Réflexions sur l'encyclique "Quas Primas"

De Salve Regina

Doctrine sociale de l'Église
Auteur : Jacques Maritain
Source : La Revue des Jeunes
Date de publication originale : mars 1927

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Même si nous ne sommes pas absolument d’accord avec quelques-unes de ses remarques, il faut reconnaître plusieurs développements fort bien sentis.

Pie XI et le Christ Roi

Réflexions sur l'encyclique Quas Primas

Lorsque la plus haute autorité spirituelle nous dispense le bienfait d’un enseigne­ment, chacun de nous doit non seule­ment le recevoir avec obéissance, mais encore s’efforcer d’en pénétrer la signi­fication. Le plus humble fidèle est tenu à cette mé­ditation filiale. On comprend donc que la Revue des jeunes, en préparant cet hommage à S. S. Pie XI, ait demandé à un philosophe de publier quelques­-unes des réflexions que lui a suggérées la lecture de l’encyclique Quas Primas, où la royauté universelle du Christ est proclamée.

Cette royauté dérive de l’union hypostatique. Le Christ n’est pas seulement le plus beau des enfants des hommes, de telle sorte que concentrant dans sa nature individuelle toutes les perfections de l’espèce, intégrant en soi toute l’humanité, il doit, à ce titre déjà, en être le chef[1]. Il a aussi, de par l’union hypostatique, la plénitude de la grâce sanc­tifiante, qui, à un titre incomparablement plus élevé encore, le constitue à tout jamais tête de l’hu­manité tout entière. Tous les hommes lui appartien­nent, bons et méchants, fidèles et infidèles[2]. Tous sont faits pour devenir ses membres, sont ses mem­bres en puissance. « Son empire, écrit Pie XI après Léon XIII, ne s’étend pas seulement aux nations catholiques ou seulement à ceux qui, purifiés par le saint baptême, appartiennent de droit à l’Eglise bien que des opinions erronées les aient dévoyés ou que le schisme les ait détachés de la charité ; il embrasse aussi tout ce qu’il existe d’hommes n’ayant pas la foi chrétienne, de sorte qu’en toute vérité l’universalité du genre humain est soumise à la puis­sance de Jésus-Christ ».

L’universelle royauté qui découle ainsi de la grâce capitale du Christ est double, spirituelle et tempo­relle à la fois. Mais elle est « surtout spirituelle et concerne principalement les choses spirituelles[3] ». C’est sur la souveraineté spirituelle du Seigneur Jésus que l’encyclique du Christ-Roi nous invite à méditer avant tout, c’est elle que nous devons ici considérer d’abord. Non seulement elle suppose que le Christ est le principe intérieur de notre vie surnaturelle, ce qui ressortit plus spécialement, comme on l’a remarqué[4], à son sacerdoce, nous communiquant sans cesse la grâce méritée par sa passion et que Dieu nous infuse par l’« instrument conjoint » de son humanité, de tous les mouvements de sa pensée et de son cœur ; mais encore elle impli­que un pouvoir suprême de gouvernement de tout l’ordre spirituel, qui ressortit plus spécialement à sa royauté, et par lequel il conduit les âmes à la vie éternelle, porte des lois, juge, pourvoit à l’exécu­tion de ses ordres, établit son royaume en triomphant du péché et de la mort. Cette royauté spirituelle s’étend sur les individus et sur les sociétés, rien ne lui échappe. « En cette matière il ne faut pas dis­tinguer entre les individus et les sociétés domestiques et civiles, puisque les hommes réunis en société ne sont pas moins sous la puissance da Christ que les particuliers. Le bien privé et le bien commun ont la même source[5] ».

Ce droit royal du Christ sur les sociétés, le pou­voir civil est tenu de le reconnaître ; la cité terrestre elle-même le postule en vertu d’une exigence interne. Elle est ordonnée en effet à un bien commun tem­porel qui est le totum bene vivere de l’homme ici-bas, c’est-à-dire à une fin matérielle sans doute mais aussi et principalement morale : vivre selon la vertu[6]. Et comme la droite vie humaine ici-bas suppose elle-même l’ordination de l’homme à sa fin dernière qui est surnaturelle, et ne peut être obtenue que par le Christ, on voit que le bien lui-même de la cité doit être ordonné à cette même fin dernière surnaturelle qui est celle de chaque homme en par­ticulier ; la société civile doit poursuivre le bien commun temporel selon qu’il aide les hommes à obtenir la vie éternelle[7] ; le politique lui-même, pour être ce qu’il doit, demande que le spirituel prime le politique, que l’ordre au salut éternel prime l’ordre aux biens d’ici-bas ; la cité n’est pas vraiment servie si Dieu n’est pas premier servi.

