptant les libertés modernes, ne reconnaît aucun culte officiel. Quelles seront, dans cette hypothèse, les relations de l'Église et de l'État? La réponse ne saurait être générale. — 1. S'agit-il d'un État vraiment neutre, où les sectes dissidentes sont nombreuses, il est clair que l'union de l'Église et de l'État est pratiquement impossible. Le régime de la séparation devient alors la situation normale. L'Église, quoique ne reniant rien de ses principes, peut donc, en pratique, accepter la séparation comme le seul « modus vivendi» possible dans telle circonstance donnée. Mais qui dit séparation ne dit pas désunion, encore moins hostilité. Pas davantage la séparation ne doit impliquer l'indifférence. Un État, même neutre, n'a pas plus le droit de se désintéresser de la religion que de la morale. Qu'un État ne prenne pas parti entre les diverses religions, qu'il accepte tous les cultes, soit ; mais il lui reste toujours le devoir de protéger la religion en général, contre les athées qui, en détruisant l'idée de Dieu, tentent de saper la base essentielle de toute religion. Quel que soit son amour des libertés modernes, il ne doit pas tolérer des doctrines qui compromettent la sécurité de l'État et l'ordre public. De même qu'il ne peut permettre de tout faire, il ne peut laisser la liberté de tout dire et de tout enseigner. Si l'État neutre ne peut donc accorder bob faveurs à telle religion, à l'exclusion des autres, il peut protéger toutes les religions. De l'application de cette doctrine, les États-Unis nous fournissent un illustre exemple. Dans ce pays, si partagé au point de vue des croyances qu'il eût été tout à fait impolitique de protéger un culte plutôt qu'un autre, où la séparation s'imposait comme une nécessité, nous voyons le pouvoir civil favoriser, de multiples façons, toutes les religions, sauf la secte des Mormons (v. notre Histoire de l'Eglise, n° 298), accorder à toutes la plus grande liberté d'action et sauvegarder les intérêts de chacune par l'équité de ses lois et par la justice de ses jugements.

2. S'agit-il d'un État plutôt athée que neutre, l'Église se trouve forcément réduite à ne revendiquer que les garanties du droit commun. L'union des deux pouvoirs devenant impossible, l'Église doit se borner à réclamer pour elle comme pour toute autre religion, liberté pleine et entière dans la profession de sa foi et l'exercice de son culte.

Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, pourquoi le pape Pie X a-t-il condamné avec tant de véhémence la loi de Séparation par son Ency­clique Vehementer du 11 février 1906? Les raisons en sont très claires et découlent de ce que nous avons dit dans ce chapitre. — 1) C'est, en premier lieu, que, en se plaçant sur le terrain de la thèse, la séparation n'est pas le régime normal, et contredit la doctrine de l'Église. — 2) C'est, en second lieu, que la rupture -d'un concordat ne doit se faire que du consentement réciproque des deux parties contractantes, comme Pie X le déclare : « Le concordat passé entre le Souverain Pontife et le gouvernement français, comme du reste tous les traités du même genre que les États concluent entre eux, était un contrat bilatéral qui obligeait des deux côtés. Le Pontife romain, d'une part, le chef de la nation française, de l'autre* s'engagèrent solennellement, tant pour eux que pour leurs successeurs, à maintenir inviolablement le pacte qu'ils signaient. Il en résultait que le- concordat avait pour règle, la règle de tous les traités internationaux, c'est-à-dire le droit des gens, et qu'il ne pouvait en aucune manière être annulé par le fait d'une seule des deux parties ayant contracté... Or aujourd'hui l'État abroge de sa seule autorité le pacte solennel qu'il avait signé. Il transgresse ainsi la foi jurée. » Sans doute, le temps et les circonstances ont déjà fait reconnaître la justesse de ces observations, et tout nous porte à croire que, dans un avenir assez proche, la France reprendra avec le Saint-Siège, sinon son alliance traditionnelle, du moins un régime de bonne relation et d'entente.


443. — Remarque. — L'Église et les diverses formes de gouvernement. — Il convient de remarquer que les relations de l'Église et de l'État, — thèse et hypothèse, — ont été établies daris l'article qui précède, abstraction faite de la forme au gouvernement. Or, sur cette dernière question, — la forme de gouvernement, — la doctrine de l'Église peut s'établir dans les trois points suivants : — 1. Tout d'abord elle pose en principe absolu que « tout pouvoir vient de Dieu» (Rom., xiii, 1). Dieu étant le seul et souverain Maître des choses, il s'ensuit qu'aucune autorité ne peut se constituer en dehors de lui. — 2. Si l'Église regarde comme un principe absolu que l'origine du pouvoir doit être reportée à Dieu, elle n'a pas tranché la question de savoir quel doit en être le mode de transmission. Est-il remis directement par Dieu entre les mains du Chef de l'État, comme dans la monarchie héréditaire, avec pouvoir absolu ou limité par une constitution 1 Ou est-il remis directement au peuple et conféré indirectement par un nombre restreint d'électeurs ou par le suffrage universel, soit à un seul homme (monarchie élective), soit à une élite sociale et intellectuelle (régime aristocratique), soit à de nombreux représentants choisis dans toutes les classes (régime démocratique) ? c'est ce que l'Église n'a pas déterminé[361]. On voit donc par là qu'elle n'impose aucune forme de gouvernement. « Des diverses formes de gouvernement, dit LÉON XIII (Enc. Libertas), pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l'Église n'en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l'Église. » — 3. Ce que l'Église ne saurait admettre, c'est que le peuple aurait la souveraineté, dans ce sens qu'il faudrait chercher en lui l'origine du pouvoir, qu'il en serait le détenteur immédiat, qu'il aurait, par conséquent, le droit de le garder, de le communiquer et de le reprendre à son gré.. S'il en était ainsi, l'insurrection serait vraiment pour lui, comme dit Jean-Jacques Rousseau, « le plus sacré des droits », et toute révolution deviendrait légitime de par la volonté du peuple.


BIBLIOGRAPHIE. — Encycliques de Grégoire XVI, Mirari vos, (15août 1832), de Pie IX « Quanta cura» (8 déc. 1864), de Léon XIII « Diuturnum» (20 juin 1881), «Immortale Dei» (1 nov. 1885), «Jampridem» (6 janv. 1886), «Libertas» (20 juin 1888), — Mgr d'Hulst, Car 1895, 2e conf. Les Droits de F État, 3e conf. Les Devoirs de l’État, 5e conf. L'Église et l'État ; Le Droit chrétien et le Droit moderne, 1886. — Forget. art. Index (Dict. d'Alès). — Dublanchy, art. Église (Dict. Vacant-Mangenot). — Mgr Sauvé, Questions religieuses et sociales. — Dom Gréa, De l’Église et de sa divine constitution (Bonne Presse). — Moulart, L'Église et l’Etat (Louvain). — Canet, La liberté de conscience ; La liberté de penser et la libre-pensée (Bloud). — De Pascal, art. Libéralisme (Dict. d'Alès). — Vacandard, De la tolérance religieuse (Bloud). — Moulard et Vincent, Apologétique chrétienne (Bloud). — Tanquerey, Théologie dogmatique fondamentale.

SECTION III : APOLOGIE DE L'ÉGLISE

Chapitre I. — L'Église et l'Histoire.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


444. — Divine dans son origine et dans sa constitution, l'Église n'en reste pas moins une société composée d'éléments humains. Il serait donc surprenant que, à travers les diverses périodes de sa longue existence, elle n'ait jamais connu la moindre défaillance. Le gouvernement de l'Église, comme tout autre qui se sert d'instruments humains, a pu commettre et a certainement commis des abus. Que ses adversaires ne perdent pas l'occasion de les lui reprocher, fort bien. Là où leurs critiques sont impartiales, nous ne ferons pas de vains efforts pour en contester le bien-fondé. Mais les fautes rejaillissent sur les hommes et non sur les institutions. Et même quand il s'agit des hommes, encore convient-il de les juger sans passion, en tenant compte du milieu où ils ont vécu, des idées de leur époque, de toutes les circonstances enfin qui peuvent expliquer, et souvent, justifier leur conduite.

En nous appuyant sur ces principes, nous allons passer en revue les principales accusations qui sont portées contre l'Église. Et comme une société ne doit pas être jugée d'après les fautes qu'on lui reproche avec plus ou moins de raisons, en face des accusations nous dresserons un rapide inventaire des services que l'Église a rendus. Ce chapitre comprendra donc deux articles : 1° Les principales accusations contre l'Église. Les services rendus par l’ Église.


Art. I. — Les principales accusations contre l'Église.

Les principales accusations portées contre l'Église sont les suivantes : 1° Les Croisades. 2° La Croisade des Albigeois et Y Inquisition. 3° Les Guerres de religion et la Saint-Barthélemy. 4° Les Dragonnades et la Révocation de l'Édit de Nantes. 5° Le Procès de Galilée. 6° l’ingérence des Papes dans les affaires temporelles. 7° Le Syllabus et la condamnation des libertés modernes.


§ 1. — Les Croisades.

445. — Remarque préliminaire. — Toutes les questions que nous allons étudier comporteraient de longs développements, s'il fallait les traiter dans toute leur étendue. Tel n'est pas ici notre rôle. L'apologiste ne fait pas œuvre d'historien, et il lui suffit de se borner aux seuls points qui sont indispensables à l'intelligence du sujet. Chaque paragraphe comprendra donc trois divisions : 1° un exposé succinct des faits ; 2° L’accusation portée par les adversaires ; 3° la réponse, où nous aurons à dégager l'Église des griefs qui ne lui incombent pas.


446. — Exposé des faits. — Les croisades, au nombre de huit, — ainsi dénommées parce que ceux qui y prenaient part, portaient sur leurs habits une petite croix d'étoffe rouge, — furent des expéditions entreprises dans le but d'arracher les Lieux Saints à la domination des musulmans.

Depuis le ive siècle, les Lieux Saints étaient le but de nombreux pèlerinages. Attires là par un motif de piété ou de repentir, les chrétiens jouirent d'une assez large tolérance, aussi longtemps que Jérusalem resta sous le joug des Arabes. Mais lorsque les Turcs Seldjoukides s'emparèrent de la ville, en 1078, menaçant l'empire byzantin et la chrétienté tout entière, non seulement les relations économiques entre l'Asie et l'Europe furent troublées, mais les pèlerins furent maltraités par les Turcs fanatiques. C'est alors que le pape Urbain II, voulant protéger les chrétiens opprimés, tant ceux qui étaient fixés à Jérusalem que ceux qui ne faisaient qu'y passer, conçut l'idée de la croisade. A sa voix et à celle d'un moine picard, Pierre l'Ermite, les populations se soulevèrent d'indignation, et l'on décida de partir en masse pour la délivrance de la Terre Sainte.


447. — 2° Accusation. — Nos adversaires prétendent que les Croisades furent l'œuvre de l'ambition des papes et qu'elles aboutirent à de misérables résultats.


448. — 3° Réponse. — Ainsi les ennemis de l'Église attaquent les Croisades à la fois dans leur principe et dans leurs résultats. — A. LE PRIN­CIPE. On vient de le voir : les Croisades eurent pour but la délivrance des Lieux Saints. Accuser les Papes d'en avoir été les promoteurs, c'est leur reprocher d'avoir fait leur devoir. Que les Papes aient profité de leur autorité incontestée sur les rois et les princes chrétiens pour les déterminer à se croiser, il n'est que trop naturel, mais, en tout cela, nous ne voyons pas les traces d'une ambition de mauvais aloi qui ne recule pas devant l'injustice d'une cause pour satisfaire la soif de domination d'un homme. Au contraire, l'on peut dire que les Papes furent de tous les souverains de leur temps, les plus clairvoyants, car ils eurent l'intuition du danger qui menaçait l'Europe. Il est vrai que les Croisades ne réussirent pas à l'écarter définitivement, puisque, en 1453, c'est-à-dire 400 ans après, Constantinople tombait aux mains des Turcs, mais n'est-ce pas aussi la meilleure preuve que l'idée des Papes était juste ?


B. LES RÉSULTATS. — a) On allègue que les croisades furent de mauvaises entreprises parce qu'elles furent malheureuses, et qu'elles aboutirent à un échec total. Mais où a-t-on vu que toute œuvre est mauvaise, qui' ne réussit pas? Au surplus, il ne dépendit pas des Papes qu'elles fussent menées à bonne lin, et ce serait vraiment manquer de bonne foi que de les rendre responsables des fautes qui furent commises, des abus qui furent le fait des aventuriers qui se mêlèrent aux soldats chrétiens, des dissensions, des ambitions personnelles, des mesquines rivalités des princes, bref, de tout un ensemble de choses qui firent échouer les Croisades. — b) Mais si le but premier pour lequel elles furent entreprises, ne fut pas atteint, si Jérusalem, un moment délivrée, retomba plus tard au pouvoir des infidèles, il n'en reste pas moins que les Croisades eurent des résultats incontestables, bien que secondaires et en dehors de l'objectif poursuivi par les Papes. — 1. Tout d'abord, du seul point de vue général et moral, n'est-ce pas un spectacle plein de grandeur que cette foule d'hommes qui se lève en masse pour courir à la conquête d'un tombeau et défendre sa foi? — 2. Au point de vue intérieur, les Croisades eurent pour effet de supprimer, au moins momentanément, le fléau des guerres privées, en rapprochant les individus, en fusionnant les races, les Français du Nord et ceux du Midi, et en faisant passer dans tous les cœurs un grand courant de fraternité nationale. — 3. Enfin, au point de vue extérieur, les Croisades préservèrent l'Europe de la conquête musulmane. D'autre part, elles furent le point de départ des explorations géographiques qui découvrirent l'Extrême-Orient aux Occidentaux et elles rouvrirent la route du commerce entre l'Europe et l'Asie : l'Orient redevint accessible aux marchands de l'Occident (v. notre Hist Gén. de l'Église, Vol. V, p. 265 et suiv.).


§ 2. — La Croisade des Albigeois et l'Inquisition.

449. — 1° Exposé des faits. — A. LA CROISADE DES ALBIGEOIS (1209). — A toutes les époques de son histoire, l'Église eut à combattre l'hérésie. Longtemps elle usa de tolérance, et n'employa d'autres armes que la persuasion et les sanctions spirituelles. « Qu'on prenne les hérétiques par les arguments et non par les armes 1 » disait saint Bernard, abbé de Clairvaux. Cependant, l'apparition d'une nouvelle hérésie, importée d'Orient, qui se propagea rapidement en Europe, et plus particulièrement, en Allemagne, dans le nord de l'Italie et dans le midi de la France, détermina les papes à changer de tactique.

