La création

De Salve Regina

La création, le péché originel, les anges
Auteur : Père Emmanuel
Source : Articles parus dans le Bulletin de Notre-Dame de la Sainte Espérance
Date de publication originale : janvier à juillet 1889

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen


La création

I. Nous sommes des créatures de Dieu

Toute la controverse contemporaine roule sur la question du surnaturel. Qu’entend-on par le surnaturel ? L’intervention directe de Dieu dans l’ordre des choses d’ici-bas. Beaucoup consentiraient à reconnaître, et même à adorer – action peu compromettante ! – un Dieu qui, selon l’expression du livre de Job, se promène autour des pôles des cieux, et qui d’ailleurs n’a aucun souci des choses humaines ou qui du moins n’y intervient pas personnellement. Quant à admettre un Dieu agissant en nous, non seulement par ces influences générales comprises dans le cours de la nature, mais par une action qui dépasse la nature, on y répugne, on n’en veut pas.

Et pourtant le surnaturel nous presse de tous côtés. L’ordre même de la nature est basé sur un fait éminemment surnaturel, la création.

Direz-vous que la création n’est pas un fait surnaturel ? Où donc en trouvez-vous l’équivalent dans les actions et réactions qui se produisent au sein de la nature ?

Les impies ne l’ont que trop compris : la création admise, il est impossible de nier le surnaturel. Aussi les voyons-nous occupés à entasser les unes sur les autres les hypothèses les plus absurdes, uniquement pour se défaire de la pensée gênante d’un Dieu créateur, c’est-à-dire posant à l’origine de toutes choses un acte libre et personnel dont il n’est pas permis d’éluder les conséquences.

Autant les impies répugnent à reconnaître cet acte qui les convainc d’illogisme et de folie, autant, nous chrétiens, enfants de Dieu, devons-nous le considérer et l’étudier avec amour, pour nous pénétrer des obligations qui en découlent comme aussi de la joie qu’il contient.

Nous sommes des créatures de Dieu ! Que cette pensée est féconde ! Qu’elle est consolante ! On sait la pénitence qu’un solitaire d’Orient imposa à une femme de mauvaise vie. Après l’avoir fait enfermer, et même murer dans une cellule de recluse, il lui ordonna de répéter uniquement ces mots : « Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi ! » Quelques années après, la courtisane mourait ; et les anges venaient prendre son âme, ils l’emportaient au ciel parmi les jubilations sans fin des chœurs célestes.

Cette pensée, je suis une créature de Dieu, est en effet de celles qui pénètrent jusque dans l’intime de l’âme, jusque dans la moelle des os.

Notre être est sorti d’une conception de l’intelligence divine, d’un acte de la volonté divine ; il demeure attaché à Dieu par son fonds le plus essentiel ; il porte la marque indélébile de celui qui est son ouvrier. Ce sont là autant de motifs de la confiance la plus pure envers Dieu, qui répand ses miséricordes sur toutes ses œuvres. Miserationes ejus super omnia opera ejus.

L’Église a su fondre admirablement ces considérations dans sa liturgie. Qui ne s’est senti remué jusqu’au fond du cœur par l’office des morts ? On voit la pauvre créature humaine si frêle qu’elle ressemble à une feuille flétrie que le vent emporte ; c’est presque le néant. Et néanmoins cette créature conteste à Dieu le droit de l’anéantir ; elle entre en discussion avec lui ; elle se couvre de son nom. Elle lui dit : « Souvenez-vous que vous m’avez pétrie ! » Et elle conclut hardiment, sous le coup même d’une dissolution inévitable : « Vous m’appellerez et je répondrai, vous tendrez votre main droite à l’œuvre de vos mains. Et la poussière reprendra vie pour confesser votre saint nom. »

A bien aller au fond des choses, toutes les miséricordes de Dieu vis-à-vis de ses créatures ont leur source dans l’acte de bonté gratuite par lequel il les a appelées à l’existence. Tous les articles du symbole se tiennent comme les anneaux d’une même chaîne. En tête nous lisons : Je crois en Dieu le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre. Qui ne comprend pas l’acte d’amour qui a présidé à la création, ne comprendra pas davantage l’acte d’amour qui a produit la rédemption. Celle-ci est une conséquence, non pas nécessaire, mais enfin une conséquence lato sensu des rapports existant entre le Créateur et ses créatures. Jésus-Christ est venu sauver l’œuvre des mains du Père tout-puissant[1].

Nous sommes convaincus d’ailleurs que, généralement, on ne se fait pas de la création une idée juste. On se perd dans un abîme sans fond, dans ce vide imaginaire qu’on appelle le néant ; et on se demande comment quelque chose a pu en sortir, même par la toute-puissante volonté de Dieu. Nous espérons, dans un article subséquent, faire quelque peu de lumière sur cette question : comment avons-nous été tirés du néant ? Et cette lumière, si imparfaite soit-elle, ne sera pas pour les âmes une médiocre joie.


II. Le comment de la création

Le comment de la création est un mystère, dont jamais la raison humaine, même éclairée par la foi, n’aura le dernier mot. Toutefois les grands docteurs de l’Église, notamment saint Augustin, saint Anselme et saint Thomas, ont répandu alentour de ce mystère de si belles lumières que notre âme a tout intérêt à en profiter.

Un être n’est pas : une volonté toute-puissante lui donne l’existence ; ce passage du néant à l’existence, pouvons-nous le comprendre et l’expliquer ? Non assurément, mais jusqu’à un certain point nous pouvons le concevoir et nous en rendre compte.

