Toute la vie en Jésus-Christ

De Salve Regina

Vie spirituelle
Auteur : P Sertillanges, O.P.

Difficulté de lecture : ♦♦ Moyen
Remarque particulière : Professeur à l'institut catholique de Paris.

Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout et que rien en vous ne soit à vous-même. (Imit.,III, XXVII.)

C'est en ces termes que l’auteur de l'Imitation exprime la vie en Jésus-Christ. Et sans doute cette phrase est susceptible d'une interprétation de haute mystique qui n'est pas de notre objet ; mais, en son fond, elle dit le catholicisme essentiel, et elle le dit en ces termes forts qui donnent aux grandes maximes leur portée humaine.

Tout donner, pour posséder tout : c'est un de ces grands partis qui libèrent et rassurent, une fois qu'on s'est posé en pleine clarté, en complète, en active générosité, loin des demi-mesures qui embroussaillent et qui perdent.

Le Christ, quand il prend vie dans le cœur de l'homme, n'en attend rien pour soi. Il est donné à la race non comme un exploiteur, mais comme un sauveur. Chargé de nous relever de notre néant pécheur, il entend procurer à nos ressources leur complète utilisation, en y ajoutant la mise infinie qui nous éternise. Il n'y a donc pas à lui faire sa part et à la lui mesurer maigrement, selon les normes ordinaires de nos concessions banales.

Beaucoup croient faire beaucoup en accordant a Jésus-Christ un droit de contrôle sur telle partie de leur temps, de leurs objets, de leurs démarches, excluant ce qu'on dit tout à fait mal, adoptant ce qu'on dit indispensable et, quant au reste, livrés à l'inconscience coutumière, au pur naturalisme païen, autant dire au néant religieux. Comme si la religion comportait ce dualisme étrange !

Si, par l'incarnation, Dieu a vraiment adopté la nature humaine avec tout ce qu'elle porte, offrant son cœur et sa richesse pour une vie à deux, ne faut-il pas qu'en retour et en vue d'utiliser cette offre, toute la nature humaine appartienne à Dieu, vive en Dieu, et cela par la même unique médiation : en vivant dans le Christ ?

Notre vie aussi bien que notre être, est une unité qui se déploie. Nous sommes âme, nous sommes chair ; dans l'âme et dans la chair divers pouvoirs se révèlent et s'organisent ; dans les milieux où elles doivent évoluer, l'âme et la chair se mettent en quête et utilisent des objets : c'est la vie. Et la vie a beau s'élargir, conquérir, croiser ses fils et en faire une trame, com­pliquer ses relations et ranger ses acquisitions, elle ne devient jamais autre chose que nous, nous, dis-je, en divers états, nous comprenant, aimant, circulant, nous nourrissant ou nous survivant, nous liant, achetant ou vendant, travaillant, jouis­sant, souffrant... mais nous, toujours; car la vie, quels que soient l'extériorité ou le lointain de ses objets, reste un mouvement interne.

Si donc notre être est confié au Christ par une sorte d'incarnation continuée en nous, l'Esprit qu'il nous envoie nous animant pour une vie nouvelle, il faut que ce soit toute la vie, extérieure aussi bien qu'intérieure, familiale, sociale aussi bien que personnelle ou professionnelle, qui se trouve prise dans le courant divin

Ainsi le veut l'unité de notre être ; ainsi le veut également — et au fond c'est la même chose— le dessein créateur auquel le Christ subordonne son action : « Je ne suis pas venu, disait-il, pour faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé. » (Jean, VI, 38.) N'est-il pas clair que la volonté d'où nous sommes issus concerne, avec notre être en sa constitution première, tout le déroulement de conditions qui s'imposent à lui, qui sont lui, qui expliquent sa destinée et disent son cas? L'idée créatrice de l'homme inclut, avons-nous dit, toutes les variétés d'hommes ; elle inclut également toutes les variétés de situations, d'actions se rattachant à chaque être et procu­rant le déploiement de sa nature. C'est la même chose de dire : Toute la vie, c'est nous, et de dire : Toute la vie, c'est la volonté de Dieu sur nous. N'est-ce pas là ce que nous appelons providence ?