Les partisans de cette hérésie, appelés cathares (du grec « katharos » pur) parce qu'ils prétendaient se distinguer par leur ascétisme et une très grande pureté de mœurs, sont plus connus, en France, sous le nom d'Albigeois, vraisemblablement parce que c'est à Albi qu'ils firent leur première apparition, ou qu'ils y furent plus nombreux qu'ailleurs. Gomme autrefois les manichéens, ces hérétiques professaient qu'il y a deux principes créateurs, l'un bon, l'autre mauvais, que l'homme est l'œuvre de ce dernier, que la vie est mauvaise, qu'on a donc le droit de la supprimer par le suicide, et le devoir de ne pas la propager par le mariage.

Estimant que les Albigeois faisaient courir un grave danger à l'Église et à la société civile, la papauté entreprit de les réduire par la force. Le concile de Latran, en 1139, puis le concile de Reims, en 1148, prononcèrent des sentences contre eux, et défendirent aux seigneurs de les recevoir sur leurs terres, sous peine d'interdit. Or les princes répondirent avec empressement à l'appel de l'Église ; ils mirent même tant d'ardeur dans la répression de l'hérésie qu'ils en vinrent bientôt à accuser la papauté de faiblesse et à réclamer de nouvelles mesures de rigueur. Alors, en 1179, le IIIe concile de Latran, puis, en 1184, sous l'inspiration du pape Lucius III et de l'empereur Frédéric Barberousse, le synode de Vérone portèrent des décrets qui enjoignaient aux évêques de rechercher, par eux-mêmes ou par des commissaires, ceux qui sur leur territoire étaient suspects d'hérésie, de les faire juger par l'officialité diocésaine et d'en faire exécuter la sentence par les magistrats civils. Mais ces mesures ne furent que médiocrement efficaces. Les évêques qui étaient souvent en rapports de parenté ou d'amitié avec les familles des hérétiques, montraient peu de zèle à suivre les prescriptions du synode. Ce fut seulement en 1207, et après l'assassinat du légat du Pape, Pierre de Castelnau, par les ordres du comte de Toulouse, Raymond VI, que le pape Innocent III résolut de mettre un terme à leurs violences contre les catholiques. Après avoir excommunié leur protecteur, le comte Raymond, le pape convoqua les princes et les peuples à une nouvelle croisade, non plus cette fois contre les infidèles, mais contre les hérétiques qui jetaient le trouble dans le pays. Les seigneurs accoururent et se rangèrent sous la bannière de Simon de Montfort, poussés plus, il est vrai, par les appâts du gain que par les intérêts de l'orthodoxie. La guerre, qui dura vingt ans, et dont les événements principaux furent le siège de Béziers (1209), la bataille de Muret (1213) et le massacre de Marmande (1219), fut marquée par un grand nombre d'atrocités. Mais il convient d'ajouter que le pape Innocent III désavoua ceux qui s'en rendirent coupables.


450. — B. L'INQUISITION. a) Origine. — On donne le nom d'Inquisition aux tribunaux établis dans certains pays pour rechercher et réprimer l'hérésie.

La croisade des Albigeois n'avait pas réussi à étouffer l'hérésie. De la nécessité de la combattre par d'autres moyens naquit l'Inquisition. Sans doute, les officialités diocésaines existaient déjà. Après le IIIe concile de Latran et le synode de Vérone, le concile de Narbonne, en 1227, le concile de Toulouse, en 1229, avaient ordonné aux évêques l'institution dans chaque paroisse, d'une commission inquisitoriale chargée de rechercher les hérétiques ; mais, pour les raisons que nous avons signalées, les officialités et les commissions n'atteignaient pas le but poursuivi. C'est alors que le Pape Grégoire IX institua, à partir de 1231, des tribunaux chargés spécialement, avec le concours du pouvoir civil, de rechercher et de frapper les hérétiques. Sans supprimer les tribunaux diocésains, le pape confia le rôle d inquisiteurs aux Ordres mendiants, en particulier aux Dominicains et aux Franciscains.

b) Procédure. — Lorsqu'un pays était suspecté d'hérésie, l'inquisiteur s'y rendait, assisté de ses auxiliaires. Après l'enquête préliminaire commençait la procédure. Trois traits lui donnaient une physionomie particulière : tout d'abord le secret rigoureux de l'information judiciaire qui laissait ignorer à l'accusé les témoins qui l'avaient dénoncé ; puis la défense de se faire assister par un avocat, enfin l'usage de la torture, si le prévenu ne' faisait pas spontanément 1 aveu de son hérésie.

Les sentences n'étaient pas toujours rendues sur-le-champ. Il arrivait, comme cela se passa assez fréquemment au Portugal, en Italie, et surtout en Espagne, qu'elles étaient prononcées au milieu du peuple assemblé et en grand apparat : c'est ce qu'on appelait l'autodafé. L'autodafé (mot espagnol qui signifie acte de foi),—- ainsi dénommé parce que celui qui était chargé de lire les sentences, s'interrompait de temps en temps pour faire réciter par l'assistance des actes de foi,— était donc la lecture solennelle des sentences portées contre ceux que le tribunal de l'Inquisition avait eu à juger. S'ils étaient déclarés innocents, on les remettait en liberté ; s'ils étaient déclarés coupables, ils étaient mis en demeure d'abjurer aussitôt. Quant aux opiniâtres et aux relaps, c'est-à-dire ceux qui refusaient de rétracter leurs erreurs ou qui étaient convaincus de récidive, ils étaient frappés de pénalités diverses : pénitences canoniques, amendes, contributions à des œuvres pies, port sur les vêtements de petites croix, croisade pendant un temps déterminé, pèlerinage en Terre Sainte, confiscation des biens ; ou peines afflictives comme la flagellation, l'emprisonnement temporaire ou perpétuel, et, — la peine la plus grave, — la mort par le bûcher. Toutefois cette dernière peine n'était pas prononcée par le tribunal de 1 Inquisition mais par les juges civils, autrement dit, par le bras séculier, auquel les juges ecclésiastiques remettaient en certains cas ceux qui étaient convaincus d'hérésie.

c) Champ d'action. — L'Inquisition fut établie peu à peu dans une grande partie de la chrétienté. Cependant plus d'un pays catholique lui échappa. Elle ne pénétra en Angleterre qu'à propos de l'affaire des Templiers et uniquement pour cette affaire. En France, elle ne fonctionna guère, du moins d'une façon suivie, que dans les régions méridionales, dans ce qu'on appelait le comté de Toulouse, et plus tard le Languedoc, puis dans l'Aragon. L'édit de Romorantin, en 1560, la supprima et reconnut aux évêques seuls le droit d'informer contre l'hérésie, jusqu'au moment où les Parlements, s'emparant de cette partie de la juridiction épiscopale, s'attribuèrent la connaissance exclusive des procès contre les hérétiques, les magiciens et les sorciers. Les inquisiteurs s'établirent en outre dans les Deux-Siciles, en maintes cités de l'Italie et en Allemagne[362].

Mais c'est surtout en Espagne que l'Inquisition a laissé les plus profonds et les plus regrettables souvenirs. Instituée dès le xiiie siècle, suivant les formes canoniques, elle fut modifiée, à la fin du xve siècle, par Ferdinand V et Isabelle. Sous leur impulsion, l'Inquisition devint pour ainsi dire une institution d'État où la politique eut plus de part que la religion. Comme le grand inquisiteur et les fiscaux, c'est-à-dire les procureurs chargés d'instruire le procès, dépendaient de la couronne, le tribunal de l'Inquisition fut entre les mains des rois un merveilleux instrument de terreur, destiné, non seulement à chasser les Juifs et les Maures de la Péninsule, mais encore à produire des sources de revenus les moins avouables. Le premier grand inquisiteur, le dominicain Thomas de Torquemada, et même la plupart des inquisiteurs, se sont signalés par une sévérité excessive et ont fait de nombreuses victimes.


451. — 2° Accusation. — Qu'il s'agisse de la croisade des Albigeois elle-même ou de l’Inquisition, nos adversaires attaquent l'Église sur le double terrain du principe et des faits.


452. — 3° Réponse. — A. LE PRINCIPE. — Le principe sur lequel l'Église s'est appuyée pour établir l'Inquisition, n'est rien autre que la question du pouvoir coercitif. L'Église a-t-elle, oui ou non, le pouvoir, et par conséquent, le droit, d'infliger des peines, même corporelles, à ceux de ses enfants qui, loin de lui obéir, la battent en brèche et mettent son existence en péril? Toute la question est là. Or nous avons vu précédemment (Nos 431 et 439) que le droit de l'Église est incontestable, qu'il découle naturellement du pouvoir que Jésus-Christ lui a confié d'enseigner sa doctrine et de veiller à sa conservation intégrale, et que ce droit, l'Église l'a toujours revendiqué, sinon exercé. Il n'est donc plus nécessaire de nous attarder sur ce point.


B. LES FAITS. — Autre chose le principe, autre chose l'application du principe. Lorsque nous avons établi la légitimité du principe, rien ne nous force à estimer que l’Inquisition fut, de la part de l'Église, une institution heureuse, tant elle paraît contraire à son tempérament et à son mode ordinaire de gouvernement. L'Église a, du reste, longtemps hésité à entrer dans cette voie, et il semble bien que, pour en arriver à ces moyens extrêmes, il a fallu qu'elle se crût en état de légitime défense. Que, placée dans l'alternative, ou de périr, ou de défendre son existence par des procédés violents, elle ait été amenée à prendre ce dernier parti, et qu'alors certains inquisiteurs chargés d'appliquer sa législation se soient rendus coupables d'abus, d'irrégularités et d'excès, c'est ce dont tout apologiste de bonne foi est bien obligé de convenir avec ses adversaires.

Cependant il ne faut rien exagérer, et, qu'il s'agisse des abus ou de l'institution elle-même, il convient de les apprécier avec un esprit impartial. — a) Les abus. Assurément, l'Inquisition a été une institution humaine où les intérêts supérieurs de l'Église ont été parfois sacrifiés aux passions, aux haines et aux intérêts des juges. L'on a fait remarquer[363] que la peine de la confiscation, en excitant les convoitises, a pu déterminer des jugements iniques, que des haines personnelles ont pu dicter des dénonciations, peut-être même des condamnations. A cela nous pouvons répondre qu'il en est ainsi devant toutes les juridictions du monde. Les inquisiteurs ont dû exercer leurs fonctions dans des circonstances difficiles, sous la pression des événements et de l'opinion des foules soulevées contre l'hérésie et attendant avec impatience un verdict impitoyable condamnant les coupables. En outre, certains juges avaient passé une partie de leur vie à discuter avec l'hérésie et à la combattre ; d'autres, tels que Robert le Bougre, inquisiteur de France, et Reynier Sacchoni, inquisiteur de Lombardie, avaient été eux-mêmes hérétiques ; une fois convertis, ils avaient poursuivi leurs anciens coreligionnaires avec un zèle de néophytes. Ces considérations expliquent déjà, sinon excusent, beaucoup d'abus. Mais il est bon d'ajouter que beaucoup d'autres juges, remplis de zèle pour la gloire de Dieu et en même temps de pitié pour lés faiblesses humaines, tout en détestant l'hérésie, étaient pleins de mansuétude pour les personnes. Ils ne prononçaient une sentence de condamnation que lorsque la culpabilité n'offrait aucun doute, tant ils craignaient de condamner un innocent. Ils n'avaient pas de plus grande joie que celle de ramener le coupable à l'orthodoxie et de l'arracher au bras séculier ; aussi usaient-ils de préférence de pénitences canoniques et de pénalités temporaires pour ramener le coupable dans la voie du bien.

b) L'institution. — En dehors des abus qui ont pu être commis et qui sont imputables aux inquisiteurs, et non à l'Église qui les a désavoués, l’institution elle-même a été l'objet des plus acerbes critiques. Les particularités de sa procédure dont nous avons relevé plus haut les trois traits caractéristiques, les pénalités qu'elle infligeait et, par-dessus tout, la mort par le bûcher, ont soulevé les plus violentes diatribes contre l'Église. — Il ne rentre pas dans notre dessein de défendre ce qui ne nous paraît pas défendable. « Rien ne nous oblige, dirons-nous avec Mgr d'Hulst, à tout justifier dans l'histoire de cette institution : par exemple, la procédure secrète, l'instruction poursuivie en dehors du prévenu, l'absence de débats contradictoires : ce sont des formes juridiques arriérées qui répondent mal à un sentiment d'équité aujourd'hui universel et qui est lui-même un fruit lentement mûri sur la tige de la civilisation chrétienne[364]. « Toutefois, si rien ne nous oblige à tout justifier, rien ne nous empêche non plus d'expliquer ce qui est explicable. — l. On reproche d'abord à l'Inquisition de ne pas avoir livré les noms des dénonciateurs et des témoins à charge, et de ne pas les avoir confrontés avec l'accusé. Or « cette coutume, dit M. de Cauzons, n'avait pas été imaginée pour entraver la défense des prévenus ; elle était née des circonstances spéciales où l'Inquisition s'était fondée. Les témoins, les dénonciateurs des hérétiques avaient eu à souffrir de leurs dépositions devant les juges ; beaucoup avaient disparu, poignardés ou jetés dans les ravins des montagnes par les parents, les amis, les coreligionnaires des accusés. Ce fut ce danger de représailles sanglantes qui fit imposer la loi dont nous nous occupons. Sans elle, ni dénonciateurs ni témoins n'eussent voulu risquer leur vie et déposer à ce prix devant le tribunal. » La règle de taire les noms des témoins n'était du reste pas absolue, et l'inquisiteur les communiquait quand le danger n'existait pas ou avait disparu ; il les communiquait toujours aux notaires, aux assesseurs, à tous les auxiliaires qui avaient le droit et le devoir de contrôler ses actes. Ajoutons que des peines très graves frappaient les faux témoins.

2. On a reproché en second lieu à la procédure inquisitoriale l'interdiction aux accusés de se faire assister par un avocat. C'était là sans nul doute une atteinte grave au droit sacré de la défense. On le comprit du reste peu à peu, et, sinon en droit, du moins en fait, les avocats purent, par la suite, paraître à côté des accusés.