Tout d’abord notre raison peut s’élever à cette idée que, Dieu étant l’Être par essence, l’Être absolu et nécessaire, tous les êtres dépendent nécessairement de lui comme de leur premier principe ; ils n’ont pas pu se donner à eux-mêmes l’existence, conséquemment il faut qu’ils l’aient reçue de Dieu. Le dilemme est inévitable : ou bien dites que les êtres répandus dans l’espace se sont produits spontanément d’eux-mêmes, ce qui est le comble de l’absurde ; ou bien avouez que ce sont des créatures de Dieu.

En second lieu remarquons que, si l’acte de tirer un être du néant confond nos idées habituelles, notre raison ne laisse pas de concevoir très bien qu’il n’y a rien de contradictoire à ce qu’une volonté infiniment puissante donne l’existence à ce qui n’est pas. L’acte de créer, nous en convenons, suppose une puissance infinie ; mais la puissance de Dieu est infinie.

En troisième lieu observons, ce qui est d’une grande importance, qu’un être qui n’est pas encore ne laisse pas d’être possible. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il est susceptible d’exister, que rien dans l’idée qu’on s’en forme ne s’oppose à ce qu’il soit appelé à l’existence. On dit d’un enfant, pourvu de tous les organes nécessaires à la vie fonctionnant régulièrement, qu’il est né viable. De même on affirme d’un être, lorsqu’il se présente à l’esprit dans les conditions voulues pour exister, qu’il est possible. Un cercle carré, un bâton dans l’espace, mais aussi un être vivant se mouvant dans les airs grâce à des ailes, mais aussi un esprit doué d’intelligence et de volonté, sont autant d’êtres dont on ne saurait contester la possibilité.

Comprenons bien ce point : il nous servira grandement dans la solution du problème que nous agitons.

Le problème est celui-ci : comment un être a-t-il pu être tiré du néant ?

Tout d’abord mettons de côté toute fausse imagination, ne nous représentons pas le néant soit comme un abîme sans fond duquel Dieu fait sortir un être ; soit comme je ne sais quelle matière informe, duquel cet être serait composé ; soit comme un état antérieur, duquel il aurait été amené à l’existence. Être tiré du néant, avoir été fait de rien, cela signifie deux choses selon saint Thomas : premièrement que, là où il n’y avait rien, un être a commencé d’exister ; secondement, que cet être n’a pas été formé d’une matière préexistante[2].

Faire une chose avec une matière préexistante est un acte qui est du ressort de ce qu’on nomme les causes secondes, par lesquelles on entend les hommes, les anges, et généralement tous les agents naturels ; faire un être sans employer aucune matière préexistante est le propre de la cause première, de Dieu, et c’est ce que l’on nomme créer.

Dieu peut-il créer tout ce qu’il veut ? Distinguons. Dieu ne peut pas produire des objets impossibles, impliquant contradiction ; il ne peut pas faire un cercle carré, produire, qu’on nous pardonne cette répétition, un bâton n’ayant qu’un bout. Mais il peut appeler à l’existence tous les être possibles, c’est-à-dire se présentant à son intelligence divine dans les conditions voulues pour exister ; et, parmi tous ces êtres dont le nombre est infini, il peut faire un choix, et appeler à l’existence ceux qu’il lui plaît de choisir.

Ceci est une grande lumière, arrêtons-nous y. Nous disons que tous les êtres susceptibles d’exister sont présents à l’intelligence divine ; et que parmi eux Dieu choisit ceux à qui il trouve bon de donner l’existence.

C’est exactement ce qui se passe dans l’esprit d’un architecte méditant le plan d’un édifice. Il se présente à son esprit plusieurs combinaisons possibles, parmi lesquelles il en choisit une pour des raisons de lui connues. Une fois le plan arrêté, il dresse les grandes lignes de l’édifice, il prévoit jusqu’aux moindres détails, il combine l’agencement des parties de manière que l’ensemble soit non seulement réalisable, mais symétrique et harmonieux. L’édifice n’existe pas encore ; et déjà l’architecte le porte dans sa pensée, tel qu’un jour il sera réalisé et effectué.

Ainsi en est-il de Dieu vis-à-vis de la création. Elle n’existait pas encore que déjà et de toute éternité Dieu en avait arrêté le plan dans son intelligence divine. Tout y figurait à sa place et dans son rang, depuis le système stellaire qui touche à l’infiniment grand jusqu’à ces infusoires qui confinent à l’infiniment petit. Tous les êtres, composant le vaste ensemble du monde, avant d’exister en eux-mêmes, avaient une existence idéale[3] en Dieu qui, d’avance, les connaissait chacun par leur nom, et qui avait déterminé de les créer.

L’acte créateur a eu pour effet de les faire passer de cette existence purement idéale à l’existence réelle ; il a effectué extérieurement le plan qui était dans la pensée divine.

En cette réalisation de son plan, en cette production des êtres, Dieu n’a pas agi comme agit une cause seconde indigente et bornée. L’homme a besoin de matériaux pour réaliser sa pensée et exprimer son idéal ; Dieu a produit tout à la fois et la matière dont se compose une partie de son ouvrage et les formes qui la revêtent, en même temps qu’il appelait à l’existence les pures intelligences qui tiennent les sommets de la création ; là où il n’y avait rien, de sa pensée divine il a fait sortir un monde.

Le monde, avec tout l’ensemble des êtres, n’est donc pas sorti tant du néant que de la pensée divine. Dieu ne l’a pas tiré de sa propre substance, il l’a fait de rien, mais d’après un plan préexistant en lui-même de toute éternité.