La Providence a prévenu mes initiatives ; bien avant que j'y consente, elle a tracé ma route et c'est elle qui m'y pousse par ma liberté. Je me lève le matin, je me dispose, je me nourris, je mets en marche mon esprit, je prie, je travaille soit des mains, soit de l'intelligence, je reprends ma profession et ma vie de rela­tion, je recommence — car ce que je fis hier, avec des variantes, c'est ce que je fais aujourd'hui — et tout cela, fait dans la joie ou dans la souffrance, d'une âme tendue ou dans une impression de délassement, qu'est-ce donc, si ce n'est la volonté de Dieu sur moi?

Je détermine par ma liberté les points d'application de mon effort ; je fais ma vie, soi-disant ; mais le thème m'en est fourni, et la raison qui me guide dans mes choix est elle-même volonté de Dieu et lumière de sa face. Tout vient donc de là-haut, même ce qui vient de moi, et quand j'agis conformément à ma nature, soumis à ma raison, je fais l'œuvre du Père que le Christ a déclaré être tout son souci pour nous tous.

Il faut seulement que cette œuvre de vie, qui se trouvait écartée de son principe par la faute première — déraison collec­tive qui avait tout vicié. — s'y raccorde par la rédemption. Et c'est dans le Christ que se fait le raccordement. Il faut donc que dans le Christ tout se ramène au principe sauveur, se retrempe dans la raison divine, se recrée, et cela selon toutes les formes d'existence et d'activité que comportait la primitive pensée créatrice.

Hors de là, nous ne serions qu'à demi rachetés, nous ne serions qu'à demi chrétiens. Nos vies, au spirituel, appartien­draient tout ensemble à la chute et au relèvement, à Adam pécheur et à Jésus-Christ sauveur. Le Christ qui vit en nous n'y serait qu'à moitié formé ; nous ne lui aurions pas donné sa croissance, et, dans cette sorte d'infinité qu'est une vie, il serait condamné à se réduire honteusement, au lieu de s'épanouir dans sa plénitude.

Pire que cela, ce qui en nous ne serait pas chrétien ferait retour, pour le corrompre, sur ce que nous aurions prétendu donner à la vie dans le Christ. Car il y a solidarité entre toutes les fonctions que la vie surnaturelle a pour mission de renou­veler et de transposer dans le mode de la grâce ; toutes viennent de la même source et se nourrissent du même sang. Si je suis païen dans mon travail dans mes lectures, dans mon action professionnelle, dans ma vie familiale, dans mes relations civiques, dans mes fréquentations, dans mes amitiés, si je suis païen en ce que j'ai de commun avec les païens, il n'est pas vrai que je sois chrétien en ce qui m'en distingue, à savoir : chrétien à l'église, chrétien au pied de la croix, chrétien au pied de mon lit quand je récite ma prière. Et de même, si c'est en païen que j'accueille la douleur ou l'humiliation, ou si en païen je me jette dans la vie heureuse, il n'est pas vrai qu'à aucun moment je connaisse la vie dans le Christ.

C'est comme si l'on disait qu'une tête de la race blanche peut se poser sur un noir, ou qu'on peut se porter vraiment bien selon un organe ayant l'autre malade. Il n'y a que des maladies générales, disent les médecins. Les caractères d'une race se retrouvent dans l'organisme entier, disent les anthropologistes. Si nous sommes de la race de Dieu et bien portants selon la vie qu'il nous donne, cela doit se montrer en tout; tout doit se conduire, s'orienter dans le sens des fins que pour­suit la race immortelle en sa vie terrestre ; tout doit se laisser porter par le courant qui nous vient de la croix.


A supposer que nous nous rangions sous cette loi d'unité, voyez comme tout en nous prend valeur et se dépasse soi-même. Dans le Christ, nos théologiens disent que toute action, spirituelle ou physique, était, ainsi qu'ils disent, théandrique, c'est-à-dire divine en même temps qu'humaine, bien que, à titre directe elle procédât d'un corps et d'une âme. Dans 1e Christ en participation qu'est le chrétien, la doctrine est proportionnellement la même. Notre vie corporelle, rassemblée sous l'action de l'esprit, plonge dans le Saint-Esprit que le Christ nous communique; notre vie selon l'intelligence parti­cipe du Verbe par l'illumination de la foi, et notre vie de relation rejoint la société que forment avec le Christ les divines Personnes.

Tous nos actes inspirés du Christ, frères des siens comme nous sommes ses frères et solidaires avec les siens comme nous sommes solidaires avec lui, prennent donc en lui une portée qui les divinise. Ils sont divins dans leur principe qui est l'Esprit divin ; dans leur loi, qui est la loi divine ; dans leur portée, qui est finalement céleste. Tout vaut, tout aboutit, tout devient une sainte liturgie, toute la vie tourne au sacerdoce.