N’oublions pas maintenant que le Seigneur n’a pas voulu, si j’ose ainsi parler, sauver les hommes à lui tout seul. Il a voulu associer à son œuvre ceux qu’il s’est choisis, se continuer sur la terre par l’Église, son Corps mystique, qu’il a chargée d’ache­ver par lui, avec lui et en lui « ce qui manque à sa passion »[8]. « L’Eglise, disait Bossuet, c’est Jésus-­Christ, mais Jésus-Christ répandu et communi­qué ».

Il est la tête invisible du Corps de l’Église. « La tête, dit saint Thomas, exerce une double influence sur les membres : une influence intérieure, car la tête transmet aux autres membres la puissance de se mouvoir et de sentir ; et une influence de gou­vernement extérieur, car par la vue et par les autres sens dont elle est le siège, la tête dirige l’homme dans ses actes extérieurs »[9]. A ces deux influences, on peut rattacher[10] le double pouvoir d’ordre et de juridiction transmis à l’Église ; le premier, qui inté­resse l’économie sacramentelle, étant surtout une participation au sacerdoce du Christ, le second, qui intéresse la direction du corps mystique par l’ensei­gnement de la doctrine et par des lois, étant une communication de sa royauté spirituelle. Vicaire du Christ, Tête visible de l’Eglise, le Pape a reçu de lui, avec la souveraineté spirituelle universelle, le plus haut degré possible ici-bas de cette royauté. C’est pourquoi Boniface VIII a pu définir, dans la bulle Unam Sanctam, que toute créature humaine est soumise au Pontife romain.

Nier la royauté spirituelle de l’Église, c’est donc nier la royauté spirituelle du Christ. Il est très frap­pant de constater que l’encyclique du Christ-Roi est ainsi, en vertu d’une nécessité logique mani­feste, celle qui, reprenant et accentuant les ensei­gnements de l’encyclique Ubi Arcano, flétrit avec le plus d’énergie le laïcisme, cette « peste qui infecte la société humaine ». Elle en retrace les origines et les progrès, en décrit les effets désastreux. On peut remarquer à ce point de vue que cette sépara­tion d’avec le Christ résulte de la longue revendica­tion d’aséité que la créature humaine poursuit depuis plus de trois siècles, et qui s’est traduite dans l’or­dre moral, social et politique par le vœu de n’obéir qu’à soi-même formulé par Rousseau et par Kant. Mais dans la mesure où l’on s’affranchit du Christ, on entre sous les influences du diable, chef de l’église du mal[11]. Cherchée hors du Christ, l’unité de l’hom­me, d’abord utopique et idéaliste dans sa phase de préparation et de désir, devient à la fin, dans sa phase de réalisation positive, l’effet d’une violence absolue imposée à l’homme et d’un despotisme antihumain. L’impérialisme bolchevique, avec son effort d’expansion mondiale, paraît annoncer l’épo­que où ne seront plus en présence que l’universa­lisme de l’Antéchrist et l’universalisme du Christ.

 

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La royauté du Christ n’est pas seulement spiri­tuelle, elle est aussi temporelle. Placé par l’union hypostatique au sommet de tous les êtres, possédant une science infuse parfaite et totale qui rend son intelligence souverainement achevée et lui permet de régir universellement le monde[12], le Christ en tant qu’homme a reçu de Dieu « l’empire sur les œuvres de ses mains », « tout a été mis sous ses pieds »[13]. Il a droit sur toutes choses créées, pour les gouverner selon ses fins universelles. C’est de ce droit suprême que les rois et les chefs d’État, et tout pouvoir dans l’ordre temporel, tiennent leur autorité. « Ce serait une erreur honteuse de dénier au Christ-Homme l’empire sur les choses civiles quelles qu’elles soient ; il a, en effet, reçu du Père un droit si absolu sur les créatures que tout est soumis à son bon vouloir »[14].

« Pourtant, continue l’Encyclique, pourtant, du­rant sa vie terrestre, il s’est complètement abstenu d’exercer cette autorité ; ayant dédaigné autrefois la possession et le soin des choses humaines, il les abandonna alors et les abandonne aujourd’hui à leurs possesseurs. Vérité admirablement exprimée par ces vers : Non eripit mortalia, qui regna dat coelestia ». Par là nous est signifié un grand mystère de la vie historique de son Corps mystique, et la perpétuelle urgence de cette parole : « mon royaume n’est pas de ce monde », dont la raison profonde est la mission rédemptrice elle-même du Seigneur.