3. Mais que penser de la torture à laquelle la procédure inquisitoriale faisait appel pour arracher des aveux aux accusés? que penser surtout de la peine de mort par le bûcher? La réponse est simple. L'Inquisition fui une institution de son temps. Elle se conforma donc aux idées et aux usages de son temps. La torture et la mort par le bûcher, qui révoltent tant notre sensibilité, ce n'est pas l'Église qui les a inventées, elle les a trouvées en usage dans les tribunaux de l'époque. Si l'on juge, et non sans raison, que ces pénalités étaient excessives, il convient de ne pas perdre de vue que le code pénal du moyen âge était en général autrement rigoureux que le nôtre. « Nous n'avons qu'à considérer les atrocités de la législation criminelle au moyen âge, pour voir combien les hommes d'alors manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d'eau bouillante, brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les procédés ordinaires par lesquels le criminaliste de ce temps-là s'efforçait d'empêcher le retour des crimes, en effrayant par d'épouvantables exemples, des populations assez dures à émouvoir. »[365] A la décharge de l'Inquisition, il faut dire qu'elle n'employa la torture que dans des cas tout à fait exceptionnels, et que la peine du bûcher fut, elle aussi, relativement rare. Et si par ailleurs l'on compare le nombre des victimes faites par l'Allemagne luthérienne, et en Angleterre, par la seule reine Elisabeth, il apparaît que l'Inquisition catholique a été bien moins cruelle que l'intolérance protestante.

Mais, dit-on encore, les tribunaux de l'Inquisition étaient comme une menace perpétuelle qui supprimait toute liberté de penser. Cette accusation n'est pas justifiée. Lorsqu'elle fut organisée dans la première moitié du xiiie siècle, l'Inquisition était uniquement dirigée contre l'hérésie albigeoise. Elle s'étendit plus tard, il est vrai, à d'autres hérésies comme celle des Vaudois, mais elle ne visait jamais que les hérétiques. « Dès lors les païens et les musulmans échappaient à sa juridiction ; et si, plus tard, en Espagne, par exemple, elle prononça contre eux des sentences, ce fut par une contradiction avec ses principes, que lui imposa la politique des princes, plutôt que le souci de l'orthodoxie. Les Juifs ont bénéficié d'une plus large tolérance encore. M. Salomon Reinach l'a parfaitement démontré dans une conférence faite à la Société des Études juives, le 1er mars 1900, et publiée dans la Revue des Études juives de cette même année... Il est cependant deux cas où l'Inquisition a eu à s'occuper du judaïsme. En 1239. Grégoire IX lui ordonna de saisir partout les exemplaires du Talmud et de les brûler... «Tandis qu'on brûlait les chrétiens hérétiques, on se mit à brûler avec non moins de zèle les livres juifs. En 248, il y eut deux exécutions de ce genre à Paris... En 1267, Clément IV prescrit à l'archevêque de Tarragone de se faire livrer tous les Talmuds... En 1319, à Toulouse, Bernard Gui en réunit deux charretées, les fait traîner à travers les rues de la ville et brûler solennellement. Ainsi, au témoignage de Salomon Keinach, ce sont les livres, et non les fidèles du judaïsme, qui ont eu à subir les rigueurs de l'inquisition ». Il est un second cas où l'Inquisition eut à s'occuper des Juifs. Elle voulut préserver de leur lente infiltration la pureté du christianisme et, pour cela, elle poursuivit les faux convertie qui n'adoptaient la forme extérieure du christianisme que pour mieux dissimuler leur origine et leur qualité. « L'Église, dit fort bien M. Reinach, ne défendait pas aux Juifs d'être juifs ; mais elle interdisait aux chrétiens de judaïser et aux Juifs de les pousser dans cette voie. » Ce fut l'Inquisition d'Espagne qui. au xve et au xvie siècle, organisa les persécutions antisémites : mais ce fut pour des raisons politiques, sous la pression des souverains, plutôt que pour des raisons religieuses et sous l'impulsion du catholicisme.. En un mot, l'Inquisition religieuse du moyen âge a respecté les Juifs quand eux-mêmes respectaient les chrétiens ; l'Inquisition politique de la Renaissance les a poursuivis et durement condamnés. »[366]


Conclusion. — Nous pouvons donc conclure : — 1. que l'Église a longtemps répugné aux peines temporelles ; — 2. qu'elle a été amenée à des mesures de rigueur extrême par la force des choses et par la nécessité de protéger son existence ; — 3. que les abus qui se sont commis, et dont nos adversaires ont souvent exagéré le nombre, sont imputables aux inquisiteurs et non à la papauté qui a toujours protesté contre une sévérité excessive, et flétri les cruautés qui lui ont été signalées ; — 4. que l'Inquisition, en sauvegardant l'unité religieuse par la répression de l'hérésie, empêcha bien des guerres civiles et de prodigieuses effusions de sang. La preuve en est bien qu'en Espagne où le protestantisme fut ainsi étouffé, les victimes de l'Inquisition furent beaucoup moins nombreuses que celles des guerres de religion, en France et en Allemagne ; — 5. enfin, que l'Inquisition n'a jamais été, entre les mains de l'Église, qu'une arme de cil-constance, à laquelle depuis longtemps elle ne songe plus à recourir.


§ 3. — Les Guerres de religion et la Saint-Barthélemy.

453. — 1° Exposé des laits. — Les Guerres de religion sont les luttes civiles entre catholiques et protestants, qui, durant les règnes de François II, Charles IX et Henri III, ensanglantèrent la France. Au nombre de huit, elles débutèrent en 1562, à la suite du massacre de Vassy et se terminèrent par la promulgation de l'Édit de Nantes (1598) qui garantissait aux protestants le libre exercice de leur culte dans les villes où il avait été organisé par les précédents édits, le droit de bâtir des temples, l'accès à toutes les charges publiques, etc.

On donne le nom de Saint-Barthélemy au massacre de l'amiral de Coligny et de nombreux gentilshommes protestants venus à Paris pour assister au mariage mixte de Marguerite de Valois avec Henri de Navarre, le futur Henri IV : massacre qui fut ordonné par le roi Charles IX et exécuté dans la nuit du 24 août 1572 (jour de la fête de saint Barthélemy).


454. — 2° Accusation. — A. A propos des guerres de religion, nos adversaires en rejettent toute la responsabilité sur l'Église catholique. — B. A propos de la Saint-Barthélemy, ils l'accusent : — 1. d'avoir préparé le massacre : et — 2. de l'avoir approuvé.


455. —3° Réponse.—A. GUERRES DE RELIGION.—a) II est injuste de rendre l'Église catholique responsable des guerres de religion. Celles-ci furent en effet déterminées par des causes politiques plutôt que religieuses. La religion catholique étant considérée à cette époque comme un des fondements essentiels de la société, l'État, en déclarant la guerre aux huguenots, a eu pour but de protéger l'ordre social et l'unité de la nation. Les premiers et les vrais responsables sont donc les protestants eux-mêmes qui se révoltaient contre l'ordre de choses établi. L'on nous objecte, il est vrai, que le massacre de Vassy, qui leur servit de point de départ, fut l'œuvre des Guises, les chefs du parti catholique. La chose est exacte, mais il ne faut pas oublier que, déjà auparavant, et dès 1560, les protestants avaient pillé l'église de Saint Médard à Paris, jeté la terreur en Normandie, dans le Dauphiné et la Provence, que dans différentes villes, Montauban, Castres, Béziers, ils avaient interdit le culte catholique et forcé le peuple à assister au prêche : il ne faut pas oublier non plus que, pour servir leurs desseins, les protestants pactisèrent avec l'étranger, que l'amiral de Coligny et Condé firent appel à Elisabeth d'Angleterre, lui promettant, en échange de son or et de ses troupes, la cession du Havre, de Dieppe et de Rouen. — b) Quant aux atrocités, il n'y a pas lieu davantage de les invoquer contre l'Église catholique, car il y eut, des deux côtés, des actes regrettables. Et, tout compte fait, il semble bien que l'intolérance protestante n'est pas allée moins loin que l'intolérance catholique. Les protestants n'ont-ils pas profané les églises, détruisant les saintes images, déchirant les riches enluminures des manuscrits et des missels, renversant les croix, brisant les châsses et autres objets sacrés de grande valeur artistique? N'ont-ils pas, en un mot, commis des actes de vandalisme inexcusables et accompli des destructions irréparables?


456. — B. La Saint-Barthélemy. — Parmi ces violences, la plus odieuse certainement, — et celle-là au compte du parti catholique, — fut le massacre de la Saint-Barthélemy. Mais est-il vrai que l'Église y ait joué le premier rôle, soit en préparant, soit en approuvant le massacre?


a) Préparation du massacre. — Pour démontrer ce premier point, nos adversaires s'appuient sur des lettres du pape S. Pie V à Charles IX et à Catherine de Médicis, dans lesquelles il les exhorte à exterminer les protestants français[367]. Il est indiscutable que dans ces lettres le pape prêche la guerre sainte, et demande qu'on poursuive avec une fermeté impitoyable les hérétiques insurgés ; mais dans sa pensée il s'agissait d'une guerre légitime, faite selon le droit des gens ; ce n'était nullement une exhortation à un massacre tel que la Saint-Barthélemy. La chose devient plus évidente encore, si l'on suppose, comme certains historiens le font, que le mariage du jeune prince calviniste, Henri de Navarre, avec Marguerite de Valois, catholique, servit de prétexte pour attirer les seigneurs huguenots dans un guet-apens et les faire assassiner tous à la fois, car le pape S. Pie V a toujours refusé son consentement à ce mariage : ce qu'il n'aurait pas fait s'il avait été complice de la soi-disant machination.

Mais il n'y a pas eu même préméditation, de la part de la Cour de France. Il ressort en effet de nombreux témoignages contemporains que, au printemps de 1572, l'amiral de Coligny voulait entraîner le roi Charles IX dans une guerre contre l'Espagne, et que Catherine de Médicis voulait, au contraire, maintenir la paix avec Philippe II. Comme l'avis de Coligny semble prévaloir auprès du jeune roi, la Reine-Mère conçoit le projet machiavélique de supprimer l'adversaire qui la gêne : le meurtre lui apparaît légitime, parce que commandé par la « raison d'État ». Elle se met alors à combiner avec les Guises, ennemis personnels de Coligny, des projets d'assassinat. Le 18 août, mariage de Henri de Navarre avec Marguerite de Valois. Les gentilshommes protestants y sont venus de partout. Le 22 août, c'est-à-dire quatre jours après la cérémonie, tentative de massacre du seul amiral de Coligny : ce qui prouve bien qu'il n'est pas encore question de massacrer tous les protestants. Grand émoi alors parmi les seigneurs protestants qui projettent de venger Coligny, bien que celui-ci n'ait été blessé que légèrement. Devant une situation aussi critique, et dans la crainte d'être découverte, Catherine de Médicis prend un parti désespéré, et, profitant de l'attitude des protestants qui profèrent des menaces de mort contre les catholiques, et en particulier contre les Guises, elle représente au roi que les huguenots conspirent contre la sûreté de l'État et que c'est une mesure de salut public de les exécuter en masse. Elle arrache ainsi au roi affolé l'ordre de massacre


Nous pouvons donc conclure : — 1. que le massacre de la Saint Barthélemy a été un crime politique commis à l'instigation de Catherine de Médicis ; et — 2. que, le massacre n'ayant pas été prémédité, l'on ne saurait, par conséquent, accuser l'Église de l'avoir préparé.


b) Approbation du massacre. — Après le massacre de la Saint-Barthélemy, le clergé de Paris célébra, le 28 août, une messe solennelle et fit une procession en action de grâces. A Rome, le pape Grégoire XIII, qui avait succédé à S. Pie V, le 13 mai 1572, éprouva une grande joie à la nouvelle de la Saint-Barthélemy. Il l'annonça lui-même au consistoire, fit chanter un Te Deum à l'église Sainte-Marie-Majeure, fit frapper une médaille en souvenir de ce grand événement et ordonna la composition de la fresque fameuse de Vasari, où sont représentées les principales scènes de la sanglante journée. Tels sont les faits qui ont donné à croire que l'Église catholique, dans la personne de ses chefs, a approuvé le massacre. Mais il s'agit de savoir quelle idée on se faisait, à Paris et à Rome, de l'événement en question. Massacre et lâche assassinat, ou légitime défense? Dans le premier cas, la complicité de l'Église serait certainement engagée. Dans le second, l'attitude de ses représentants devient toute naturelle. Or c'est justement la seconde hypothèse qu'il faut envisager. — 1. Pour ce qui concerne d'abord le clergé de Paris, il est clair que ses renseignements étaient inexacts. Comme tout le monde, il croyait qu'il y avait eu, de la part des huguenots, projet d'attentat contre la sûreté de l'État : il en voyait la preuve évidente dans ce fait que, le 26, Charles IX avait, devant le Parlement, revendiqué la responsabilité du drame, tout en expliquant qu'il lui avait été imposé par la connaissance d'un complot contre le gouvernement et la famille royale. Comment s'étonner alors que le clergé parisien ait célébré, d'accord avec le peuple, une cérémonie d'actions de grâces, demandée officiellement par la Cour pour remercier le ciel d'avoir préservé le Roi et châtié les coupables? — 2. Quant à Grégoire XIII, il reçut la nouvelle de la Saint-Barthélemy, par un ambassadeur de Charles IX, le sieur de Beauvillier. Les faits lui furent donc présentés d'après la version officielle de la Cour de France. Avec le message du roi Charles IX, le même Beauvillier apportait une lettre de Louis de Bourbon, neveu du cardinal. Écrite le surlendemain du massacre, cette lettre expliquait que, dans le but de faire monter un prince protestant sur le trône, l'amiral de Coligny préparait le meurtre du roi et de la famille royale. Aussi inexactement renseigné, il est donc tout naturel que Grégoire XIII ait manifesté ses sentiments de joie avec tant de spontanéité, et qu'il en ait fait la démonstration publique. De nos jours encore, les chefs d'État n'échangent-ils pas entre eux des congratulations, lorsque l'un d'eux a échappé à un attentat?


Conclusion. — Nous pouvons donc conclure que l'Église n'a ni préparé le massacre de la Saint-Barthélemy, ni ne l'a glorifié en tant que massacre.


§ 4. — Les Dragonnades et la Révocation de l'Édit de Nantes.