Envisagée de cette manière, et c’est la vraie, la création n’a rien qui répugne à l’intelligence. Au lieu de se perdre dans l’abîme sans fond du néant, notre regard se porte sur Dieu, sur la sagesse éternelle méditant le plan de l’univers, et se jouant par avance dans l’harmonieux ensemble de ses ouvrages. Lorsque retentit la parole créatrice, le monde se développe instantanément dans l’espace, comme une reproduction extérieure du plan de Dieu, comme un reflet affaibli et toutefois fidèle des perfections infinies de son auteur. Et celui-ci, le contemplant avec amour, atteste qu’il répond à ses vues, il le trouve bon et très bon. Et erant valde bona.


III. L’acte créateur

Autant il est bon de contempler, à l’origine des choses, Dieu méditant de toute éternité le plan du monde, pour le réaliser dans le temps et dans l’espace, autant il importe de ne pas confondre l’acte de la création avec ce que l’on nomme les processions divines, c’est-à-dire avec la génération éternelle du Verbe et la procession du Saint-Esprit.

Dieu le Père engendre son Verbe de sa propre substance ; le Saint-Esprit procède substantiellement du Père et du Fils. Cette double opération est intérieure à la nature divine ; elle est essentielle ; elle est éternelle et nécessaire comme la nature divine.

De même que le soleil ne peut pas retenir sa lumière, Dieu le Père engendre nécessairement son Fils, qui est appelé sa splendeur éternelle. De même qu’un foyer brûlant dégage de la chaleur, le Saint-Esprit émane nécessairement du Père et du Fils comme leur mutuel amour.

En disant que cette génération, que cette émanation sont nécessaires, nous entendons qu’elles sont en Dieu le fait de la nature divine, et non pas le fait de la volonté divine. Dieu le Père engendre son Verbe, non point parce qu’il veut l’engendrer, mais parce qu’il est dans la nature divine qu’il l’engendre ; l’engendrant ainsi comme son vrai Fils naturel, il ne peut lui donner moins que la nature divine elle-même. Ainsi faut-il penser, en ce qui concerne la procession du Saint-Esprit.

Il en va tout autrement de Dieu vis-à-vis des créatures. Il n’était pas dans sa nature de les produire ; il les a produites parce qu’il l’a bien voulu. Elles sortent d’un acte libre de la volonté divine. Dieu, en les produisant, ne leur a rien donné de sa propre substance. Pour faire comprendre qu’elles ne sont pas en Dieu comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont en Dieu, et sont Dieu lui-même, on dit que Dieu les a produites en dehors de lui-même ; et elles demeurent en dehors de lui, en ce sens qu’il n’y a pas de mélange de lui-même ; et elles demeurent en dehors de lui, en ce sens qu’il n’y a pas de mélange, de confusion possible entre leur être et le sien.

L’Être divin possède en soi toutes les perfections qui lui sont essentielles. La créature n’a rien de soi, ni être, ni vie, ni intelligence, elle ne se soutient pas d’elle-même ; sans l’assistance de la vertu divine qui l’a tirée du néant, elle retomberait dans le néant comme s’évanouit un peu de fumée. Mettez une ombre à côté d’un corps solide, vous aurez exprimé trop faiblement la distinction essentielle qui subsistera toujours entre l’Être divin et l’être des créatures.

Quand on a bien saisi cette distinction, on comprend que Dieu, en produisant tous les êtres qui composent l’univers, ait agi avec une souveraine liberté. Réunis tous ensemble, ils ne pouvaient augmenter du plus petit degré la gloire et la félicité de leur auteur. Les créer a été littéralement un jeu de sa puissance. Le motif qui l’a porté à les tirer du néant n’était et ne pouvait être que son bon plaisir.

C’est l’erreur des païens de croire que Dieu ne pouvait se passer de créer le monde ; qu’il a mis dans le monde quelque chose de sa propre substance ; que le monde est comme un corps dont Dieu serait l’âme ; que les âmes sont les étincelles d’un vaste foyer qui est Dieu lui-même.

Les païens, et aussi les modernes, qui se font de telles imaginations, ne comprennent pas ce qu’est Dieu, l’Être immense, éternel, infini, indivisible ; ils n’entendent rien à la parole de Dieu se définissant lui-même : Je suis celui qui suis (Ex 3, 14). Dieu est un tout auquel il est impossible de rien ajouter ; placé à côté de lui, l’univers ne compte pas plus qu’un zéro placé à la droite d’un nombre ; pesé avec Dieu, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’univers entier n’ajoute absolument rien au poids de la divinité.

C’est pourquoi, nous ne saurions trop le répéter, Dieu était de lui-même parfaitement indifférent à créer ou à ne pas créer un monde. Il n’avait pas besoin d’exercer sa puissance, ou d’en faire montre. Il n’avait pas besoin de manifester sa sagesse. Il n’avait pas besoin de sortir de son éternité. Il n’avait pas besoin de communiquer sa béatitude. Si on demande pour quel motif Dieu a créé le monde, il est impossible de répondre autre chose sinon parce qu’il l’a bien voulu. Cette volonté sans doute était souverainement sage ; mais elle ne s’est déterminée à créer un monde par aucune raison qui ait pu la contraindre ; elle s’y est déterminée librement, d’une liberté souveraine, absolue, inaliénable, dont notre liberté n’est qu’une pâle image.

Libre de créer ou de ne pas créer un monde, Dieu était également libre de choisir, parmi une infinité de mondes possibles se présentant à son intelligence, celui qu’il lui plairait de tirer du néant. Assurément, en choisissant le monde tel qu’il existe, Dieu s’est conduit par des motifs dont la sagesse est impénétrable ; mais quels qu’ils aient été, ces motifs ne pouvaient influencer la souveraine liberté de son choix.