Faut-il penser que, sans nier pour cela la distinc­tion des deux pouvoirs, ni la légitimité de droit naturel des autorités terrestres, cette suzeraineté temporelle a été, comme la souveraineté spirituelle elle-même, transmise par le Christ à l’Église et à Pierre ? Des théologiens l’ont cru jadis, partisans ce que l’on nomme le « pouvoir direct » sur le temporel. « Quelques théologiens, au cours de l’histoire, ont pu pousser la conviction enthousiaste du droit de l’Église jusqu’à revendiquer pour elle, directement, tout pouvoir terrestre. Le ne scandali­zemus eos par lequel Notre-Seigneur motive sa pure et gracieuse concession en payant le didrachme, leur a paru la seule limite possible aux droits de la Mère des rachetés… »[15] L’enseignement de Léon XIII, dans les encycliques Sapientiae christianae et Immor­tale Dei, semble bien leur donner tort, et de toute façon rejette absolument les exagérations violentes où certains canonistes du XIVe siècle étaient tombés.

Quoi qu’il en soit de ces derniers, les partisans de l’opinion, aujourd’hui si oubliée, que je viens d’évoquer, n’auraient jamais dû omettre la correc­tion qui en tout cas s’impose immédiatement, et que suggère avec tant de justesse l’encyclique Quas Primas. On peut avoir un droit et ne pas l’exercer. Conviendrait-il que l’Église usât effectivement, même de la façon la plus discrète et la plus élevée, d’un pouvoir que son Maître a refusé d’exercer, je veux dire d’un pouvoir direct sur le temporel, lui donnant un souverain domaine universel sur les choses terrestres dans la ligne même du bien temporel des hommes à procurer ? Jamais, en fait, elle n’a usé d’un tel pouvoir. C’est que pour elle comme pour le Seigneur jésus, la mission rédemptrice prime tout. Il est venu pour souffrir et pour racheter, non pour dominer, et il en sera ainsi jusqu’à ce que son règne arrive, avec le siècle futur.

 

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Dans la pensée d’un saint Bernard et d’un saint Thomas d’Aquin, la doctrine des deux glaives avait une autre signification. Elle signifiait que l’Église a le glaive temporel en ce sens seulement qu’on est dit avoir ce dont on peut diriger l’emploi[16]. Elle n’use pas elle-même du glaive temporel, à ce point de vue elle le garde au fourreau. Mais il convient qu’elle dirige, en vue de la fin dernière surnaturelle à laquelle la fin temporelle de la cité est subordonnée, ceux qui ont ce glaive entre les mains. « Un glaive est sous l’autre »[17], le glaive spirituel, peut et doit commander au glaive temporel ratione peccati, non pas en raison du bien temporel lui-même à procurer, mais en raison du péché à dénoncer ou à éviter, en raison du bien des âmes, de la liberté de l’Église, et des intérêts supérieurs, d’ordre spirituel, dont celle-ci a la charge. Il ne s’agit plus là d’un pouvoir distinct du pouvoir spirituel. C’est le pouvoir spirituel lui-­même, c’est le glaive spirituel atteignant les choses du siècle en raison des intérêts éternels qui y sont investis. Et ce glaive-là n’est pas au fourreau. Dans le Christ, ce pouvoir d’intervention sur le temporel, en raison, non du temporel lui-même, mais du spi­rituel, « ne fait qu’un avec la royauté spirituelle, car il est à son service et pour ainsi dire son instrument. Ubi est unum propter alterum, disait déjà Aristote, ibi tantum unum esse videtur. Aussi n’est-ce pas sans raison que les anciens théologiens donnaient à ce pouvoir le nom d’instrumental. Christus secundum quod homo, écrit Bannez, habuit instrumentalem potes­tatem dominii universalis circa omnia temporalia »[18]. Dans 1’Eglise du Christ, ce pouvoir est une partici­pation à la royauté spirituelle du Christ. Pierre ne le possède que parce que le Christ le lui a transmis comme à son ministre ici-bas, avec les clefs du royaume des cieux.