457. — 1° Exposé des faits. — L'Edit de Nantes avait été un acte du pouvoir royal, une concession, non un contrat entre deux parties. En laissant à chacun la liberté d'être protestant ou catholique, autrement dit, en accordant la liberté de conscience et la liberté de culte, Henri IV posa le premier le principe de tolérance, et cela, à un moment où tous les souverains d'Europe, protestants et catholiques, n'admettaient pas que leurs sujets eussent une autre religion que la leur.[368] Malheureusement les protestants abusèrent des concessions qui leur avaient été faites. Profitant des garanties dont ils jouissaient dans de nombreuses places de sûreté, ils commirent la double faute de vouloir s'isoler du reste de la nation, pour former un État dans l'État, et surtout d'entretenir des relations suspectes avec l'étranger. Plusieurs fois, ils s'étaient alliés, soit avec les Espagnols, soit avec les Anglais. En 1627, la Rochelle où ils étaient les maîtres, s'était révoltée ; le Languedoc, travaillé par le duc de Rohan, avait suivi son exemple. Les Réformés furent donc tenus pour des sujets dangereux, et Richelieu, voulant en finir avec eux, dirigea lui-même le siège de la Rochelle qui se rendit, après une année presque, d'une résistance acharnée (1628). Par l’édit de Grâce ou d’Alais (1629) Richelieu enleva aux protestants toutes leurs villes de sûreté et leurs privilèges politiques, mais leur laissa la liberté du culte. Malgré cette dernière concession, c'était déjà un acheminement vers la révocation de l'Édit de Nantes.

Louis XIV voulut aller plus loin que Richelieu. Imitant les autres États protestants, il voulut qu'il n'y eut dans son royaume qu'une seule foi et un seul culte, et forma le projet d'amener tous les réformés à la religion catholique. Tout d'abord il entreprit de les convertir par des prédications et des missions. Bossu et écrivit une réfutation du Catéchisme général de la Réformation publié par Paul Ferri à Sedan (1654), et entrant dans la pensée du roi, il travailla à la réconciliation des deux confessions, catholique et protestante, par la discussion et la persuasion, « chrétiennement et de bonne foi », sans violenter la conscience ni des uns ni des autres. Mais aux efforts des controversistes et des missionnaires les Réformés répondirent par de mauvaises dispositions et parfois par des violences. De plus, ils continuèrent leurs relations avec les ennemis de la France, entre autres, avec les Pays-Bas pendant la longue guerre qui commença en 1672. Mécontent alors de leur attitude, le roi Louis XIV adopta à l'égard des protestants des mesures analogues à celles qui étaient en vigueur contre les catholiques dans les États protestants tels que l'Angleterre et la Hollande. Des intendants furent envoyés partout pour seconder l'œuvre des missionnaires et mettre la force au service de la persuasion. Les intendants outrepassèrent les ordres reçus ; -sur le conseil du ministre de la guerre, Louvois, le roi envoya des dragons qui devaient loger chez les protestants qui refusaient de se convertir. Les violences et les excès de toutes sortes que commirent ces « missionnaires bottés» sont restés tristement célèbres sous le nom de dragonnades. Mais il faut dire, à la décharge de Louis XIV, qu'il ignorait les cruautés dont ses soldats se rendaient coupables. On lui faisait seulement connaître le nombre des conversions qui s'opéraient, et ce nombre était tel que bientôt le roi crut qu'il ne restait plus guère de protestants en France, que l'unité religieuse était faite. Alors il révoqua l’Édit de Nantes (16 octobre 1685). Les Réformés se virent donc obligés de choisir entre la conversion hypocrite ou l'exil.


458. — 2° Accusation. — Nos adversaires rendent l'Église responsable de la révocation de l'Édit de Nantes et des fâcheux résultats qui s'ensuivirent.


'459. — 3° Réponse. A. LA RÉVOCATION.— La révocation de l'Édit de Nantes peut être considérée à un double point de vue : politique et religieux. — a) Au point de vue politique ou juridique, il est bien certain que le roi Louis XIV avait le droit de révoquer l'édit porté par Henri IV. Les protestants eux-mêmes en conviennent. « Ces actes de tolérance, dit Grotius, ne sont pas des traités, mais des édits royaux rendus pour le bien général, et révocables quand le même bien général y engagera le Roi». — b) Au point de vue religieux, l'intolérance du Roi et du parti catholique fut certainement une erreur fâcheuse. Nous avons dit : l’intolérance du Roi et du parti catholique, car, si Louis XIV fut le grand responsable, il faut bien avouer que son acte était réclamé par l'opinion catholique et qu'il fut accueilli avec des marques non dissimulées de satisfaction. Toutefois, le pape Innocent XI ne lui donna pas sa complète approbation. Quant aux violences commises, aux dragonnades, il est clair qu'elles ne sont pas imputables à l'Église, et l'on ne peut même pas dire, comme nous l'avons vu plus haut, que Louis XIV doive en porter la responsabilité.


B. LES RÉSULTATS. — Nous n'hésitons pas à reconnaître que la révocation de l'Édit de Nantes eut des conséquences religieuses et politiques tout à fait déplorables. Les protestants qui se convertirent pour pouvoir rester en France, furent de mauvais catholiques. Ceux qui préférèrent l'exil, portèrent à l'étranger les ressources de leurs talents et de leur activité laborieuse ; il y en eut même qui entrèrent dans les armées ennemies et n'eurent pas honte de combattre leur pays. Mais, autant nous pouvons les admirer d'avoir accepté courageusement les douleurs de l'exil plutôt que de trahir leur foi, autant nous devons les blâmer d'avoir haï leur patrie


Conclusion. — II n'y a pas à le dissimuler, la révocation de l'Édit de Nantes fut une faute et un malheur. Cet acte fut surtout un acte politique, mais le parti catholique se fût grandi, si, au lieu d'imiter l'intransigeance dès pays protestants, il eût réclamé pour ses frères dissidents le bénéfice d'une large tolérance.


§ 5. — Le Procès de Galilée.

460. — 1° Exposé des faits. — Dès 1530, le chanoine Copernic formulait déjà l'hypothèse que la terre et toutes les planètes tournent autour du soleil, et non le soleil autour de la terre, comme l'enseignait le système de Ptolémée, généralement admis jusque-là. Au début du xvir3 siècle, Gaulée[369], ayant présenté le système de Copernic comme une hypothèse certaine, fut, de ce fait, cité deux fois devant la Saint-Office. Ce sont ces deux procès qui forment le point central de ce qu'on appelle 1' « affaire Galilée ».


A. PROCÈS DE 1616. — En défendant la théorie de Copernic comme une hypothèse certaine, Galilée s'était fait de nombreux adversaires, entre autres, tous les savants qui ne juraient que par Aristote. Vers la fin de 1641, François Sizi accuse Galilée de contredire, par son système, les passages de la Bible tels que Josué, x, 12 ; Eccles., i, 5 ; Ps., xviii, 6 ; ciii, 5 ; Eccl., xliii, 2, qui paraissent en faveur du système géocentrique. Galilée pouvait alors se retrancher sur le terrain scientifique et fuir la difficulté en laissant aux théologiens et aux exégètes le soin de la résoudre. Il commit la faute de suivre son adversaire sur le terrain de l'exégèse. Le 19 février 1616, la question fut donc portée devant la Congrégation du Saint-Office. Onze théologiens consulteurs eurent à examiner les deux propositions suivantes : — 1. Le soleil est le centre du monde et il est immobile ; 2. La terre n'est pas le centre du monde et elle a un mouvement de rotation et de translation. La première proposition fut qualifiée « fausse et absurde philosophiquement, et formellement hérétique parce qu'elle contredit expressément plusieurs textes de la Sainte Écriture suivant leur sens propre et suivant l'interprétation commune des Pères et des Docteurs». La seconde proposition fut censurée « fausse et absurde philosophiquement, et au moins, erronée dans la foi ».

Le 25 février, le pape Paul V donnait au cardinal Bellarmin l'ordre de faire venir Galilée et de l'avertir qu'il eût à abandonner ses idées. Galilée vint et se soumit. Le 5 mars, sur l'ordre de Paul V, paraissait un décret de la Congrégation de l'Index condamnant les ouvrages de Copernic et tous les livres qui enseignaient la doctrine de l'immobilité du soleil. Mais dans cette condamnation il n'était pas fait mention des écrits de Galilée. Celui-ci fut même reçu en audience, le 9 mars, par le pape qui lui déclara qu'il connaissait la droiture de ses intentions et qu'il n'avait rien à craindre de ses calomniateurs.


B. PROCÈS DE 1633. — Après son procès de 1616, Galilée était allé reprendre à Florence le cours de ses travaux. En 1632, il publia son Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde. Cet ouvrage portait l'imprimatur de l'inquisiteur de Florence et celui de Mgr Riccardi, Maître du Sacré-Palais, chargé par office de surveiller la publication de tous les livres qui paraissaient à Rome. Or ce dernier avait bien accordé l'imprimatur, mais sous la condition, que l'ouvrage contiendrait une préface et une conclusion indiquant que le système n'était présenté qu'à titre d'hypothèse. La préface et la conclusion"^ y trouvaient en effet, mais, de la manière dont elles étaient rédigées, elles parurent une moquerie. Les théologiens du Saint-Office furent d'avis que Galilée transgressait les ordres donnés en 1616. En conséquence, il fut cité à nouveau devant le Saint-Office. Après avoir différé plusieurs fois son voyage sous prétexte de maladie, il se mit enfin en route et arriva à Rome le 16 février 1633, où il jouit d'un régime de faveurs, puisque, au lieu d'être interné dans une cellule du Saint-Office, il put descendre chez un de ses amis Niccolini ,l'ambassadeur de Toscane.

Le procès commença le 12 avril, et la sentence fut rendue le 22 juin. Galilée, debout et tête nue, écouta la lecture de sa condamnation : abjuration, prison et récitation, une fois par semaine, pendant trois ans, des sept Psaumes de la Pénitence. Puis, à genoux, la main sur l'Évangile, il signa un acte d'abjuration dans lequel il se déclarait « justement soupçonné d'hérésie», détestait ses erreurs, promettait de ne plus les soutenir et de réciter les pénitences imposées. C'est à ce moment que, d'après une légende tout à fait invraisemblable, vu les circonstances, Galilée se serait écrié en frappant la terre du pied : « E pur si muove» «Et pourtant elle se meut!»


461. — 2° Accusation. — Nos adversaires portent, à propos du procès de Galilée, une triple accusation contre l'Eglise. — a) Ils prétendent d'abord que, dans cette affaire, L'infaillibilité du pape a été mise en défaut: b) Puis ils accusent l'Église d'avoir frappé un innocent, et — c) d'avoir entravé les progrès de la science.


462. — 3° Réponse- — A. Il est faux de prétendre que l'infaillibilité du pape et par conséquent celle de l'Église ,ait été mise en défaut dans l'affaire Galilée. Sans nul doute, lorsque les juges de Galilée, les papes Paul V et Urbain VIII y compris, jugeaient le système de Copernic contraire à la lettre de l'Écriture, ils commettaient une erreur objective et matérielle. Lorsque Galilée affirmait, au contraire, qu'il ne faut pas toujours prendre les paroles de la Sainte Écriture à la lettre, les écrivains sacrés ayant employé, en parlant du soleil, le langage courant, lequel n'a aucune prétention scientifique et se conforme aux apparences, c'est bien lui qui avait raison. D'où il suit que « le tribunal du Saint-Office, comme celui de l'Index, s'est trompé en déclarant, dans les considérants, fausse en philosophie la doctrine de Copernic, qui est vraie, et contraire à l'Écriture cette doctrine, qui ne lui est nullement opposée.

Mais peut-on trouver dans ce fait un argument contre la doctrine de l'infaillibilité de l'Église ou du Souverain Pontife? Pour répondre à cette question, il n'y a qu'à déterminer la valeur juridique des décrets de 1616 et de 1633. Le décret de 1616 est un décret de la Sacrée Congrégation de l'Index ; celui de 1633, un décret du Saint-Office. Assurément, ces décrets ont été approuvés par le Pape : mais comme dans l'espèce, il s'agit seulement d'une approbation dans la forme simple, commune (in forma communi), les décrets sont et restent juridiquement les décrets de Congrégations, qui valent par l'autorité immédiate des Congrégations.

Or, nous le savons, la question d'infaillibilité ne se pose même pas, quand il s'agit d'un décret d'une Congrégation quelle qu'elle soit, eût-elle comme Préfet le Pape lui-même. »[370] Deux conditions leur manquent pour pouvoir être des définitions ex-cathedra, et partant, infaillibles. La première c'est que la censure portée contre la théorie copernicienne ne se trouve que dans les considérants qui ne sont jamais l'objet de l'infaillibilité, et la seconde c'est que les décrets n'ont pas été des actes pontificaux, mais des actes des Congrégations, lesquelles ne jouissent pas du privilège de l'infaillibilité. Au reste, aucun théologien n'a jamais considéré ces décrets comme des articles de foi, et, même après les sentences du Saint-Office, les nombreux adversaires du système copernicien n'ont jamais allégué contre lui qu'il avait été condamné par un jugement infaillible.

L'infaillibilité du Pape mise hors de cause, l'on peut s'étonner à bon droit de l'erreur des juges du Saint-Office. Il y a cependant de bonnes raisons qui expliquent, et même justifient, leur conduite On a dit que la condamnation de Galilée était le résultat d'une machination tramée contre lui par des adversaires jaloux, que le pape Urbain VIII se serait reconnu dans le « Dialogue » sous le personnage un peu ridicule de Simplicio dans la bouche duquel se trouvait un argument que le pape, alors qu'il n'était encore que le cardinal Maffeo Barberini, avait opposé à Galilée, et que son amour-propre blessé l'aurait poussé à la vengeance. Quoi qu'il puisse y avoir de vrai dans ces allégations, il y eut d'autres raisons plus sérieuses qui déterminèrent les juges de l'Inquisition à prononcer une sentence de condamnation, et ces raisons furent les suivantes. C'était alors une règle courante en exégèse, — et cette règle n'a pas changé, — que les textes de la Sainte Écriture doivent être pris dans leur sens propre quand l'interprétation contraire n'est pas imposée par des motifs tout à fait valables. Or, à cette époque, l'on interprétait les passages en question, et en particulier, celui où Josué commande au soleil de s'arrêter, au sens propre et obvie, et par conséquent d'après le système astronomique de Ptolémée. Aussi longtemps que ce dernier système n'était pas démontré faux et que Galilée ne pouvait apporter aucune preuve péremptoire et scientifique de la vérité du système de Copernic, c'était le droit de la congrégation du Saint-Office, et même son devoir, de garder l'interprétation littérale et d'arrêter, par une décision disciplinaire, toute doctrine qui contredirait cette interprétation et voudrait substituer le sens métaphorique au sens littéral. Ajoutons que la Congrégation était d'autant plus portée à s'en tenir à l’interprétation traditionnelle que l'on se trouvait alors en pleine effervescence du protestantisme, et que, en prétendant interpréter les textes de la Sainte Écriture à sa façon, Galilée semblait favoriser la théorie du libre examen.


