La sainteté contemplative du sacerdoce

De Salve Regina

Les sacrements
Auteur : P. Calmel

Difficulté de lecture : ♦♦♦ Difficile

Sainteté contemplative du sacerdoce

Comprenons ici que, pour le fidèle, mais plus encore pour le prêtre, la messe, selon la parole de saint Vincent Ferrier est l’acte le plus haut de la contemplation[1]. On pourrait sans doute faire une objection : puisque la messe réclame un acte extérieur, puisqu’elle est solennisée par un rite et que la contemplation est intérieure, la messe ne semble pas être acte de contemplation. La réponse vient tout de suite à l’esprit. Il suffit de faire attention à la portée intérieure et spirituelle du rite sensible. En prononçant les paroles du Christ sur le pain et le vin, le prêtre rend présent le sacrifice du Christ. Le Christ, qui se rend présent comme immolé, s’offre nécessairement sur l’autel avec les intentions de religion et d’amour qu’il avait sur le bois de la croix. Telle étant la nature et la portée de l’acte consécratoire et de plus cet acte étant explicité et solennisé par un formulaire et des rites d’une parfaite piété, il est évident que le prêtre qui accomplit un tel acte comme il convient, qui dit la messe comme elle doit être dite, est mis sur le chemin de la contemplation la plus élevée. Il se peut qu’il soit plus contemplatif, si on peut dire, pendant le silence de l’action de grâce, après la communion, que dans les instants divins où il consacre ; il se peut qu’il soit pris davantage par la prière pendant une visite au saint sacrement que pendant la récitation du canon ; il n’en reste pas moins que c’est dans la consécration et la communion que le prêtre est le plus proche de la source vivante de toute charité et de toute oraison ; c’est là que son âme reçoit plus intensément les grâces d’amour, de zèle, de contemplation.

Le sacrifice de la messe étant le même que celui de la croix mais sous un signe sacramentel, le prêtre du Seigneur est normalement conduit, par l’oblation de la messe, à devenir contemplatif parce que, dans cet acte unique, le Seigneur fait de lui son instrument pour réaliser le sacrifice suprême de son amour. De même, dans l’assistance à la messe, la prière et la contemplation du chrétien doit être à son point le plus élevé parce que, en venant à la messe, il s’unit au Christ dans ce qui est la réalisation la plus sainte de son amour. Entre la dévotion, la prière, l’oraison selon qu’elles se situent pendant la messe ou en dehors de la messe, il existe cette différence que, pendant la messe, l’oraison unit à Jésus-Christ lorsque, d’une manière effective, réelle, actuelle, il offre son sacrifice et exprime son amour sacramentellement.

Le rapport entre la contemplation et la messe est rendu encore bien plus étroit par la communion. L’oraison et la prière en effet, lorsque le Seigneur est en nous réellement présent, a ceci de particulier que notre prière reçoit de son contact, de sa présence immédiate comme nourriture sacramentelle, un accroissement unique. Il est vrai que l’ami du Seigneur qui désire très ardemment communier, mais qui ne peut le faire reçoit des grâces équivalentes ; mais ces grâces elles-mêmes, il les reçoit parce que son désir porte précisément sur la communion sensible et sacramentelle. – Ainsi de la part du prêtre comme de la part des fidèles, mais beaucoup plus de la part du prêtre parce que c’est lui qui est ministre du Souverain Prêtre, la sainte messe, non seulement appelle la contemplation la plus haute, mais elle en est le chemin direct.

On comprendra d’autant mieux les paroles de saint Vincent Ferrier que l’on aura une idée plus nette du mystère de la messe. La messe est à la fois sacrifice et communion puisque, à défaut des fidèles, le prêtre y communie toujours. Le Seigneur qui s’offre comme l’hostie sans tache pour la rémission de nos péchés est indivisiblement le pain sacré de la vie éternelle, l’hostie sainte pour la nourriture de notre âme.