Ainsi entendue la doctrine des deux glaives, si célèbre au moyen âge, n’est autre que la doctrine de ce qu’on devait appeler plus tard le pouvoir indirect de l’Église sur le temporel. Elle affirme, avec la distinction des deux pouvoirs, enseignée déjà au Ve siècle par le pape Gélase et si nettement rappelée par Léon XIII, la subordination de l’un à l’autre. Elle affirme donc le droit pour le pouvoir spirituel d’intervenir, soit par des conseils, soit par des ordres, auprès du pouvoir temporel, non pas sans doute dans le domaine purement temporel (c’est-à-dire lorsqu’aucun intérêt spirituel spécialement grave n’est engagé), mais dans le domaine « mixte », c’est-à-dire chaque fois qu’une disposition temporelle quelconque, ou un mode d’activité temporelle quel­conque, se trouve engager d’une façon assez grave les intérêts du spirituel : étant bien compris, ce qui est l’évidence même, qu’il n’y a pas seulement des matières « mixtes » par nature, mais que n’importe quelle catégorie d’œuvre temporelle, si elle devient par exemple l’occasion d’un danger de déviation spirituelle, peut entrer dans le domaine « mixte » ; et qu’il appartient à l’Église seule et à son Chef d’en juger avec autorité, et de déterminer ainsi, en chaque cas particulier, l’étendue de l’application du pouvoir indirect. Ce pouvoir, qu’il faut envisager dans la lumière du mystère surnaturel de l’Église, et de sa maternité universelle, peut aller jusqu’à déposer des rois qui deviendraient un péril pour la foi de leurs sujets, ou à casser et annuler des lois injustes portées par le pouvoir civil. Non seulement il a été exercé de fait par l’Église, mais à plusieurs reprises, en particulier dans le Syllabus, en condamnant les erreurs du libéralisme, elle a enseigné de la façon la plus nette qu’il fait partie de ses droits imprescriptibles. Il se rattache, nous l’avons vu, à la royauté spirituelle du Christ. Et ainsi, quand on tient compte de la prodigieuse mémoire de l’Église, et des perspectives éternelles où elle exige que l’on se place pour considérer ses actions, on voit quel lien profond, traversant les siècles, unit l’encyclique du Christ-Roi aux actes où le pouvoir indirect fut affirmé avec le plus d’éclat, aux grands enseignements des Papes du moyen âge, et de ce saint Grégoire VII à qui nous devons le plus consolant exemple de victoire de l’esprit sur le despotisme : Canossa.

Le monde moderne est tombé dans un état si misérable, les lois essentielles de la société civile et du pouvoir terrestre sont tellement oubliées, que l’idéal politique du moyen âge : le règne temporel du Christ parmi les nations, parait actuellement à l’extrême opposé d’une réalisation dans les faits. On comprend que sans nier l’urgence d’un retour à de saines conceptions politiques, ni le droit pour les catholiques comme pour les autres de chercher à faire triomphes, par tous moyens honnêtes, le régime politique qu’ils jugent le meilleur pour leur pays, ni l’importance des devoirs civiques et politiques imposés à chacun par le quatrième commandement, l’Eglise aujourd’hui, non seule­ment insiste comme elle l’a toujours fait sur son indifférence à l’égard des diverses formes de gou­vernement légitime, mais prenne elle-même une attitude de plus en plus apolitique ou plutôt supra­politique. C’est pour le bien des nations et des États, non pour son bien à elle, qu’elle les aidait jadis à conduire leur œuvre temporelle d’une façon con­forme aux exigences de la fin surnaturelle. L’apos­tasie des nations s’applique, hélas, à la délivrer de plus en plus de ce soin. Ce n’est plus, comme aux siècles chrétiens, pour diriger positivement les gouvernements vers des fins religieuses, qu’elle a à exercer son pouvoir indirect, et à intervenir, avec quelle force parfois, dans le temporel, c’est désor­mais surtout pour défendre contre l’agression ses droits et les libertés de ses enfants, ou pour éviter que la religion se trouve engagée d’une façon trop étroite dans l’activité politique. Bref ce n’est pas par la reconstruction d’une chrétienté politique, – la paix la plus simple et la plus précaire est déjà si difficile â obtenir dans ce monde détourné de Dieu, – c’est d’abord et avant tout par la restauration et l’expan­sion de la chrétienté spirituelle qu’elle s’efforce d’étendre sur l’univers entier la royauté du Christ, pax Christi in regno Christi. Voilà l’œuvre à laquelle les catholiques comme tels sont conviés par le Saint-­Esprit. Voilà où se manifeste l’unité profonde des intentions et des pensées qu’il inspire au Pape, qu’il s’agisse de préparer de loin le retour de l’Orient chrétien à l’unité, et même la fin des scissions fra­tricides causées par la Réforme, ou d’appeler solennellement la race jaune au partage de la succession apostolique et du gouvernement des églises. Voilà ce que nous devons comprendre pour égaler notre pensée aux vues universelles et au cœur apostolique de notre Père commun.