B. Dans quelle mesure peut-on dire que l'Église a frappé un innocent et que Galilée est un martyr de la science? Qu'il ait eu à souffrir pour la défense de ses idées, que, mis dans l'alternative d'avoir à les sacrifier ou de désobéir à l'Église, il ait enduré dans son intelligence et dans son cœur de cruelles tortures, la chose ne semble pas contestable. Mais dire, que l'Église l'a martyrisé, c'est aller un peu loin. — 1. Tout d'abord, il est faux de prétendre qu'il fut forcé d'abjurer une doctrine qu'il savait être certaine. Il lui semblait bien par les expériences qu'il avait faites que le système de Copernic était une hypothèse plus vraisemblable que celle de Ptolémée, mais de la vérité de cette hypothèse il n'eut jamais la certitude évidente. — 2. Encore moins peut-on dire qu'il fut traité avec rigueur. « On peut défier les plus fanatiques de citer où et quand, pendant ou après son procès, Galilée aurait subi une heure de détention dans une prison proprement dite.»[371] Le pape Paul V admirait Galilée et lui donna de nombreuses marques de bienveillance. — L'on objecte, il est vrai, qu'URBAiN VIII le fit menacer de la torture. Mais cette menace, qui ne fut d'ailleurs pas exécutée, était un des moyens juridiques d'alors, analogue à l'isolement et au secret dont on se sert aujourd'hui, pour provoquer les aveux des prévenus. Il serait, d'autre part, injuste de dire qu'URBAiN VIII fut dur à son égard puisque, le lendemain de sa condamnation, le 23 juin 1633, Galilée fut autorisé à quitter les appartements du Saint-Office où il devait être détenu, et à se rendre dans le palais de son ami, le Grand-Duc de Toscane ; d'où il put bientôt repartir pour sa villa d'Arcetri. Et c'est là qu'il mourut, après avoir reçu tous les ans une pension que le Pape lui accordait depuis 16.30.

C. La condamnation de Galilée a-t-elle vraiment entravé les progrès de la science? « Accordons sans peine que les décrets de l'Index ont pu empêcher ou retarder la publication de quelques ouvrages, tel le Monde de Descartes ; mais, de bonne foi, peut-on affirmer que le triomphe du système en a été reculé?... L'accord avec l'expérience pouvait seul donner à l'hypothèse de Copernic une confirmation décisive, et les décrets de l'Index n'empêchaient personne de chercher à réaliser cet accord. »[372]


Conclusion. — De ce qui précède il résulte que, si la condamnation de Galilée fut, de la part de la Congrégation du Saint- Office et même des papes Paul V et Urbain viii. une erreur infiniment regrettable, elle n'atteint en rien la doctrine de l'Église sur l'infaillibilité pontificale, pas plus qu'elle ne témoigne d'une hostilité systématique contre la science et le progrès.


§ 6. — L'ingérence des Papes dans les affaires temporelles.

463. — 1° Exposé des faits. — L'histoire nous témoigne que, au moyen âge, les Papes se sont considérés comme les chefs suprêmes des États chrétiens, qu'ils ont revendiqué le droit de citer à leur tribunal souverains et sujets, et qu'ils ont infligé aux princes scandaleux, non seulement des peines spirituelles telles que l'excommunication, mais même des peines temporelles en les déposant et en les privant de leurs droits de commander. Ainsi Grégoire VII (le moine Hildebrand), célèbre par sa lutte dans la Querelle des Investitures[373], excommunia une première fois l'empereur d'Allemagne, Henri IV, qui ne voulait pas se laisser dépouiller du droit de 1’investiture, le réduisit à venir, s'humilier devant lui au château de Canossa (1077) et l'ex­communia une seconde {ois (1078) parce qu'il ne tenait pas ses promesses. Innocent III (1198-1216) obligea Philippe-Auguste à reprendre sa femme Ingeborg ; en Angleterre, il déposa Jean sans Terre, puis le rétablit sur le trône ; en Allemagne, il excommunia Othon IV et délia ses sujets du serment de fidélité. Innocent IV, au concile de Lyon (1245), déposa Frédéric II, empereur d'Allemagne. Boniface VIII (1294-1303) lutta, pendant toute la durée de son pontificat, contre le roi de France, Philippe le Bel. Comme ce dernier, toujours à court d'argent, voulait imposer le clergé à son gré, sans tenir compte des immunités ecclésiastiques (N° 422, n.), le Pape dans sa bulle « Clericis laicos», rappela la doctrine de l'Église et interdit aux clercs de payer le tribut aux puissances laïques. Sur la demande du clergé français lui-même, il accorda ensuite l'autorisation. Mais la lutte recommença bientôt et Boniface VIII publia contre Philippe le Bel une série de bulles, entre autres, la bulle « Ausculta, filin, dans laquelle il se disait « constitué au-dessus des rois et des royaumes!, et la bulle « Unam Sanctam », dans laquelle, après avoir rappelé l'unité de l'Eglise, il déclarait que « ce corps unique ne doit pas avoir deux têtes, mais une seule, le Christ et le Vicaire du Christ », que deux glaives sont au pouvoir de l'Église, un spirituel, et un matériel, que « le premier doit être manié par l'Église, le second pour 1 Église i et que, le second devant être soumis au premier, le pouvoir spirituel doit juger le pouvoir temporel si celui-ci s'égare. Enfin Boniface VIII excommunia Philippe le Bel le 13 avril 1303.


464. — 2° Accusation. — Les ennemis de l'Église accusent les papes d'avoir outrepassé leurs droits et d'avoir revendiqué un pouvoir illégitime.


465. — 3° Réponse. — A. L'intervention des papes dans les affaires temporelles des États chrétiens n'était pas illégitime : elle ne constituait nullement, de leur part, un abus de pouvoir.

Les papes avaient le droit d'intervenir à un double titre : — a) Tout d'abord en vertu de leur pouvoir indirect sur les choses temporelles dont nous avons précédemment démontré l'existence (N° 436). « Le pouvoir spirituel, dit Bellarmin, ne s'immisce pas dans les affaires temporelles, à moins que ce3 affaires ne s'opposent à la fin spirituelle ou ne soient nécessaires pour l'obtenir : auxquels cas le pouvoir spirituel peut et doit réprimer le pouvoir temporel et le contraindre par toutes les voies qui paraîtront nécessaires. » Lorsque les Papes précités ont frappé les princes qui abusaient de leurs pouvoirs, non seulement de peines spirituelles comme l'excommunication, mais même de peines temporelles comme la déposition, ils ont donc agi en vertu du pouvoir spirituel attaché à leur charge suprême et du pouvoir indirect sur les choses temporelles qui découle du pouvoir spirituel. — b) En dehors du droit divin dont nous venons de parler, le droit public du temps, reposant sur le libre consentement des peuples et des princes, légitimait l'intervention de la papauté dans les affaires temporelles. Rappelons-nous en effet que, en vertu de ce droit public, il y avait une alliance étroite entre l'Église et l'État, que le Pape était regardé comme le chef naturel de la chrétienté, à qui appartenait le droit de trancher les différends, et que le prince, avant de monter sur le trône, faisait serment de gouverner avec justice, de protéger la Sainte Église romaine, de défendre la foi contre l'hérésie, et de ne pas encourir lui-même l'excommunication. Que si alors le prince devenait parjure à son serment, s'il gouvernait contre les droits de l'Église ou contre les justes intérêts de son peuple, la papauté avait le droit et même le devoir de lui remettre devant les yeux les engagements sacrés qu'il avait pris, et en cas de refus, de l'excommunier, au besoin, de le déposer, et de déclarer ses sujets déliés de leur serment d'obéissance à l'égard d'un souverain indigne du pouvoir[374].

B. Non seulement l'intervention des papes dans les affaires temporelles n'était pas illégitime, mais il faut reconnaître combien elle fut heureuse et bienfaisante, tout à l'avantage des faibles et des opprimés. Durant cette rude époque de la féodalité où tout était livré au plus fort, seule l'Église avait assez de puissance pour rappeler aux rois et aux seigneurs qu'au-dessus de la force il y a le droit. La prérogative que les Papes revendiquaient de déposer les rois dont la conduite était scandaleuse, et de délier leurs peuples du serment de fidélité, bien loin d'être une usurpation ,du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, lui servait au contraire de frein et de contrepoids. Quand le droit était violé et que la justice demeurait impuissante, il était bon qu'il y eût quelqu'un d'assez fort et d'assez indépendant pour prendre en main la cause de la morale et de la religion outragées.



Remarque. — On objecte aussi contre l'Église : — 1. qu'il y a eu de mauvais Papes, et l'on cite alors les noms d'Etienne VI, de Jean XII, de Benoît IX et d'Alexandre VI, — 2. que, au moyen âge, il y eut un clergé simoniaque et corrompu. — A cette objection nous avons déjà répondu et nous avons montré qu'elle ne vaut ni contre l’infaillibilité du Pape (N° 400), ni contre la sainteté de l'Église (N° 379).


§ 7. — Le Syllabus et la condamnation des libertés modernes.

466. — 1° Notion et autorité doctrinale du Syllabus. — Le Syllabus (mot lat. qui veut dira index, table) est un recueil de quatre-vingts propositions renfermant les principales erreurs modernes, déjà réprouvées et condamnées dans les allocutions consistoriales, les encycliques et autres lettres apostoliques du pape Pie IX. Le Syllabus, précédé de l'Encyclique Quanta cura, parut, sur l'ordre de Pie IX, le 8 décembre 1864, mais l'idée d'un pareil catalogue contenant les erreurs de l'époque sous la forme qu'elles revêtaient alors, était bien antérieure à cette date et avait été suggérée dès 1849, par l'archevêque de Pérouse, le cardinal Pecci, qui devait succéder à Pie IX sous le nom de Léon XIII.

Quelle est l’autorité doctrinale du Syllabus? Faut-il le considérer comme un acte ex-cathedra, comme le veulent certains théologiens de valeur : Franzelin, Mazzella, Hurter, Pesch, ou bien n'est-il qu'un document de grande autorité auquel tout catholique doit adhérer sans qu'on puisse le taxer d'hérésie, dans le cas contraire? La question n'est pas tranchée, et du fait qu'elle ne l'est pas et que chaque catholique reste libre d'adopter l'une ou l'autre opinion, le Syllabus ne s'impose pas à la croyance comme une définition infaillible. Il est vrai que le pape Pie IX en a pris la responsabilité, mais, dit le P. Choupin, « toute constitution pontificale, même relative à la foi et solennellement promulguée n'est pas une définition ex-cathedra : il faut encore et surtout que le Pape manifeste suffisamment sa volonté de trancher définitivement la question par une sentence absolue »[375]. Par conséquent, bien que les propositions condamnées doivent être repoussées par tout catholique d'un assentiment ferme, il ne s'ensuit pas que la proposition contradictoire soit de foi. La proposition condamnée n'ayant pas été qualifiée d'hérétique, la proposition contraire ne saurait être de foi. Il importe, en outre, pour mesurer tout le sens d'une proposition condamnée dans le Syllabus, de se reporter au document d'où elle est extraite.


467. — 2° Accusation. — Nos adversaires accusent l'Église d'avoir, par le Syllabus, déclaré la guerre à la société moderne et de s être montrée l'ennemie irréconciliable du progrès et de la civilisation.


468. — 3° Réponse. — Pour étayer leur accusation, les adversaires de l'Église s'appuient surtout sur les deux dernières propositions du Syllabus qui sont pour ainsi dire le résumé des erreurs modernes : Prop. LXXIX. : « Il est faux que la liberté de professer n'importe quelle religion, de penser et de manifester publiquement toutes les opinions conduisent plus facilement à la corruption des mœurs et des esprits et propage la peste de l'indifférentisme. » Prop. LXXX. « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, , le libéralisme et la civilisation moderne. » Or, il est bien évident, à propos de cette dernière proposition, — et il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'allocution Jamdudum d'où la proposition est extraite, — que le pape n'entend nullement condamner les progrès véritables de la science positive et des inventions humaines. La condamnation ne porte que sur le faux progrès et sur la fausse civilisation.

De même, le pape Pie IX ne condamne pas toute liberté et tout libéralisme. Personne n'a jamais défendu la vraie liberté plus que l'Église catholique : elle affirme la liberté naturelle contre les matérialistes et les déterministes qui la nient, la liberté individuelle contre les esclavagistes qui la suppriment, la liberté de conscience contre les pouvoirs publics qui l'oppriment. Ne disons donc pas que l'Église est l'ennemie des libertés, anciennes ou modernes : ce qu'elle frappe d'anathème c'est la fausse liberté, c'est le droit à l'erreur et au mal, c'est, d'une manière générale, l'opinion qui soutient que la liberté implique le droit absolu d'embrasser et de soutenir toute doctrine philosophique, religieuse et politique, qui vous plaît. Après avoir rappelé les vieilles erreurs déjà condamnées du panthéisme, du naturalisme, du rationalisme, de l'indifférentisme, après avoir réprouvé les thèses socialistes et communistes de l'origine populaire du pouvoir et du droit absolu des majorités, etc., Pie IX, à l'exemple de Grégoire XVI, dans son Encyclique Mirari vos, proclame que les droits de la vérité sont supérieurs à ceux de la liberté, les droits de Dieu supérieurs à ceux de l'homme, les droits de la justice supérieurs à ceux du nombre et de la force, et, avec une grande sagesse, il condamne le libéralisme absolu qui, par son culte extravagant et mal entendu de la liberté, est la source profonde d'un grand nombre d'erreurs contemporaines.

Mais, remarquons-le en passant, Pie IX s'est contenté d'exposer la thèse catholique ; et à ce point de vue, on peut l'accuser d'intolérance.. La vérité ne saurait être tolérante, car, par le fait même qu'elle est la vérité, elle exclut ce qui lui est contraire. Reprocher à l'Église son intolérance doctrinale, c'est donc lui reprocher d'être et de se croire la vérité. Toutefois, quelque intolérants qu'ils paraissent, les principes du Syllabus laissent libre espace à toutes les aspirations légitimes de la pensée moderne, et c'est ce que Léon XIII, dans une admirable suite d'encycliques, s'est chargé de démontrer.


Art. II. — Les Services rendus par l'Église.