Enfin, libre de créer tel ou tel monde, Dieu l’était également de donner au monde actuel tel ou tel degré de perfection. Ce qui sort des mains de Dieu porte nécessairement le cachet des perfections de son auteur. Mais cette impression ou plutôt cette expression des perfections divines est susceptible de plus et de moins, à des degrés pour ainsi dire infinis. Pourquoi Dieu a-t-il arrêté la création à tel degré de perfection plutôt qu’à tel autre ? Il faut toujours répondre : parce qu’il l’a voulu. Il avait ses raisons de vouloir ainsi et non autrement : mais la raison dernière de sa volonté est sa volonté elle-même.

Nous le savons, certains auteurs ont prétendu que Dieu avait donné au monde toute la somme de perfection possible. C’est de ces optimistes que vient la locution : Vivre dans le meilleur des mondes. Vraiment, leur répondrons-nous, Dieu ne pouvait faire mieux que le monde existant ? Sa puissance s’est épuisée à le produire, sa sagesse s’est épuisée à en combiner l’agencement, sa bonté s’est épuisée à lui communiquer de sa propre béatitude ! A quelles proportions réduisez-vous la puissance, la sagesse, la bonté de Dieu ? Cette sagesse, cette bonté, cette puissance sont hors de proportion avec un monde si parfait qu’il soit ; car un monde quelconque, étant créé, sera nécessairement limité de toutes manières ; et les attributs de la nature divine, comme la nature divine elle-même, n’ont d’autre borne que l’infini.

Qui nous donnera de bien entendre cette vérité : Dieu produisant quelque chose en dehors de lui-même, ce quelque chose restera toujours nécessairement à une distance infinie de Dieu ? Car ce quelque chose sera une créature, et la condition de la créature est d’être bornée. Perfectionnez-la tant que vous voudrez, elle restera toujours créature ; elle sera toujours bornée ; il y aura toujours d’elle à Dieu une distance infinie.

Ici nous sommes arrêtés par une objection : le Fils de Dieu s’est incarné, la distance est comblée. Sans doute en un sens elle est comblée. L’Incarnation a uni par un lien aussi intime que possible, par le lien d’une personne divine, le Créateur et la créature, l’incréé et le créé, le divin et l’humain. Les deux termes se sont touchés intimement, mais sans se confondre ; et si, malgré la force du lien qui les rapprochait, chacun a gardé sa nature et ses propriétés, c’est qu’ils sont radicalement immiscibles l’un avec l’autre. Adorons en Notre Seigneur l’union de l’infini et du fini ; adorons également en lui la distinction de l’infini et du fini. Disons que la distance est comblée ; disons aussi qu’elle persiste. Comblée par un effort de l’amour incompréhensible de Dieu, elle persiste par l’irréductible distinction qui subsistera toujours entre l’Être divin et l’être des créatures, et qui s’appelle en Jésus-Christ la distinction des natures dans l’unité des personnes.


(Mars 1889).


IV. Bonté de l’œuvre divine

En contemplant la création, Dieu vit que tout y était bon, et que l’ensemble était très bon. Individuellement tous les êtres étaient bons ; car ils répondaient à l’idée que Dieu avait eue d’eux en son intelligence divine de toute éternité. Mais, pris dans leur ensemble, avec leurs rapports réciproques, avec leur harmonieuse symétrie, ils atteignaient un degré excellent de bonté. Et erant valde bona. Qu’est-ce que les traits d’un visage, étudiés à part, comparativement au visage lui-même considéré dans son ensemble, et embrassé d’un seul coup d’œil ?

Comment le mal eût-il pu se produire dans la création, alors qu’elle sortait fraîche et pure des mains de son auteur ? Comment eût-il pu éclater une dissonance dans ce concert, dont le doigt de Dieu avait accordé tous les instruments ? Le mal, c’est une défectuosité dans un ouvrage, c’est le fait d’un ouvrier malhabile ou méchant : comment eût-il pu se glisser là où l’ouvrier des mondes avait pour art la sagesse même, pour instrument la toute-puissance, pour but la diffusion et la glorification de son infinie bonté ?

Ne craignons pas d’insister sur ce point, mis en lumière par saint Augustin. Toutes les créatures de Dieu sont bonnes (c’est un mot de saint Paul, 1 Tim IV, 4), car l’être qu’elles ont reçu de leur Créateur est un bien, et ce bien, elles ne pourraient le perdre qu’en cessant d’exister ; tant qu’elles existent, et par le fait seul qu’elles existent, elles sont donc bonnes en elles-mêmes et substantiellement. Le mal est une défectuosité qui vicie un bon fonds ; s’il le détruisait, il se détruirait lui-même, comme une maladie cesse en faisant mourir le malade. En un mot, si la maladie n’est possible qu’étant donné un être vivant, le mal n’est possible qu’étant donné un être bon. Et il n’y a pas d’être mauvais en soi, il n’y a pas de substance mauvaise.

C’est l’erreur fondamentale des Manichéens d’avoir inventé deux catégories de substances : les substances bonnes, émanées du principe lumineux ; et les substances mauvaises, émanées du principe ténébreux. Il y avait eu, d’après eux, conflit entre les deux principes ; des gouttelettes du bon principe s’étaient répandues et éparpillées dans le royaume des ténèbres ; et c’est de ce mélange qu’était résulté l’univers.