A la consécration le prêtre exerce à l’égard du Christ la ministérialité la plus élevée pour l’acte d’amour le plus élevé. A la consécration, le prêtre est, en effet, ministre du Seigneur pour la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang du Seigneur ; or par cette transsubstantiation, ce qui est accompli, d’une manière non sanglante mais réelle, c’est l’immolation du Seigneur, le sacrifice du Vendredi-Saint. Il n’y a pas de plus grand amour…

La ministérialité du prêtre étant portée à ce degré de sublimité, ce qui doit correspondre dans le coeur du prêtre, c’est une union de foi et d’amour qui soit, en quelque sorte, proportionnée. De plus, en même temps que cette union d’amour de la part du prêtre est réclamée par un ministère de cette grandeur, elle est également favorisée et soutenue par ce ministère. Comment le Christ, en effet, dans les instants sacro-saints où il s’offre au Père par le prêtre de l’Église, ne ferait-il pas déborder, dans le coeur de ce prêtre, les flots de charité qui brûlent dans son propre coeur ?

D’autre part, l’effet de la communion est d’accroître l’union de charité entre le Seigneur et son corps mystique. En devenant notre nourriture spirituelle, le Christ, par l’ineffable contact de sa personne, ne peut que faire grandir la charité et l’oraison dans l’âme qui le reçoit.

Ainsi donc, à prendre le mystère de la messe dans sa transcendance, à le considérer au double point de vue de la consécration et de la communion, on ne peut rien trouver que de juste et d’inattaquable dans la grande formule du grand prêcheur : La messe est l’acte le plus haut de la contemplation.

Ces remarques devraient faire comprendre que l’homme de la messe, c’est-à-dire le prêtre de Jésus-Christ, même quand il n’est pas religieux au sens strict, ne peut mener une vie profane et doit adopter un genre de vie extérieure qui soit en rapport avec sa fonction sacrificielle. Par ailleurs le laïc chrétien, s’il n’est pas l’homme qui fait la messe, est du moins un baptisé qui va à la messe. Qu’il garde un état de vie commun n’empêche pas que cet état commun ne doive pas être selon le monde ; car un état de vie mondain est inadmissible pour qui est régénéré par le baptême et nourri par l’eucharistie. Lorsque l’état de vie que l’on dit commun et laïc, par opposition à l’état de perfection ou à la discipline sacerdotale, est l’état de vie d’un chrétien, il doit être alors, le plus possible, conçu et organisé en vue de la charité parfaite et donc placé sous le signe du primat de la contemplation.

 
*
*   *

 

Que le Seigneur daigne accorder aux prêtres d’avoir une plus haute conscience du mystère de leur ministérialité dans la sainte messe, alors ils ne feront plus difficulté de revenir aux rites traditionnels. Le prêtre, en effet, qui a pris conscience que, dans cette fonction divine de consacrer le pain et le vin, dans ces instants où il est pur instrument du Christ, il peut faire monter vers le Père tout ce que l’Église porte dans son coeur d’adoration et d’amour, d’imploration et d’action de grâce, ce prêtre n’éprouve pas alors le désir de changer les prières très parfaites, le canon romain que l’Église lui a confié pour qu’il entoure la consécration de la meilleure prière. Non seulement le prêtre n’éprouve pas le besoin de changer les formules si parfaitement adaptées depuis plus de quinze siècles, mais il réprouve les tentatives de les bouleverser ; il réprouve d’autant plus ces tentatives qu’il s’aperçoit bien vite qu’elles sont faites pour favoriser ceux qui ne sont pas ministres du Christ, pour permettre aux hérétiques de pratiquer l’intercélébration. Mais l’intercélébration n’est pas possible dans le canon romain latin, catholique et traditionnel.

Plus il prend conscience de sa fonction sacerdotale, plus le prêtre est conduit à rechercher l’état de vie qui s’accorde le mieux avec la célébration de la messe et plus, également, il est ferme et décidé pour ne point lâcher le rite romain, latin et grégorien.

Que le prêtre sache d’abord ce qu’il est, qu’il le veuille de toute son âme. A partir de là, aussi bien l’organisation « religieuse » et non profane de son état de vie que la sauvegarde très ferme du rite traditionnel suivront naturellement et comme allant de soi.

 
*
*   *

 

C’est ici qu’il ne faut pas se méprendre sur les distinctions du traité des états [de vie] dans la Somme de théologie. Il faut essayer de voir la signification dans le concret de la vie, de distinctions qui sont, à leur niveau, tout ce qu’il y a de plus juste, mais qui sont faites davantage du point de vue de l’analyse des essences que de la direction immédiatement pratique de notre vie. L’état commun, l’état de celui qui n’est ni religieux ni prêtre ne mérite pas d’être appelé état de perfection ; mais le chrétien vivant dans cet état, non seulement doit tendre intérieurement à devenir parfait dans l’amour, mais, de plus, doit organiser sa vie dans cette perspective. Encore qu’il jouisse d’une grande latitude, puisqu’il ne professe pas une règle stricte, il faut cependant quoi qu’il fasse, que même extérieurement sa vie soit favorable au parfait amour ; sans quoi son aspiration intérieure serait vaine.