469. — A côté des griefs que nos adversaires accumulent dans leur sévère réquisitoire contre l'Église, il serait injuste de ne pas mentionner les services que le christianisme a rendus et de méconnaître la part qui lui revient dans la marche de la civilisation. Nous allons donc voir brièvement ce que l'Église a fait pour l'individu, pour la famille et pour la société, comment elle a travaillé au progrès, au bien-être des peuples, à leurs intérêts matériels, intellectuels et moraux. Les bienfaits qu'elle a rendus sur ce terrain méritent d'être d'autant plus appréciés qu'ils sont en dehors de la sphère d'action et de la mission tracées par le Christ. Car, ne l'oublions pas, l'Église a été instituée pour recevoir et transmettre le dépôt de la révélation chrétienne, pour conduire les hommes à leur salut éternel, et non pas pour travailler, tout au moins d'une façon immédiate, à leur bonheur temporel. Et cependant elle n'a cessé de s'en préoccuper et de tendre, par tous les moyens en son pouvoir, à améliorer le sort de l'humanité. « Chose admirable, pouvons-nous dire avec Montesquieu, (L’Esprit des lois), la religion chrétienne qui semble n'avoir d'autre objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »


§ 1 — L'Église et l'Individu.

470. — Si nous considérons l'homme d'une manière générale et du seul point de vue individuel, nous constatons que, presque partout dans l'antiquité, l'humanité est partagée en deux classes : l'homme libre, et l’esclave. Ce qu'était l'esclave et ce qu'a fait l'Église pour lui, telles sont les deux questions qui se posent.

1° Ce qu'était l'esclave. — On entend par esclavage l'état de l'homme asservi à la puissance d'un autre homme. L'esclavage avait pour origines, la guerre, la traite ou la naissance. Le prisonnier vaincu, le malheureux capturé par des pirates ou l'enfant né de parents esclaves tombaient sous la dépendance absolue d'un maître qui les traitait et exploitait à son gré. La condition matérielle de l'esclave variait donc suivant le caractère et les dispositions de ce dernier. De toute façon, l'esclave était toujours un être à part, un homme qui n'avait pas plus de droits que la bête de somme, qui était entièrement la propriété, la « chose » du maître, ravalé par le fait au rang d'un animal ou d'un vil instrument qu'on achète et qu'on vend, dont on se défait quand il ne peut plus servir. On connaît en effet le conseil de Caton au père de famille économe : « Vendez les vieux bœufs... les vieilles voitures, les vieilles ferrailles, le vieil esclave, l'esclave malade. » N'ayant pas de droits sur sa personne, l'esclave ne pouvait en avoir davantage sur sa famille, sur sa femme et ses enfants. Il arriva même souvent que la législation conférait au maître le droit de vie et de mort sur ses esclaves, et l'on sait que les gladiateurs dont les combats eurent tant de vogue chez les Romains, étaient pris non seulement parmi les condamnés à mort, mais aussi parmi les esclaves.

Telle était la condition de la plus grande partie de l'humanité, et il convient d'ajouter que cette honteuse institution n'était nullement réprouvée par la religion païenne, qu'elle était tenue pour une institution légitime, même par les philosophes les plus illustres[376]. Si les écrivains ont blâmé parfois les abus, jamais ils n'ont condamné le principe.


471. — 2° Ce que l'Église a fait pour l'esclave. — Qu'on ne se figure pas tout d'abord que l'Église a renversé d'un seul coup l'état de choses établi. Les révolutions doivent être amenées par une lente évolution des idées, car l'opinion publique ne rompt pas du jour au lendemain avec les idées ambiantes, avec les traditions et les vieilles coutumes. La transformation d'une société nécessite donc une action continue, un travail préparatoire de longue haleine. Or ce travail, l'Église l'entreprit par sa doctrine, par sa législation et par ses actes : — a) par sa doctrine. Dès l'origine du christianisme, l'Église commence sa lutte contre l'esclavage. Le premier et le plus éloquent interprète de sa doctrine est saint Paul. Avec une habileté et un art consommés, l'Apôtre des Gentils pose les grands principes de l'égalité et de la fraternité, qui sont comme le fondement de la liberté individuelle. Il proclame, à la face des maîtres orgueilleux qui se trouvent dans le vaste Empire gréco-romain, que tous les hommes sont issus de la même origine, rachetés du même sang et appelés à la même béatitude éternelle, par conséquent, égaux et frères. « II n'y a plus écrit-il aux Galates, ni Juif ni Grec, ni esclave, ni homme libre, il n'y a plus ni homme, ni femme ; car vous êtes tous un dans le Christ Jésus. » ( Gal., ii, 28). Mais, tout en posant les principes qui doivent peu à peu détruire l'esclavage, saint Paul se garde bien de prendre une attitude agressive contre les maîtres, de prêcher la lutte dos classes et de pousser à une révolution trop rapide qui compromettrait le succès de son œuvre. Il juge beaucoup plus sage pour le moment de rappeler aux uns et aux autres leurs devoirs réciproques : obéissance de la part des esclaves, bonté de la part des maîtres : « Serviteurs, dit-il aux premiers, obéissez à vos maîtres selon la chair avec respect et crainte et dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ... Servez-les avec affection, comme servant le Seigneur et non des hommes, assurés que chacun, soit esclave, soit libre, sera récompensé par le Seigneur de ce qu'il aura fait de bien. Et vous maîtres, dit-il aux seconds, agissez de même à leur égard et laissez là les menaces, sachant que leur Seigneur et le vôtre est dans les cieux et qu'il ne fait pas acception des personnes. » (Eph., vi. 5-9).

b) Par sa législation. Sous l'influence de l'Église, les empereurs devenus chrétiens, promulguent des lois qui améliorent la condition de l'esclave. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, Constantin défend de marquer les condamnés et les esclaves au visage « où réside l'image de la beauté divine » ; il déclare coupables d'homicide les maîtres dont les mauvais traitements auraient causé la mort de leurs esclaves. Théodose rend la liberté à tous les enfants vendus par leurs pères ; Honorius met fin pour toujours aux combats des gladiateurs ; Justinien porte une loi qui punit le rapt des femmes esclaves de la même peine que celui des femmes libres. Un des rares empereurs qui n'aient pris aucune mesure en faveur des esclaves est précisément un empereur imbu de tous les préjugés du paganisme, Julien l'Apostat.

Les invasions barbares au ve siècle sont néfastes à la cause des esclaves et lui font perdre du terrain. Mais l'Église, par les nombreux conciles qu'elle tient, du vie au ixe siècle, en Gaule, en Bretagne, en Espagne, en Italie, continue de travailler en leur faveur. Le concile d'Orléans de 511 et le concile d'Epône, en 517, proclament le droit d'asile, en vertu duquel l'esclave, même « coupable d'un crime atroce » s'il s'est réfugié dans une église, ne pourra subir un châtiment corporel. Le concile d'Auxerre, à la fin du VIe siècle, le concile de Chalon-sur-Saône, au milieu du viie siècle, défendent de faire travailler les esclaves le dimanche. Plusieurs conciles interdisent la traite des esclaves, ou, s'ils n'osent pas aller aussi loin, lui apportent des entraves, comme on en trouve un exemple dans le 9e canon du concile de Châlons-sur-Marne qui défend de vendre aucun esclave en dehors du royaume de Clovis». En outre, l'esclave est admis par l'Église- au sacerdoce et à la profession monastique, pourvu qu'il ait obtenu de son maître le consentement préalable, ou l'affranchissement. Enfin, les conciles du vin" siècle reconnaissent formellement la validité des mariages contractés, en connaissance de cause, entre des hommes libres et des esclaves.

c) Par ses actes. — 1. Dans l'exercice de son culte, l'Église primitive ne tient aucun compte des distinctions sociales. «Entre le riche et le pauvre, l’esclave et le livre, il n’y a pas de différence», écrit l’apologiste Lactance. Telle est, à n’en pas douter, l’un des raisons les plus fortes qui contribueront à l’affranchissement de l’esclave. Renan lui-même ne fait pas de difficulté à le reconnaître : «Les réunions à l'Eglise, à elle s seules, écrit-il dans son Marc Aurèle, eussent suffi à ruiner cette cruelle institution (de l'esclavage). L'antiquité n'avait conservé l'esclavage qu'en excluant les esclaves ,des cultes patriotiques. S'ils avaient sacrifié avec leurs maîtres, ils se seraient relevés moralement. La fréquentation de l'église était la plus parfaite leçon d'égalité religieuse... Du moment que l'esclave a la même religion que son maître, prie dans le même temple que lui, l'esclavage est bien près de finir. » — 2. L’admission des esclaves au sacerdoce et à la vie monastique que nous avons signalée plus haut est une autre source d'où doit sortir le nivellement de tous les rangs sociaux. Sous la bure ou le voile monastique, on ne discerne plus les maîtres des esclaves : les uns et les autres travaillent et prient en commun, confondus dans une égalité parfaite. — 3. A partir du vie siècle, l'Église, enrichie par les donations pieuses des rois et des seigneurs, emploie ses richesses au rachat de nombreux prisonniers de guerre et d'esclaves, afin de les affranchir, ou tout au moins, de « leur rendre la vie douce et facile a, selon la recommandation des papes et des conciles.

Voilà ce que l'Église a fait dans le passé. Son ardeur ne s'est d'ailleurs pas éteinte, et tout lé monde connaît la grande œuvre entreprise par Léon XIII et le cardinal Lavigerie, à la fin du siècle dernier, connue sous le nom d'œuvre antiesclavagiste et destinée à combattre en Afrique la traite et l'esclavage des noirs.


§ 2. — L'Église et la Famille.

472. — Nécessaire pour conserver la vie tout autant que pour la donner, la famille est de droit naturel, en même temps que d'origine divine. Cependant les conditions de la famille, — et nous entendons par là les relations entre eux des membres qui la composent, — peuvent varier avec les temps et les lieux. Voyons donc ce que fut la famille dans l'antiquité et ce qu'elle est depuis le christianisme.


La famille dans l'antiquité. — Dans l'antiquité, l'autorité souveraine du père absorbe celle des autres membres. — a) Presque partout, à Rome spécialement, l'enfant tient son droit à la vie du bon vouloir du père. Les infanticides y sont fréquents, admis par les lois, et approuvés par les philosophes. « Rien n'est plus raisonnable, dit à ce sujet Sénèque, que d'écarter de la maison les choses inutiles » et Quintilien ose écrire que « tuer un homme est souvent un crime, mais tuer ses propres enfants est souvent une très belle action». Si le père peut tuer ses enfants, à plus forte raison peut-il les vendre ou les donner en gage. — b) Quant à la mère, sa situation n'est pas plus enviable. Non seulement elle n'a aucune part à la puissance paternelle, mais là où la polygamie et le divorce sont admis, comme en Orient, elle est une véritable esclave. Même au milieu des civilisations les plus brillantes, comme celles de la Grèce et de Rome, la condition de la femme n'est guère meilleure. Jeune fille, elle est sous la puissance de son père; mariée, elle passe sous la tutelle de son mari qui détient de la législation des pouvoirs presque illimités.


473. — 2° La famille dans la société chrétienne. — a) Grâce au christianisme, l'enfant devient l'objet des plus tendres sollicitudes des parents. Sous l'influence de la doctrine chrétienne, le père comprend que son enfant n'est pas une propriété dont il a le droit d'user ou d'abuser, mais une créature de Dieu, rachetée du sang du Christ et prédestinée au ciel, un être qu'il doit entourer d'une tendresse d'autant plus grande qu'il est ' plus chétif et plus faible. — b) Le christianisme n'a pas moins relevé la dignité morale de la, femme : et cela de double façon, en enseignant, d'une part, la noblesse de la virginité', et le respect dont il convient de l'entourer, et d'autre part, la grandeur du mariage un et indissoluble. Car, qu'on le remarque bien, le christianisme n'a pas rehaussé la virginité, si peu connue et si incomprise des anciens, pour rabaisser d'autant le mariage. L'exaltation de la vierge ne doit pas, dans la pensée du Christ, nuire à la beauté morale de la femme mariée ; la preuve en est bien qu'il a élevé le mariage à la dignité de sacrement, en sorte qu'il n'est plus une cérémonie quelconque, aussi solennelle qu'on la suppose, mais un signe sacré qui donne une grâce spéciale et symbolise l'union du Christ lui-même avec son Église.

Les féministes prétendent que la femme n'a pas encore' dans la société la place qui devrait lui revenir et que, au triple point de vue politique, social et économique, sa condition est très inférieure à celle de l'homme, et ils demandent que, étant soumise aux mêmes lois et ayant des charges au moins équivalentes à celles de l'homme, elle jouisse aussi des mêmes droits. Si l'Église n'a pas formulé sur ce sujet de doctrine précise, il est permis de dire qu'elle ne saurait qu'encourager tout effort qui tend à améliorer le sort de la femme.


§ 3. — L'Église et la Société.


474. — Si nous considérons, non plus l'individu, ni la famille, mais un groupe d'individus et de familles, autrement dit, la Société, nous constatons que l'Église lui a rendu les plus grands services à un triple point de vue : matériel, intellectuel et moral.


1° Services rendus dans l'ordre matériel — A tout moment de son histoire, l'Église a travaillé au bien-être du peuple. Le bien-être matériel est en effet la résultante d'un ensemble de choses : travail, épargne, bonnes mœurs, sans lesquelles il n'y a pas de prospérité ni de bonheur possibles. Or tandis que dans l'antiquité toutes ces vertus étaient inconnues, tandis surtout que le travail manuel était regardé comme quelque chose de dégradant pour l'homme libre, la doctrine chrétienne, en enseignant la grande loi du travail, a réhabilité celui-ci aux yeux de l'humanité. Et l'Église ne s'est pas contentée de donner son enseignement, elle a estimé que le meilleur moyen d'en assurer le succès était de l'appuyer de ses exemples. Aussi voyons-nous régner une activité intense parmi les premières générations chrétiennes. Plus que les autres, les moines travaillent à la prospérité de l'Europe en défrichant les vieilles forêts, en labourant et cultivant les déserts, et en créant autour de leurs monastères des villages et des villes où fleurissent bientôt le commerce et l'industrie.

Et de nos jours, où l'ouvrier a déjà pris et veut prendre une place prépondérante dans la société, l'Église, après avoir relevé sa dignité morale, continue de s'intéresser à son sort. L'Encyclique Rerum novarum (16 mai 1891) de Léon XIII et l'Encyclique Quadragesimo Anno (15 mai 1931) de Pie XI témoignent que l'Église attache le plus haut intérêt à la solution de la question sociale. De toute son âme elle souhaite que les justes revendications des travailleurs soient couronnées de succès. Elle n'a pas de plus vif désir que de voir leurs droits élargis, mais en même temps qu'elle formule des vœux pour le mieux être de l'ouvrier, elle n'hésite pas à lui rappeler que, s'il a des droits, il a aussi des devoirs ; et ce faisant, elle est convaincue qu'elle sert mieux sa cause que les démagogues qui, en le nourrissant de vains espoirs, le conduisent à la ruine et à l'abîme.