A la rigueur cette théorie fantasmagorique tombe d’elle-même. Toutefois il n’est pas sans intérêt de la réfuter pied à pied. Que rangerons-nous dans les substances mauvaises ? Les poisons sans doute, les ronces et les épines, les vipères et animaux venimeux, les bêtes de proie. Mais aussitôt l’absurdité du système saute aux yeux. Chacun sait que les poisons, pris à dose convenable, deviennent des remèdes. Les ronces et les épines ont leur utilité pour la nourriture et l’abri de certains animaux, outre qu’elles revêtent la nudité d’une campagne. Le venin des vipères est en lui-même une sécrétion naturelle non moins innocente que la salive. Les animaux de proie retiennent l’exubérante fécondité de certaines espèces dans la limite qui convient à l’harmonie générale du monde. Enfin tous ces êtres, qu’on qualifie de mauvais, sont incontestablement bons par la composition de leurs parties, par la proportion de leurs membres, par le fonctionnement de leur organisme, par leur faculté de se reproduire : toutes choses bonnes et belles qui rendent un être bon substantiellement.

A ceux qui déclarent un être mauvais parce qu’il leur est relativement nuisible, saint Augustin répond par une comparaison ingénieuse. « Vous ressemblez, leur dit-il, à l’homme qui, entrant étourdiment dans la boutique d’un artisan où mille outils sont suspendus, se blesserait à l’un d’eux, et s’emporterait en le déclarant inutile et nuisible : l’outil n’a pas été fait pour vous blesser ; quant à le proclamer inutile, l’artisan qui s’en sert vous montrera quand vous voudrez qu’il ne l’est pas. » Excellente comparaison !

Vous voudriez rayer de la création un certain nombre d’êtres que vous appelez mauvais : cela prouve simplement que vous n’êtes pas dans le secret de Dieu qui emploie ces êtres à certains usages dignes de sa sagesse, et qui les fait servir à des fins dignes de sa bonté !

Il y aurait peut-être lieu d’expliquer ici pourquoi Moïse, n’étant d’ailleurs en cela que l’écho de traditions vieilles comme le monde, distingue dans le Lévitique deux catégories d’animaux purs et impurs, et ne permet de sacrifier au Seigneur que des animaux purs. Il y a donc des animaux substantiellement impurs. Le croire, ce serait retomber dans le Manichéisme. La distinction faite par Moïse se justifie par certaines raisons, soit hygiéniques, soit religieuses et politiques, soit symboliques, sur lesquelles il serait trop long de nous étendre. Qu’il nous suffise de dire brièvement que la majesté de Dieu réclamait pour victimes les animaux les plus nobles, comme aussi les plus utiles à la vie humaine ; car le sacrifice se terminait souvent par un festin, où l’homme était censé s’asseoir avec Dieu lui-même. Moïse a donc dû prescrire pour les sacrifices uniquement des animaux purs, c’est-à-dire des animaux qui fussent la nourriture la mieux appropriée à l’homme lui-même, et ceux-là seulement qui eussent figuré dans un festin d’apparat.

Cette explication donnée – et elle est loin d’épuiser la question – la distinction de Moïse nous révèle une chose intéressante, à savoir qu’il y a dans les êtres de ce monde une sorte de symbolisme, d’après lequel les uns sont plus aptes à représenter le bien, d’autres à représenter le mal. Ainsi le serpent n’a-t-il pas la même signification que la colombe, le loup que l’agneau, le bouc que la brebis, l’ivraie que le froment, le charbon que le diamant, et même l’Occident que l’Orient. Mais de ce que certains êtres, par leurs propriétés redoutables, facilement nuisibles, ou offensantes pour les sens, deviennent dans le langage symbolique l’expression du mal, il ne s’ensuit pas qu’ils soient positivement mauvais, de même qu’un mot n’est pas mauvais en lui-même par cela seul qu’il exprime une chose blessante ou répugnante. Car ce qu’on nomme le symbolisme emploie les êtres eux-mêmes, comme le langage emploie les mots, pour exprimer, ou si l’on aime mieux pour peindre une pensée ; et les êtres ne sont pas moins innocents de la signification qu’on leur attribue, que les syllabes d’un mot du sens qu’on leur prête, quoiqu’il y ait, aussi bien dans la nature de ces êtres que dans la structure des mots, quelque chose qui revient à leur signification conventionnelle.

Tout être d’ailleurs peut se prêter à divers sens, selon qu’on l’envisage sous différents aspects. Ainsi le serpent est-il souvent pris comme emblème du mal ; et néanmoins Notre Seigneur nous recommande la prudence du serpent (Mt 10, 16). Le lion se prend tantôt en bonne, tantôt en mauvaise part : Notre Seigneur est appelé le lion de Juda (Ap 5, 5), et d’un autre côté le diable est qualifié de lion dévorant (1 P 5, 8). Celui qui voudrait scruter le mystère de ces interprétations et significations symboliques ne pourrait trouver de meilleur maître que saint Grégoire le Grand dans ses Morales sur Job.

Nous sommes intimement convaincu que le symbolisme des êtres de la création tient à des causes plus profondes qu’on ne serait porté à le soupçonner ; ce n’est pas une simple convention, mais un rapprochement mystérieux que justifie la nature intime des choses.

Toutefois il n’y a là rien qui préjudicie à ce grand principe : la création est bonne dans chacun des êtres qui la composent, excellemment bonne dans leur ensemble ; le mal n’existait originairement à aucun titre dans l’œuvre de Dieu.


V. L’origine du mal

Le mal, nous l’avons dit, n’existe pas à l’état de substance ; il n’est pas tangible, palpable. C’est un défaut, un vide, un rien, mais un défaut qui vicie un être, un vide qui dépare une substance, un rien qui insulte en quelque manière à la toute-puissante vertu de Dieu remplissant et pénétrant toutes choses. Expliquons-nous.