Il conviendrait d’insister ici sur les rapports entre la proclamation de la royauté universelle du Christ et les accroissements donnés de nos jours par l’Église à l’admirable activité des missions. Sans parler des désastres spirituels amenés par le mercantilisme et les vues bassement intéressées des gouvernements européens, les préjugés sur l’infériorité radicale des races non-blanches, qui semblent s’être accusés fol­lement au XIXe siècle, – le naturalisme humani­taire ayant alors fait passer à la race blanche la mis­sion privilégiée de l’Église et les supériorités appor­tées par le baptême, – ces préjugés qui faisaient regarder les missionnaires comme les apôtres non seulement de Jésus-Christ mais aussi d’une certaine civilisation humaine, ont été, semble-t-il, un des principaux obstacles à l’évangélisation du monde. L’Eglise aujourd’hui renverse cet obstacle. Elle affirme que les diverses races et les diverses cultures ont leur place légitime dans l’unité spirituelle de la chrétienté, et peuvent fournir des évêques au troupeau du Christ. Elle seule, à l’instant que la culture jadis chrétienne achève de se corrompre, peut sans péril se tourner vers les cultures non chrétiennes, vers les cultures de l’Orient et de l’Extrême-Orient en particulier, parce quelle seule a de quoi tout rectifier dans les âmes de bonne volonté. Qu’on n’imagine pas pour cela qu’elle abandonne jamais les vertus supérieures qu’elle-même a fait produire à la civilisation occidentale. Il s’agit, non pas d’opposer irréductiblement une cul­ture à l’autre, et non pas de les brouiller toutes dans un mélange sans nom, mais d’user des formes intel­lectuelles les plus pures et les plus actives élaborées par la tradition gréco-latine, pour sauver et intégrer dans la lumière du Verbe incarné, sans porter la moindre atteinte à leur individuation et à leur auto­nomie nationales, tout ce qu’il y a de sage, de bon, de vraiment humain, et même divin dans les cul­tures non européennes.

Penserons-nous maintenant qu’une œuvre si diffi­cile et si immense puisse s’accomplir sans le secours de la raison la mieux armée, et d’une doctrine qui rassemble dans la synthèse la plus précise et la plus haute la sagesse des philosophes et la sagesse des saints, le trésor intellectuel de l’Église ? Quel autre instrument est capable de servir à un tel travail, sinon l’instrument très sûr et véritablement universel préparé par saint Thomas d’Aquin ? Sa doctrine apparaît comme l’instrument intellectuel propre de la foi catholique. « De même que jadis il fut dit aux Égyptiens qui se trouvaient dans une extrême disette : Allez à joseph, pour qu’ils se procurassent le fro­ment, soutien du corps, de même, écrit Pie XI, s’ils Nous écoutent, tous ceux qui ont le désir de la vérité iront à Thomas »[19]. L’encyclique Quas Primas et l’encyclique Rerum Ecclesiae rejoignent ainsi l’en­cyclique Studiorum ducem. Et celle-ci, éclairée par les deux autres, nous montre en Thomas d’Aquin le véritable apôtre des temps modernes, allant soumettre par tout l’univers l’intelligence de l’homme, et toutes les richesses de la culture, à l’empire du Christ-Roi.



  1. Cf. R. P. Humbert Clérissac, Le mystère de l’Eglise, chap. 1.
  2. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Sum. théol., III, 8, 3, ad 1.
  3. Encyclique Quas Primas.
  4. Cf. Ch.-V. Héris, La Royauté du Christ, Rev. des sc. phil. et théol., juillet 1926.
  5. Encyclique Quas Primas.
  6. Saint Thomas d’Aquin, De Regimine principum, lib. I, c. 14.
  7. Ibid.
  8. Saint Paul, Colos., I, 24.
  9. Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., III, 8, 6.
  10. Cf. Ch.-V, Héris, article cité.
  11. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., III, 8, 7 : « Diabolus est caput omnium malorum ».
  12. Cf. Ch.-V. Héris, article cité.
  13. Saint Paul, Hebr., II, 8.
  14. Encyclique Quas Primas.
  15. R. P. Hnmbert Clérissac, Le Mystère de l’Eglise.
  16. « Habet spiritualem [gladium] tantum, quantum ad executionem ; sed habet etiam temporalem quantum ad ejus jussionem. » Saint Thomas d’Aquin, in IV. Sent., Dist. XXXVII, expos. textus. (Cf. Jean Rivière, Le Problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel, Introduction.)
  17. Boniface VIII, Bulle Unam Sanctam.
  18. Ch.-V. Héris, art. cité. Ce pouvoir instrumental ressortissant à la royauté spirituelle est tout autre chose, comme le remarque très justement l’auteur, que la royauté temporelle elle-même, dont il a été question plus haut.
  19. Encyclique Studiorum ducem.
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