475. — 2° Services rendus dans l’ordre intellectuel — A entendre certains adversaires de l'Église, l'instruction ne date guère que de la Révolution française. Jusque-là, et particulièrement au moyen âge, c'est comme une longue époque d'ignorance et d'obscurantisme. L'Église qui s'était faite l'institutrice de la France, ne remplit pas le rôle qui lui avait été confié : l'enseignement qu'elle donne se borne tout au plus aux choses de la foi — Ceux qui parlent ainsi, font preuve ou bien d'une ignorance des faits impardonnable ou d'une insigne mauvaise foi. Sans doute il y a eu des époques où, en raison de certaines circonstances malheureuses, comme par exemple sous les rois fainéants (viie siècle) et après l'invasion des Normands, au Xe siècle, l'enseignement fut en décadence. Il n'eu est pas moins vrai que les historiens qui ont fait une enquête impartiale sur l'état de l'instruction en France avant la Révolution, sont obligés de convenir que l'Église a toujours donné l'instruction à ses clercs et aux laïques autant que le comportaient les progrès du temps et les besoins de chacun. Du ve au XIe siècle, l'Église fonde et dirige des écoles épiscopales, presbytérales et monastiques ; au xvie siècle, elle se met à la tête du mouvement qui pousse les esprits vers l'antiquité grecque et latine. Et depuis lors, jamais elle n'a cessé de promouvoir les travaux intellectuels et de favoriser le développement des lettres, des arts et des sciences.


476. — 3° Services rendus dans l'ordre moral. — Dans l’ordre moral, nous avons vu déjà ce que l'Église a fait pour l'individu et pour la famille. En revendiquant ainsi la liberté pour les individus, elle a, du même coup, transformé les mœurs publiques. Aux chefs d'État elle a appris que « tout pouvoir vient de Dieu» et que dès lors on doit l'exercer avec justice et sagesse. Aux sujets elle a prescrit l'obéissance et le respect vis-à-vis des gouvernants en s'appuyant sur cette simple parole du Christ : « Rendez à César ce qui appartient à César. » Enfin elle a rendu meilleures les relations de peuple à peuple. En enseignant partout que tous les hommes, sans distinction de race et de nationalité, sont frères, enfants de Dieu et de l'Église, elle leur a fait comprendre que c'était une monstruosité de se traiter en barbares.


477. — Objection. — Contre les services rendus à la société par l'Église catholique, nos adversaires objectent que les nations protestantes sont plus puissantes et plus prospères que les nations catholiques, que leur niveau moral est plus élevé ; et, de ce fait qu'ils prennent comme point de départ et qu'ils regardent comme historiquement incontestable, ils concluent que la prospérité des uns et la déchéance des autres doivent être attribuées à la différence de religion.


Réponse. — II faut distinguer dans l'objection qui précède deux choses : le point de vue historique et le point de vue doctrinal, ou, si l'on veut, la question du fait, et la thèse qu'on veut établir sur le fait. Évidemment, s'il était possible de prouver que les faits historiques ne sont pas tels qu'on le prétend, ou n'ont pas la portée qu'on leur attribue, nous serions en droit de conclure aussitôt que la thèse est fausse. Mais admet tons par hypothèse que les nations protestantes sont vraiment supérieures aux nations catholiques ; s'ensuit-il que la cause de la supériorité des unes et de l'infériorité des autres soit la religion ?


A. LA THÈSE. — A la considérer en soi, que penser de la thèse qui fait de la religion le principe du progrès ou de la décadence des nations? — a) Remarquons d'abord que, même s'il en était ainsi, le protestantisme ne serait pas pour cela la craie religion. Car le but premier de la religion n'est pas de travailler à la prospérité matérielle de ses adeptes mais de conduire les âmes à Dieu. Et si nous avons mentionné les services rendus par l'Église à la société dans cet ordre de choses, il ne rentrait pas dans notre pensée de vouloir démontrer que le christianisme, par le fait qu'il est la vraie religion, a eu pour résultat d'attirer la bénédiction de Dieu dans l'ordre temporel. Nous nous sommes bornés à établir que le bien-être matériel des peuples devait découler de la doctrine du Christ qui tend à rendre les hommes plus travailleurs, plus économes et plus vertueux, mais nous nous gardons bien de prétendre qu'il suffit d'introduire la vraie religion dans un pays déshérité au point de vue matériel, pour le transformer, comme par enchantement, en un pays riche et prospère. — b) Venons maintenant au cœur de la question. Sur quoi s'appuie-t-on pour dire que la religion protestante est cause de grandeur, tandis que la religion catholique est cause de décadence ? Sans doute, sur le principe fondamental du protestantisme, sur la théorie du libre examen qui favorise, dit-on, l'esprit d'entreprise, l'élan et l'énergie, alors que les principes du catholicisme qui imposent l'adhésion à des dogmes obscurs et la soumission aveugle à un pouvoir absolu, suppriment toute initiative. Mais qui ne voit que c'est là un raisonnement bien spécieux? La foi à des dogmes qui n'ont rien à faire avec les questions matérielles et l'obéissance à l'Église dans l'ordre spirituel ne gênent en rien l'esprit d'initiative, et il serait ridicule de croire que le commerçant et 1 industriel catholiques ne sont pas tout aussi libres que le commerçant et l'industriel protestants de conduire leurs affaires au mieux de leurs intérêts. — c) Ajoutons enfin que le mot prospérité est un terme bien vague. La vraie civilisation ne se réduit; pas à la seule prospérité matérielle : il nous semble au contraire qu'elle embrasse l'ensemble des intérêts matériels, moraux et religieux. Les peuples qui veulent arriver au plus haut degré de civilisation ne sont donc pas ceux qui n'ont d'autre idéal que le bien-être et la fortune, mais ceux qui ont plus de grandeur d'âme et une vie morale plus noble. Or il est évident que, sur ce point, les principes catholiques qui recommandent tant la charité, l'amour des autres, le don de soi, qui font aller de pair la foi et les bonnes œuvres, sont loin d'être inférieurs aux principes protestants. Nous pouvons donc déjà conclure que la thèse ne repose sur aucun argument.


B. LES FAITS. — Non seulement la thèse, prise en soi, est fausse, mais les faits eux-mêmes la démentent. — a) Car, s'il s'agit du passé, l'on ne saurait contester que dans une longue période de notre histoire, les nations catholiques : la France, l'Autriche et l'Espagne, furent à la tête de la civilisation. Or le moment où elles ont atteint leur apogée correspond précisément avec celui où la vie catholique était le plus intense et où les principes chrétiens étaient le mieux observés. — b) S'il s'agit du présent, il faut bien confesser que les nations catholiques dont nous venons de parler, sont, \ au point de vue économique, dans un état d'infériorité sur les grandes nations protestantes : Angleterre, États-Unis, Allemagne. Or si l'on veut absolument que la religion soit la cause de cette infériorité, nous répondrons que les États catholiques sont tombés en décadence parce qu'ils ont été infidèles à leur religion et qu'ils ont été rongés par la plaie de l'indifférentisme ou même de l'athéisme. Du moins cela était vrai hier de la France, mais aujourd'hui qu'elle a été comme purifiée par une rude épreuve, au cours de laquelle elle a étonné le monde par sa vitalité, par son esprit d initiative, par son abnégation et par le réveil de sa foi, qui peut dire de quoi demain sera fait et si elle ne va pas reprendre sa place à la tête de la civilisation matérielle morale et religieuse?



BIBLIOGRAPHIE. — Art. I. — Brehier, art. Croisades (Dict. d'Alès) — Luchaire, Innocent III; La question d’Orient (Paris). — Guilleux, art. Albigeois (Dict. d’Alès) — De Cauzons, Les Albigeois et l'Inquisition ; Les Vaudois et l'Inquisition (Bloud). — Mgr Douais, Les sources de l'histoire de l’Inquisition (Rev. des Questions historiques, 1882) ; L'Inquisition, Ses origines historiques, sa procédure (Plon), Vacandard, L'Inquisition (Bloud). — Guiraud, Questions d'histoire et d. archéologie chrétienne (Gabalda). — Mgr d'Hulst, Car. de 1895, 5e Conf. L'Église et l’Etat. — Langlois, L’Inquisition d'après des travaux récents (Bellais) — Rouquette, L'Inquisition protestante... (Bloud). — Guiraud, art. Inquisition (Dict. d Alès — Vacandard, De la tolérance religieuse (Bloud). — De la Brière art Barthélemy (La Saint-) (Dict. d'Alès). - Hello, La Saint-Barthélemy (Bloud) — Vacandard, Etudes de critique et d'histoire religieuse (Lecoffre). — Didier La révocation de l'Édit de Nantes (Bloud). — P. de Vregille, art. Galilée (Dict d'Alès) — Choupin, Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège (Beauchesne) De l’Epinois, La question Galilée (Palmé). - Jaugey, Le procès de Galilée et la Théologie. — Sortais, Le procès de Galilée (Bloud). — Vacandard études de critique... — J. de la Serviêre, art. Boniface VIII (Dict. d'Alès).

Art II. — P. Allard, Les esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l'Église... (Lecoffre) ; art. Esclavage (Dict. d'Alès). - D'Azambuja, Ce que le christianisme a fait pour la femme (Bloud). — H. Taudière, art. Famille (Dict. d'Alès) — L Leclercq, Essai d'Apologétique expérimentale (Duvivier, Tourcoing). — Mgr Baudbillart, L Eglise catholique, la Renaissance, le Protestantisme Bloud) — De la Brière, Nations protestantes et nations catholiques (Bloud). — Flamérion De la prospérité comparée des nations catholiques et des nations protestantes... (Bloud).


chapitre II. — La Foi devant la raison et la science.

DÉVELOPPEMENT

Division du Chapitre.


478. — Quelque fortes et déterminantes que soient les raisons de croire proposées par l'Apologétique, elles seraient évidemment frappées de nullité, si nos adversaires pouvaient démontrer que l'Église catholique enseigne des dogmes absurdes. Croyant trouver là un terrain d'attaque très propice, les rationalistes s'élèvent contre la foi, au nom de la raison -et de la science : ils prétendent qu'il y a antagonisme entre celles-ci et celle-là, que les deux modes de connaissance sont opposés entre eux, ou tout au moins étrangers l'un à l'autre. Nous allons voir que les choses ne sont pas ainsi, en établissant : 1° les rapports de la foi et de la raison, et 2° les rapports de la foi et de la science.


Art. I. — La foi et la raison.

479. — Objection. — D'après les rationalistes, il y aurait incompatibilité entre la foi et la raison Non seulement entre les deux aucun rapport ne saurait s'établir, mais, en requérant l'adhésion à des mystères, c'est-à-dire à des vérités qui dépassent, et même, déconcertent l'intelligence, la foi se met en contradiction absolue avec la raison, si bien qu'on ne peut croire sans abdiquer ta raison.


480. — Réponse. — Nous avons déjà établi ailleurs[377] les rapports entre la foi et la raison, et nous avons constaté que la prétendue opposition invoquée par les rationalistes n'existe pas. « Bien que la foi soit au-dessus de la raison, dit le concile du Vatican, il ne saurait pourtant y avoir jamais de véritable désaccord entre la foi et la raison. Car le Dieu qui révèle les mystères et répand la foi en nous étant le même que celui qui a mis la lumière de la raison dans l'esprit de l'homme, il est impossible que Dieu se renie lui-même ni qu'une vérité s'oppose à une autre vérité. »[378]

Ainsi, d'après la doctrine catholique, trois traits caractérisent les rapports entre la foi et la raison. — a) La foi et la raison sont deux principes de connaissance distincts. b) Loin d'être en désaccord, ils doivent se prêter un mutuel concours. — c) Là où les deux principes se rencontrent, la foi est au-dessus de la raison.


A. LA FOI ET LA RAI SON, PRINCIPES DISTINCTS. — La foi et la raison sont deux principes de connaissance distincts, deux voies, deux lumières données par Dieu à l'homme pour atteindre le vrai. D'où il suit que chacune a son domaine respectif. Le domaine de la foi, ce sont toutes les vérités de la révélation, parmi lesquelles les unes, — les mystères, — sont inaccessibles à la raison, tandis que les autres lui sont accessibles et n'ont été révélées par Dieu que pour être connues avec certitude de la masse des hommes qui autrement les aurait ignorées ou mal connues. Le domaine de la raison, ce sont les vérités, — sciences physiques, naturelles, histoire, littérature, etc., -— que la raison, seule et par ses propres forces, peut découvrir, où elle n'entre pas en contact avec la révélation, où par conséquent elle est maîtresse absolue et n'a pas à subir le contrôle de l'Église.


B. PAS DE DÉSACCORD, MAIS MUTUEL CONCOURS. — S'il est vrai que les deux principes viennent de Dieu comme l'affirme la doctrine catholique, comment pourraient-ils être en désaccord? Comment le vrai pourrait-il s'opposer au vrai! Et non seulement il n'y a pas, il ne peut y avoir de désaccord entre la foi et la raison, mais elles se prêtent un mutuel concours. La raison précède la foi, elle lui prépare le terrain, elle construit les fondements intellectuels sur lesquels elle doit reposer. Puis, quand la foi est en possession de la vérité révélée, c'est encore la raison qui scrute et analyse, pour les rendre intelligibles, autant que faire se peut, les vérités qu'elle croit. A son tour, la foi éclaire la raison : elle l'empêche de s'égarer à travers la multiplicité des systèmes faux et condamnés par l'Église. Elle stimule et élève la raison en lui ouvrant de nouveaux horizons, en proposant à ses investigations le vaste champ des vérités surnaturelles.


C. LA FOI EST SUPÉRIEURE A LA RAISON. — Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de cette expression. Nous avons dit plus haut que la raison a son domaine propre sur lequel elle est maîtresse absolue. La subordination de la raison à la foi dont nous parlons ici ne concerne donc que le terrain mixte, et le terrain réservé à la foi. Sur le terrain mixte, c'est-à-dire dans les vérités qui, tout en relevant de la raison, appartiennent au domaine de la foi, parce qu'elles ont été révélées par Dieu, — par exemple, l'existence et la nature de Dieu, l'existence et la nature de l'âme, la création du monde, etc., — la raison doit se conformer aux enseignements infaillibles de l'Église, et reconnaître ses erreurs s'il y a lieu. A plus forte raison « dans le domaine supérieur où se trouvent les mystères qui la dépassent, la raison est obligée à une sujétion plus grande. Là, elle n'est réellement qu'un instrument; c'est ce que signifie cet adage que « la philosophie est la servante de la théologie». Il s'agit de la philosophie raisonnant sur les mystères. Et si cette expression, qui choque tant les philosophes modernes, était si souvent employée au moyen âge, c'est parce que c'était cette partie de l'exercice de la raison qui semblait la plus importante et sur laquelle se fixait l'attention. La science n'existait encore qu'à l'état d'embryon ; l'étude de la révélation divine paraissait l'étude la plus importante de toutes ; tout se rapportait à la théologie comme centre »[379].