Le mal, pris en général, peut se définir : le défaut d’une qualité, là où cette qualité est requise à l’intégrité d’un être. Ainsi, que la main ne possède pas la faculté de voir, ce n’est pas un mal, parce que la main n’est pas l’organe de la vision, mais simplement du toucher. Mais que l’œil soit privé de la vue, c’est un mal, parce que l’œil est fait précisément pour voir. Ceci nous semble assez compréhensible. Dans le premier cas l’intégrité du membre n’est pas lésée ; dans le second, elle l’est.

Il y a deux sortes de maux : le mal physique et le mal moral.

Le mal physique est un accident qui porte atteinte à l’intégrité, soit d’un être pris en particulier, soit d’une certaine catégorie d’êtres.

Le mal moral, ou péché, est une lésion de l’ordre voulu de Dieu dans les êtres doués d’intelligence et de liberté. Il y a une intégrité morale comme il y a une intégrité physique. L’intégrité morale consiste en ce que la volonté, restant dans l’ordre voulu de Dieu, y maintienne toutes les puissances de l’âme ; alors c’est le bien, le bien parfait. Y a-t-il une rupture totale ou partielle de cet ordre, c’est le péché. Ainsi le péché résulte-t-il de ce que la volonté s’écarte en quelque manière de la règle posée par la volonté divine.

Or, il est manifeste que Dieu n’est à aucun titre cause du péché. Comment serait-il l’auteur de ce qu’il punit ? demande saint Augustin ; l’auteur de ce qui nie sa bonté, de ce qui insulte à sa puissance, de ce qui méconnaît sa justice, de ce qui, s’il était possible, irait à détruire son être infini ? Non, Dieu ne peut pas plus être l’auteur du péché que la lumière ne peut produire les ténèbres.

Dieu n’est pas même indirectement l’auteur du mal moral, qui est en contradiction absolue avec ses attributs divins, c’est-à-dire qu’il n’autorise le péché en aucune manière ; il n’a donné à personne, nous dit la sainte Écriture, la permission de pécher (Eccl 15, 21). Merveilleuse expression ! La création n’a, dans son vaste sein, aucune place réservée au pécheur et au péché : telle était du moins la première intention de Dieu. La faculté de pécher n’est pas une puissance accordée par le Créateur à sa créature ; c’est une défaillance de la créature abandonnant son Créateur. Cette défaillance, Dieu permet qu’elle se produise pour des raisons dignes de sa sagesse : mais cette permission n’emporte pas une autorisation quelconque, c’est simplement pour Dieu le fait de ne pas empêcher ce qu’à toute rigueur il pourrait empêcher.

L’origine du péché ne doit donc pas être rapportée à Dieu, ni directement, ni indirectement ; elle est tout entière dans la créature qui s’écarte de la volonté divine. Et cet écart n’est pas l’exercice d’une puissance, mais une défaillance, une chute. Du sein de Dieu où elle était libre et heureuse par l’attachement à sa volonté, la créature tombe en elle-même et trouve son châtiment dans sa propre indigence.

Et toutefois Dieu permet cette défaillance, cette chute, ce désordre, en ce sens qu’il ne l’empêche pas de se produire par un de ses actes de volonté absolue qui obtiennent toujours leur effet. Cette permission, ou plutôt ce laisser-faire, est un des grands mystères du monde. Saint Augustin l’explique en quelques mots renfermant un sens bien profond : Dieu, dit-il, ne laisserait en aucune façon exister le mal, s’il n’était assez puissant et assez bon pour tirer le bien même du mal.

Dieu tire le bien du mal, et même de ce mal moral qu’on nomme le péché ; telle est la clef de l’énigme. Mais il importe de s’entendre. Le mal n’est jamais la cause du bien ; Dieu ne tire pas le bien du mal, comme il a, par exemple, au cinquième jour, tiré les poissons et les oiseaux du sein fécond des eaux primitives. Il tire le bien du mal, par voie de réaction et de contraste ; et en ce sens on peut dire que le mal devient l’occasion du bien. Ainsi le péché d’Adam a-t-il amené comme correctif et comme remède l’Incarnation de Notre Seigneur ; sur quoi l’Église s’écrie : Ô péché d’Adam vraiment nécessaire… Ô heureuse faute, qui a mérité d’avoir un si grand et si divin rédempteur ! (Prières du samedi saint). De même la cruauté des tyrans, dit saint Thomas, a fait ressortir la patience des martyrs ; la subtilité des hérésies a mis en relief la doctrine de l’Église, etc.

A un certain point de vue, la profondeur de la sagesse divine éclate précisément par ces réactions et ces contrastes. Il faut être tout-puissant pour tirer du néant une quantité incommensurable d’êtres ; il faut être infiniment sage pour faire servir même le péché au triomphe du bien, au triomphe de l’éternelle miséricorde et de l’éternelle justice.

Disons quelque chose des raisons pour lesquelles Dieu a laissé le péché se produire :

1°) le péché montre comment la créature est sujette à défaillance ; et par suite il fait ressortir ce privilège de la nature divine d’être absolument indéfectible.

2°) Dès lors que quelques créatures tombent, les autres sont averties de s’appuyer sur Dieu pour ne pas tomber, et de rendre grâces à Dieu si elles ne tombent pas.

3°) La justice de Dieu paraît dans la punition du pécheur ; et par cette punition le péché, qui s’écartait de l’ordre, y est pour ainsi dire ramené.