Il est bien vrai que le prêtre qui ne s’est point placé sous une règle à la suite d’un saint fondateur n’est pas entré dans un état de perfection ; mais il est non moins vrai qu’il a quitté l’état commun, que c’est une exigence de sa fonction, que son ministère à l’égard du corps et du sang du Seigneur demande, pour être accompli comme il faut, une très pure union à Dieu.

Pour étudier les états de vie comme d’ailleurs pour n’importe quelle étude, il faut commencer pas distinguer. Même et surtout si l’on est animé par des préoccupations pratiques, on ne gagnera rien à confondre, à équiparer, par exemple, laïcs et religieux ; prêtres vivants sous une règle de perfection cléricale ou prêtres ayant seulement un genre de vie clérical. On ne gagnera rien à dire que tout cela est équivalent, du moment qu’une seule chose compte, la charité ; tenir ces propos, c’est méconnaître les conditions concrètes de la charité dans l’Église militante. Seulement, s’il importe de distinguer, il ne faut pas séparer ni opposer ; car dans la sainte Église, tout état de vie, pour le laïc comme pour le prêtre, est polarisé et finalisé, mais sous des formes très diverses, par la perfection de l’amour et par la contemplation.

 

*
*   *

 

Les prêtres qui sont placés sous une règle de perfection à l’école d’un saint fondateur, sont obligés de tendre vers la sainteté à un double titre : par leur dignité sacerdotale, par leur profession dans l’état religieux. Il arrive du reste que cet état religieux ne soit pas conçu spécifiquement en vue de la sainteté du prêtre. Le saint fondateur peut avoir organisé les choses en vue de la sanctification, sans viser spécialement les prêtres ; il peut avoir eu affaire surtout à des disciples laïques. Cela n’empêche pas les prêtres qui se mettent à l’école de ce fondateur de se sanctifier sous sa règle. Ils doivent seulement veiller à éviter un danger qui n’est pas illusoire : méconnaître pratiquement leur fonction sacerdotale ; ils ne verraient plus alors à quel point ils sont tenus à la sainteté, du seul fait de dire la messe ; ils feraient trop peu de cas de l’invitation constante à la sainteté qui leur est adressée par le Seigneur, du fait d’être ses ministres au sacrement de l’autel. Ce danger ne doit pas être quand même tellement redoutable puisque de si nombreux et si magnifiques exemplaires de sainteté sacerdotale ont fleuri dans un ordre religieux qui n’est pas spécifiquement destiné à des clercs comme l’ordre de saint Benoît. Qu’il suffise de nommer à ce propos les deux souverains pontifes Grégoire Ier et Grégoire VII, ou les missionnaires aussi prodigieux que saint Augustin ou saint Boniface.

Il reste que les ordres religieux où l’on devrait rencontrer de saints prêtres en très grand nombre, sont ceux que le droit canonique appelle religions cléricales, parce que l’état de vie a été ordonné et réglé pour des clercs et par des clercs. Le fondateur est prêtre ; les constitutions qu’il a établies visent à sanctifier des prêtres. De ces religions cléricales, l’ordre des frères prêcheurs est une réalisation éminente.