48 i. — Mais, objectent les rationalistes, les mystères, pour l'explication desquels vous réclamez le concours de la raison, sont absurdes. Prenez tous les dogmes fondamentaux de votre religion : un Dieu en trois personnes, le péché originel, un Dieu fait homme, la naissance virginale du Christ, la rédemption par la mort d'un Dieu sur une croix... Ne suffit-il pas de les énoncer pour constater qu'ils sont en contradiction avec la raison?

Assurément les mystères sont au-dessus de la raison, mais ils ne sont pas contre. Il est vrai qu'ils paraissent et même qu'ils sont en contradiction avec les lois de la nature, mais cela ne prouve pas qu'ils contredisent notre raison. Cette contradiction n'existe que lorsqu'on déforme les dogmes par des conceptions fausses et des termes impropres. Prenons un seul exemple que nous emprunterons au livre de Sully Prudhomme sur « La vraie religion selon Pascal». Voici comment il expose le mystère de la Sainte Trinité, et la contradiction qu'il y relève. « Dire qu'il y a trois personnes en Dieu, c'est dire qu'il y a en Dieu trois individualités distinctes. D'autre part cependant, la formule du mystère déclare qu'il n'y en a qu'une, celle de Dieu même : le Père est Dieu, le Fils également ; le Saint-Esprit également ; les trois personnes divines ne sont qu'un seul et même être individuel. » — Si les théologiens présentaient le dogme sous cette forme, il est bien certain qu'il y aurait une contradiction dans les ternies. On ne saurait en effet concevoir trois individualités dans le même être individuel. Aussi n'est-ce pas ainsi qu'ils s'expriment. Laissant à Sully Prudhomme les termes ambigus d' « individualités » et « d'être individuel », ils disent que le mystère de la Sainte Trinité consiste dans le fait d'une nature unique subsistant en trois personnes, en d'autres termes, qu'il n'y a en Dieu qu'une seule nature, mais que cette nature est possédée par trois personnes. Que le critique ne comprenne pas, nous n'en sommes pas surpris, mais vraiment la contradiction ne se trouve que dans sa formule. C'est donc celle-ci qu'il faut réviser.


Conclusion. — Ce que nous venons de faire pour le mystère de la Trinité, nous pourrions le faire et nous l'avons fait du reste pour les autres dogmes de la Religion catholique[380]. Nulle part nous n'avons rencontré l'opposition entre la foi et la raison que voudraient y voir nos adversaires, et nous pouvons conclure que, si les dogmes dépassent la raison, ils ne la contredisent pas.


Art. II — La foi et la science.

482. — Objection. — Les rationalistes prétendent qu'entre la foi et la science le conflit est non moins irréductible et plus apparent encore qu'entre la foi et la raison. Et ils en cherchent généralement la preuve dans les récits scientifiques de la Bible qu'ils s'efforcent de mettre en contradiction avec les données de la science.


483. — Réponse. — Nous distinguerons deux points dans l'objection rationaliste : — a) la thèse qui affirme, d'un point de vue général, 'existence d'un soi-disant conflit entre la foi et la science, et — b) les applications qu'on en fait à la Bible.

A. THÈSE. — Les rationalistes pensent qu'entre la foi et la science le conflit est irréductible de ce fait que la science a pour conditions le libre examen et la libre recherche de la vérité, tandis que la foi n'est libre ni dans sa méthode ni dans ses conclusions. « Nous ne pouvons trouver un procédé scientifique, dit Gunkel, que là où il s'agit de chercher la vérité et où le résultat n'est donné au préalable ni dans le détail ni dans l'ensemble, par quelque autorité que ce soit. » Ainsi, disent les rationalistes, de ce que le libre examen est la condition de toute recherche scientifique, il s'ensuit que le catholique, qui n'a pas le droit de commencer par douter de ses dogmes, sans cesser d'être catholique, ne peut fournir une démonstration scientifique ni de ses raisons de croire ni des choses qu'il croit.

Pour répondre à la thèse rationaliste, il importe de distinguer entre le domaine exclusif de la science et le domaine mixte de la science et de la foi. — a) S'agit-il du domaine exclusif de la raison et de la science, s'agit-il des sciences qui n'ont rien de commun avec la foi, il est clair que le savant catholique jouit de la même liberté que le savant protestant ou rationaliste. « Qu'importe pour la liberté d'esprit nécessaire au savant électricien qu'il croie au Coran, à la Bible, ou bien à l'infaillibilité du Pape? — A moins qu'on n'essaie de soutenir que l'électricien qui croit à l'infaillibilité du Pape doit par là même professer qu'il est obligé de croire ce que le Saint-Père lui ordonnera, même en matière d'électricité. A quoi on ne peut répondre qu'en renvoyant le libre penseur au catéchisme, où il verra nettement délimitées les matières sur lesquelles l'infaillibilité peut porter. »[381] — b) S'agit-il des questions mixtes où les conclusions de la foi peuvent s'opposer aux conclusions d'une certaine philosophie et d'une certaine science, le savant catholique ne semble pas, au premier abord, pouvoir faire œuvre de science, parce que, lié par sa foi, il reste toujours apologiste, parce que, ses conclusions lui étant commandées par ses croyances, il est obligé d'ordonner les faits et les textes dans le sens de ses idées préconçues. Mais l'antinomie entre la foi et la science, même sur ce domaine mixte, est moins grand qu'on ne le prétend. Pourquoi celui qui croit en Dieu, en la Providence, au miracle, à l'existence d'une âme spirituelle et libre, serait-il moins apte à comprendre les faits biologiques et les réalités historiques que l'athée, le matérialiste et le déterministe? S'il y a préjugé d'un côté, il y en a aussi de l'autre, et, s'il y a préjugé des deux côtés, en quoi celui de l'athée est-il plus conforme à la science, à la libre recherche de la vérité que celui du croyant? Par ailleurs, quel que soit le point de départ du croyant, et même s'il était vrai que sa méthode de démonstration fut moins scientifique, de quel droit pourrait-on rejeter ses conclusions, s'il n'a fait appel qu'à la science pour défendre ou démontrer une vérité qu'il possède par une autre voie, si ses arguments sont tirés de sa raison, et non de sa foi ?


Conclusion. — Nous pouvons donc conclure : — 1. qu'il y a tout un domaine où le croyant, tout en restant croyant, est capable de véritable esprit scientifique ; et — 2. un autre domaine où, en dépit d'une méthode moins libre, il peut arriver à des conclusions qui sont scientifiques, parce qu'elles s'appuient sur la science et nullement sur les données de la foi.


484. — B. APPLICATIONS A LA BIBLE. — Pour prouver qu'il y a antagonisme entre la foi et la science, les rationalistes citent de nombreux passages de la Bible où les données de la révélation semblent .en opposition avec les données de la science. L'on pourra se faire une idée du soi-disant conflit par les trois exemples suivants tirés des descriptions cosmographiques, de la cosmogonie mosaïque et du récit du déluge.

a) Descriptions cosmographiques. — Les termes que les écrivains sacrés emploient pour décrire le ciel, la terre1 et les divers éléments du globe, sont parfois en opposition avec les termes employés par les sciences de la nature. Prenons quelques exemples : — 1. La voûte céleste est représentée comme une enveloppe solide, et il est dit dans la Genèse (i, 6-7), que le firmament « sépare les eaux supérieures des eaux inférieures qui sont sur la terre», que « les écluses du ciel s'ouvrirent» (Gen., vii, 11) et laissèrent tomber des pluies torrentielles, alors que la science moderne a démontré qu'il n'y a pas de voûte céleste et que les pluies ne proviennent nullement de réservoirs placés au-dessus de nos têtes. — 2. Les astres sont décrits comme des points fixes placés « dans l'étendue du ciel pour éclairer la terre et pour présider au jour et à la nuit » (Gen., I, 17-18). — 3. La manière dont il est parlé, à certains endroits, du soleil, suppose qu'il tourne autour de la terre (Jos., x, 13 ; Ecclé., xlviii, 23). L'Ecclésiaste (i, 6) nous le montre qui « se lève », « se couche », « se hâte de retourner à sa demeure, d'où il se lève de nouveau ». — 4. La terre est conçue comme une surface convexe, creusée en forme de cuvette, pour contenir les mers dont les eaux sont retenues par des barrières dressées par Dieu à cette fin (Provo., viii,, 30), alors qu'elles sont simplement retenues par la pesanteur qui les attache à l'écorce terrestre. — 5. Le lièvre que les naturalistes classent parmi les rongeurs, est désigné comme ruminant dans le Deutéronome (xiv, 7).

b) Cosmogonie mosaïque. — Les deux premiers chapitres de la Genèse où l'écrivain sacré nous raconte les origines des choses, dépeignent Dieu organisant le monde en six jours, par des actes immédiats, par la toute-puissance de sa parole et sans recourir à 1 action des causes secondes. Au contraire, l’hypothèse de Laplace suppose que les mondes se sont formés peu à peu, par une lente et progressive évolution[382]

Qu'il s'agisse des descriptions cosmographiques ou de la cosmogonie mosaïque, y a-t-il vraiment opposition entre la Bible et la Science1? Bien certainement, il y aurait conflit entre les deux si la Bible devait être regardée comme un livre de science. Or il n'en est rien. Les auteurs sacrés ne poursuivent pas un but scientifique, mais un but religieux. Les choses de la science étant pour eux un point secondaire, ils parlent des phénomènes de la nature et de la formation du monde, selon les apparences et d'après les données de la science de l'époque où ils écrivent. Dana ces conditions, l'on ne saurait voir un conflit entre leur langage et celui de la science actuelle.

c) Le Déluge. — Le récit biblique du déluge (Gen., vi et vii) a été combattu au nom de l'histoire naturelle, de l'ethnographie et de la géologie. Contre la thèse d'un déluge universel, qui aurait inondé toute la terre et englouti tous les hommes et tous les animaux, on objecte : — 1. qu'il n'y a pas sur la terre une masse d'eau assez considérable pour s'élever jusqu'au sommet des plus hautes montagnes dont l'altitude dépasse 8.000 mètres, que Dieu aurait dû donc la créer et la faire disparaître ensuite ; — 2. que Noé ne pouvait faire entrer dans l'arche un couple de tous les animaux existants ; — 8. que, si tous les hommes avaient péri à l'exception de la seule famille de Noé, on ne saurait expliquer la différenciation des races, blanche, noire et jaune qui, d'après les documents de l'histoire, était déjà un fait accompli trois mille ans avant Jésus-Christ ; — 4. que la terre ne porte aucune trace d'une telle inondation. Au contraire, les géologues constatent, par exemple sur les montagnes de l'Auvergne, des monceaux de cendre et de scories qui proviennent de volcans éteints avant l'apparition de l'homme et qui, dans l'hypothèse d'un déluge universel, auraient été certainement emportés par les eaux.

Les difficultés que nous venons de signaler n'embarrassent guère l'apologiste, pour cette bonne raison que l’universalité absolue du déluge n'a jamais été enseignée par l'Église comme article de foi, et que dès lors les opinions ont libre cours. L'universalité du cataclysme décrit dans la Genèse peut donc s'entendre : — 1. dans ce sens que les eaux inondèrent seulement la terre habitée ; — 2. ou même dans ce sens plus restreint qu'elles ne firent périr que la race de Seth, et non l'humanité tout entière.

Ces deux systèmes, qui supposent que l'universalité du déluge fut relative, tout en s'accordant avec les sciences naturelles, ne sont nullement en contradiction avec le texte de la Genèse. Car l'écrivain sacré n'a pu vouloir parler des contrées, telles que l'Amérique et l'Australie ou autres, dont il y a tout lieu de croire qu'il ignorait l'existence. Du reste, il arrive souvent dans la Sainte Écriture que les expressions « la terre » et même c toute la terre » ne sont pas employées dans un sens absolu. Ainsi il est dit dans l'histoire de Joseph qu' « il y eut famine sur toute la terre » (Gen., xxi, 57). De même, saint Luc nous montre réunis à Jérusalem, le jour de la Pentecôte, « des hommes pieux de toutes les nations qui sont sous le ciel» (Act., ii, 5). Rien ne nous empêche donc, ni au point de vue de la foi, ni au point de vue de l'exégèse, de nous rallier à l'opinion d'un déluge restreint, contre la réalité duquel la science ne peut élever d'objection sérieuse.


CONCLUSION GÉNÉRALE. —Ainsi, les difficultés soulevées contre l'Église, au nom de la raison et de la science, pas plus que les nombreuses objections que nous avons rencontrées déjà au cours de ce long travail, ne sont de nature à ébranler le bien-fondé de nos dogmes, ni la valeur de nos raisons de croire. Et pourtant, l'on voudra bien nous rendre cette justice que, à aucun moment de notre démonstration, nous n'avons cherché à affaiblir les arguments de nos adversaires. Nous avons mis plutôt un certain scrupule à les présenter dans toute leur force. Si nous avons cru que c'était là une affaire de conscience vis-à-vis d'adversaires dont nous n'avons pas le droit de suspecter la bonne foi et la loyauté, il nous semblait aussi que c'eût été faire injure à la vérité que de la défendre par des moyens inavouables.


BIBLIOGRAPHIE. — Bainvel, art. Foi (Dict. d'Alès) ; La foi et l’acte de foi (Beauchesne). — Catherinet, Le rôle de la volonté dans l’acte de foi (Langres). — E. Julien, Le croyant garde-t-il sa liberté de penser? (Rev. pr. d'Ap. 1907). — Abbé de Broglie, Les relations entre la foi et la raison (Bloud). — Verdier, La révélation devant la raison (Bloud). — Ponsard, La croyance religieuse et les aspirations de la société contemporaine (Beauchesne). — Fonsegrive, L'attitude du catholique devant la science (Bloud). — Guibert, Les croyances religieuses et les sciences de la nature (Beauchesne). — Brucker, art. Déluge (Dict. d'Alès).

Apologétique
Auteur : Abbé A. BOULENGER
Source : Manuel d’Apologétique : Introduction à la doctrine catholique, éd. Emmanuel Vitte, Paris Lyon, 1937, 8e éd., 490 p.
Date de publication originale : 1920

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : IMPRIMATUR : C. Guillemant, Vic. gen. , Atrebati, die 30 Aprilis 1920.
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