4°) La rédemption du péché est devenue, dans les conseils du Tout-Puissant, une œuvre si admirable que la création du monde en est comme éclipsée[4].

Et voilà comment, tout en défendant le péché, tout en ne lui concédant aucun espace pour se produire, Dieu l’a néanmoins laissé se produire ; il voulait montrer que sa toute-puissante bonté ne pouvait être vaincue par la perversité de ses créatures, selon cette parole des saints livres : Comparée à la lumière, la sagesse l’emporte sur elle ; car à la lumière succède la nuit, et la malignité n’est jamais victorieuse de la sagesse (Sg 7, 30).

Après avoir parlé du mal moral, dirons-nous un mot du mal physique ? Qu’entend-on par là ? Que certains êtres souffrants sont lésés, sont même détruits ; qu’il y a certaines perturbations dans l’économie du monde. Dieu n’est pas l’auteur direct du mal physique ; voulant un être, il le veut intègre et complet, il le veut atteignant le but de son existence. Mais on peut dire qu’indirectement il en est l’auteur, parce qu’il a posé des lois en vertu desquelles certains maux relatifs sont permis pour le bien de l’ensemble. Ainsi il y a dans le monde une grande loi de balancement et d’équilibre, d’après laquelle les différentes espèces du règne végétal et animal se limitent les unes les autres par une destruction partielle qui les empêche de tout envahir. En même temps qu’il posait une loi de propagation indéfinie, Dieu posait un correctif à cette loi : et, si la loi est digne de la bonté de Dieu, le correctif est digne de sa sagesse. En réalité ce qu’on nomme mal physique n’est pas proprement un mal, à moins qu’on ne qualifie ainsi la taille d’un arbre ou la fauchaison d’un pré.

Par mal physique, on peut aussi entendre la punition du péché. Or cette punition, émanant de la justice divine, est en elle-même un bien ; et par suite rien ne répugne à ce que Dieu en soit l’auteur.

En résumé, le monde physique, avec ses contrastes de lumière et de ténèbres, ses alternatives de productions et de destructions, ses vicissitudes de révolutions sidérales et de saisons annuelles, est une image et comme un reflet du monde moral où le bien et le mal se combattent, où la vie spirituelle lutte contre la mort du péché, où l’existence humaine gravite autour de Jésus-Christ unique Rédempteur. Et de ces combats, de ces morts suivies de résurrection, de ces captivités suivies de rédemption, se dégage la gloire de celui qui a fait toutes choses pour lui-même, impium quoque ad diem lalum (Pr 16, 4).


(Juin 1889).


VI. Le ciel et la terre

L’univers, c’est-à-dire l’ensemble des créatures, forme dans la diversité des parties qui le constituent une unité grandiose. Comme le dit Donoso Cortès, la diversité sort de la souveraine Unité, et se résout pour ainsi dire dans l’unité. En d’autres termes, la marque de Dieu sur son œuvre, c’est que, comme lui-même est un, elle est une ; une dans la variété des êtres qui la composent, comme lui-même est un dans la Trinité des Personnes.

L’unité de la création résulte de ceci, que tous les êtres qui la constituent dérivent tous de l’être par essence qui est Dieu, et sont plus ou moins parfaits selon qu’ils se rapprochent plus ou moins de sa ressemblance ; ils sont donc distribués pour ainsi dire le long d’une grande échelle ascendante : plus vous montez, plus vous voyez éclater distinctement le reflet divin, qui éclaire confusément les degrés les plus extrêmes. Ainsi tous les êtres sont-ils un, par une ressemblance avec celui qui leur a donné l’être : ils communiquent ensemble dans cet être qu’ils ont tous reçu de lui, l’ange comme le moucheron ; ils se différencient, par le plus ou moins de perfection avec laquelle cet être a été attribué à chacun d’eux.

L’unité de la création provient aussi vraisemblablement de ce que toutes les lois qui la régissent doivent se ramener à une loi unique, et tous les mouvements qui l’agitent et la dirigent vers sa fin à un mouvement unique : qui pénétrerait cette loi, qui saisirait ce mouvement, comprendrait en un éclair d’intelligence le mystère, si compliqué en apparence, du monde : mais on ne peut dénouer ce nœud qu’en pénétrant jusqu’à l’essence du Créateur, ce qui n’est donné qu’aux esprits angéliques et aux âmes béatifiées.

L’univers, comme son nom l’indique, est donc un. Toutefois, dès les premiers mots du symbole, il nous est présenté comme divisé en deux parties : le ciel et la terre, les choses visibles et les invisibles. Creatorem cœli et terrae, visibilium et invisibilium.

Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, ainsi parle Moïse (Gn 1, 1). Par ce ciel on peut sans doute entendre l’espace incommensurable dans lequel roulent les astres, dans lequel flamboient d’innombrables soleils ; de même que par la terre on entend le globe que nous foulons sous nos pieds et qui nourrit notre existence passagère. Mais il est plus conforme à l’interprétation du symbole, comme aussi il nous semble plus rationnel, de voir en ces deux expressions : d’un côté la créature spirituelle qui est invisible, de l’autre la créature matérielle qui est visible.

Telle est en effet la grande division du créé. Il y a le monde des purs esprits, ou anges, qui échappe à nos regards ; puis il y a le monde des corps, qui frappe nos sens.

Dieu étant un Esprit infiniment élevé au-dessus de toute substance matérielle a reflété premièrement son image dans le monde des purs esprits, ou esprits angéliques ; puis il a fait pour ainsi dire descendre un rayon affaibli de sa puissance dans la création sensible qui tient de lui son être et ses conditions d’existence.