Les religieux frères prêcheurs ont reçu de l’Église comme fin spécifique de leur religion, la prédication évangélique sous toutes ses formes, la défense et illustration de la vérité catholique. Cette charge ne leur incombe pas au titre de prédicants laïques, voués à Dieu dans un état de perfection, mais bien au titre de prédicateurs prêtres vivant sous une règle religieuse. Sans doute, une institution de prédicants religieux non prêtres n’est pas chose inconcevable. Mais les frères prêcheurs sont des prédicateurs, placés sous une règle religieuse, qui ont reçu les pouvoirs et la dignité du sacerdoce. Qui entre dans l’ordre de saint Dominique, doit comprendre que l’appel à la sainteté lui est adressée par le Seigneur à un double titre : en raison de sa charge d’offrir le saint sacrifice, en raison de sa mission d’annoncer l’Évangile. Par l’exigence très profonde de sa fonction sacerdotale, il doit donc tendre à l’union à Dieu, s’approfondir dans la prière et dans la contemplation des mystères ; mais la charge apostolique d’annoncer l’Évangile exige également de tendre vers une contemplation toujours plus aimante et plus profonde. La vérité annoncée, surtout quand elle est la doctrine de la grâce et de la vie éternelle dans le Christ, doit être normalement une vérité contemplée. Certes, il importe qu’elle soit d’abord humblement, correctement étudiée ; mais il faut beaucoup plus. Il faut que le témoignage de la vie du prédicateur rende sensible aux âmes que la doctrine qui est enseignée comme doctrine de conversion et de vie est en effet cela, qu’elle tire à conséquence, qu’elle est vertu de Dieu pour le salut de ceux qui croient (Rm 1, 16) ; donc qu’elle soit d’abord vertu de Dieu pour le salut de celui qui en est le prédicateur. Il faut, pour cela, beaucoup plus qu’un enseignement correct. Il faut joindre à l’orthodoxie la contemplation aimante des mystères annoncés.

La contemplation qui brille d’un tel éclat chez les plus grands des frères prêcheurs : Thomas d’Aquin, Vincent Ferrier ou saint Pie V et, d’abord, notre père saint Dominique, est une contemplation de prêtre et de prédicateur. Il est visible qu’il sont tirés et entraînés vers la plus intime union à Dieu, à la fois parce qu’ils offrent le saint sacrifice et parce qu’ils annoncent l’Évangile. Puisque la sainteté dominicaine inclut à un titre spécial la célébration de la messe, il convient au dominicain, plus qu’à tout autre, de défendre le rite de la messe et de faire barrage au modernisme sur ce front menacé…

Contempler et livrer au prochain les fruits de la contemplation, ainsi s’exprime la devise de l’ordre de saint Dominique. Contemplari et contemplata aliis tradere. Qu’est-ce qui est contenu dans le contemplari ? D’abord la foi studieuse[2] et aimante. On ne saurait communiquer la vérité révélée, on ne saurait être le moins indigne possible du titre de champion de la foi et vraie lumière du monde, si l’on n’avait pris la peine d’étudier les mystères de la foi, de les étudier avec coeur et pour l’amour de Jésus-Christ qui nous a dit les secrets de Dieu. Le contemplari contient en outre, et en même temps, la foi inspirée, la contemplation qui est progressivement donnée par l’esprit de Dieu à l’âme qui s’est livrée à l’amour et qui porte la croix du Christ. Et le contemplari selon la première mais, surtout, selon la seconde acception est exigée à trois titres : d’abord, au titre général des vertus théologales et de leur croissance ; deuxièmement, parce que nous sommes participants du sacerdoce du Christ comme ministres de l’autel ; enfin parce que nous avons reçu mission pour prêcher les vérités du salut.

Ce qui spécifie la vie dominicaine c’est la prédication de l’Évangile. L’enseignement savant de la théologie fait partie intégrante de la prédication parce qu’il est tout orienté à exposer et défendre les vérités du salut. Pour le dominicain, la prédication demande à être nourrie de prière contemplative et d’étude ; c’est une prédication qui descend de la contemplation, qui dérive en particulier de cet acte le plus haut de la contemplation qui n’est autre que la sainte messe. Il ne suffit pas de dire que la prédication dominicaine dérive de la prière et de l’étude ; il faut encore préciser, il faut inclure dans la prière ce qui en est ici-bas la réalisation la plus haute, l’expression qui dépasse toute prière c’est-à-dire le saint sacrifice avec la solennisation liturgique qui est normalement requise.

Le danger qui guette le dominicain est assurément de se laisser réduire à n’être plus qu’un savant « dissertateur » des choses de la foi. Il n’évite ce danger que si l’étude et la prédication des choses de la foi sont vivifiées par un feu intérieur inextinguible : celui de la prière et, dans la prière, en premier lieu, la sainte messe.


<references / >

  1. Missa est altius opus contemplationis quod potest esse. Saint Vincent Ferrier. Sermo Sab. post Dominicam Oculi. Cité page 12 de la « Préface » au Mystère de l’Église du père Clérissac, O.P. (La Préface est de Maritain), Cerf, Paris, 2e édition, 1921.
  2. Sur la distinction entre foi studieuse et foi inspirée se reporter au chapitre sur les vertus théologales.
Outils personnels
Récemment sur Salve Regina