Si l’on envisage Dieu comme l’être infini, la création immatérielle est comme une atmosphère immense et lumineuse qui baigne et pénètre de tous côtés la création matérielle. Si l’on envisage Dieu comme un centre vital, la création immatérielle est comme une sphère dans laquelle s’épanouissent premièrement les rayons divins, pour s’étendre de là et comme par degrés affaiblis jusqu’à la création matérielle qui est plus éloignée de la ressemblance divine.

On peut se demander pourquoi Dieu a voulu créer la matière et les êtres matériels : la matière, cette substance étendue et divisible, palpable et grossière, inerte et impuissante, si opposée en un mot à cette unité, à cette indivisibilité, à cette spiritualité, à cette vertu toute-puissante et toujours agissante, qui sont les caractères propres de la nature divine. Ne lui suffisait-il pas de créer les anges, dont la nature subtile, impalpable, une et indivisible, toujours en mouvement, est un miroir vivant de ses perfections infinies ? Pourquoi ce contraste ? Nous répondons : précisément parce que ce contraste est une grande beauté.

Dieu, en créant la matière, a fait voir qu’il pourrait limiter son action à un effet bas et humble, en même temps qu’il la déployait dans les splendeurs des hiérarchies angéliques.

Il a montré qu’il y avait une distinction profonde entre : être simplement, ce qui est le propre de la matière ; et être vivant, ce qui est l’essence même des esprits. Par là, il a ouvert un jour, par lequel l’intelligence est à même de pénétrer jusque dans la nature intime des choses. L’être peut se trouver détaché de la vie ; la vie n’est pas essentielle à tout être créé ; elle est un bienfait spécial qui se surajoute à l’être et qui le couronne.

En plongeant leurs regards perçants dans l’étendue de la création matérielle, les anges, ces astres du matin, comme dit le livre de Job (Job 38, 7), ont loué Dieu de ce qu’il ne leur avait pas seulement donné l’être, mais encore la vie, mais encore l’intelligence et la lumière de l’intelligence. En contemplant ces rudiments à peine ébauchés du monde des corps, ils ont rendu grâces à leur Créateur de ce qu’il les avait faits, dès l’aurore de leur existence, si grands, si complets et si beaux.

En créant les choses visibles comme contraste aux choses invisibles, Dieu, suivant la remarque très profonde de Donoso Cortès, fit paraître, à côté d’une loi de perfection, une loi de progrès.

La loi de la perfection éclate dans les anges, qui du premier coup ont été créés naturellement en voie d’acquérir le dernier terme possible de la béatitude des êtres créés.

La loi du progrès se manifeste dans la création matérielle, qui, tirée du néant toute vaine et sans consistance, inanis et vacua, s’est condensée, s’est complétée, s’est animée sous l’action persistante de Dieu.

Qui n’est frappé de cette opposition ? D’un côté, des créatures jaillissent par myriades à l’appel de Dieu, tout étincelantes de lumière, et au premier moment inondées de connaissance et d’amour ; de l’autre, tout un monde ébauché se perfectionnant lentement sous l’action patiente de Dieu. En cette œuvre, dit très bien Donoso Cortès, Dieu, la puissance infinie, semble s’accommoder à des conditions d’action qui lui sont étrangères, il appelle le temps à son aide comme le fait un ouvrier humain.

Et voyez comment va ce progrès et où il aboutit. La création matérielle apparaît tout d’abord informe et ténébreuse ; puis elle s’illumine ; la vie commence à paraître dans son sein ; enfin l’homme fait son entrée sur la scène du monde dont il est roi. Et l’homme, créature intelligente, est un mystérieux anneau qui rattache le monde des corps au monde des esprits.

Entre les pures intelligences qui tiennent les sommets de la création, et le chaos matériel qui en formait la base, il y avait une lacune. Que se passe-t-il ? Le chaos fermente, sous l’incubation de l’Esprit de Dieu ; par un ordre du Créateur, la vie est tirée de ses entrailles ; par un autre ordre, des êtres se meuvent dans l’espace des airs, dans l’abîme des eaux ; enfin un être paraît que Dieu forme de ses mains, anime de son souffle, et cet être entre en société avec son Créateur tout comme l’ange lui-même. Toute lacune est comblée ; du fond de l’abîme des êtres matériels jusqu’à la cime des pures intelligences, tout s’enchaîne, grâce à cet anneau mystérieux, l’homme et l’humanité.

Et ce premier homme contenant l’humanité en germe est le type d’un autre Adam, l’Adam futur, l’Homme-Dieu, le Christ-Jésus, véritable centre de toute la création, qu’il rapporte tout entière à Dieu, après l’avoir rachetée du péché commis par le premier Adam.


(Juillet 1889.)

  1. On comprendra notre pensée. Dieu n’étant aucunement tenu à nous racheter, l’œuvre de la rédemption est toute gratuite : mais on peut dire qu’il ne convenait pas à sa bonté de laisser se perdre irrésistiblement une portion de son ouvrage par une faute unique. Il est vrai, il n’y a pas eu de rédemption pour les anges : mais tous les anges ne sont pas perdus, comme tous les hommes l’eussent été sans la rédemption de Notre Seigneur.
  2. I-I, q. 45, a. 1 ad 3.
  3. Par ce mot nous entendons la représentation que Dieu se faisait de toutes choses avant de les créer, comme l’artiste se représente le tableau qu’il veut peindre, ou le sculpteur la statue qu’il veut tirer du marbre.
  4. Intelligent redempti tui, non fuisse excellentius quod initio factus est mundus quam quod in fine saeculorum pascha nostrum immolatus est Christus (Oraison du samedi saint).
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