« Vous êtes, écrit saint Pierre, une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s'est acquis afin que. par toutes vos œuvres, vous annonciez les perfections de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. » (IPetr., 11,9.)

Faire de tout une élévation, une prière, une cérémonie rituelle, une action salvatrice, un amour ; faire de son âme une page d'évangéliaire et de son corps la reliure précieuse que le prêtre baise après le texte lu ; faire de la maison un oratoire, de la table, du lit, de l'établi, du bureau, de la planche à laver, du fourneau de ménagère ou de la travailleuse ouverte un autel ; de la vie du matin au soir et du soir an matin, du sommeil, du repos, du jeu, de la conversation aussi bien que du labeur ou de la prière un événement religieux, un rite d'éternité dans le temps provisoire, c'est la pensée chrétienne. Et c'est l'effort de tous ceux qui la comprennent vraiment ; nul n'est chrétien que dans la mesure où il s'y adapte.

Les saints, ces modèles de la vie catholique, en second, sous le prototype divin, ont été les amis de toute la vie ; ils se sont faits les sanctificateurs de ses œuvres et les glorieux, servants de ses humilités. Chacun d'eux l'a montrée déifiée en soi selon tout ce qu'elle a de commun entre nous tous, et la diver­sité de leurs vocations nous la fait voir associée au divin dans tous ses domaines. Travail manuel, travail intellectuel, science, art, littérature, philosophie, organisation, politique, technique de tous métiers, vie solitaire ou vie familiale, vie nationale ou internationale, petite et grande vie, ils ont tout abordé, et l'on peut voir dans la collection de leurs vies qu'a entreprise préci­sément dans ce but l'un de nos éditeurs[1], quelle somme étonnante de services ils ont rendus à toutes les branches d'activité humaine.

Ils ont renié la vie hors le Christ, mais afin de mieux l'em­brasser quand elle-même acceptait une étreinte divine. Et quand ils ont paru hors cadre, tels les anachorètes ou les grands ascètes, c'était comme le porte-drapeau qui ne lutte point, qui fait mieux, qui élève le plus haut qu'il peut, et à travers tout péril et s'il le faut au prix de sacrifices surhumains, le symbole entraînant des luttes.

Un exemple assez bon de l'intégration dont je parle pour­rait se trouver dans des œuvres d'art qui refusent précisément de séparer le divin du réel, celui-ci en devenant païen, l'autre purement factice.

L'art hollandais, s'il s'était gardé de certaines grossièretés, de certaines légèretés et s'il était davantage pénétré de sève chrétienne, aurait eu tout ce qu'il faut, lui si intime et imprégné d'un si bon réalisme, pour engager dans la foi tout le terrien. Tels peintres contemporains, tels poètes, renouvelés par le recours aux sources, corrigent vraiment en ce point l'art pom­peux des XVIIè et XVIIIè siècles, et les fadeurs saint-sulpiciennes. Mais le modèle, ici, modèle par excellence et impossible à dépasser au point de vue de l'inspiration qui le dicte, c'est l'art de nos cathédrales.

Dans ces ensembles miraculeux, qu'on ne cesse d'étudier et qui toujours accusent de nouvelles richesses, on peut voir en beauté ce que suggère la foi, ce qu'elle dit à la pensée toujours en quête d'unité et qui toujours, laissée à elle-même, retombe aux vues partielles, aux tendances anarchiques. C'est là, si quelque jour on renoue nos traditions, qu'on retrouvera la leçon oubliée des alliances universelles consacrées par l'alliance divine, et la pénétration de l'éternel dans l'humain, et la profuse intégrité de la vie, débouchant de toutes les voies, se déversant de toutes les rues de la cité sur le porche aux trois portes, dirigée vers le ciel par le Christ à l'index levé, et la pierre hiératique, et la pierre de l'autel, extraites de la carrière com­mune, devenues sœurs de la pierre du foyer, de la pierre du seuil, de la pierre qui borne le champ, de la pierre milliaire, de la pierre d'angle des palais et des Sorbonnes, de la pierre des hôtels de ville et des tribunes politiques, tout venant à ce qui nous fait monter au delà de l'humanité rampante ; mais aussi tout repartant, de ce point où Dieu repose, pour aller l'ébruiter et l'utiliser partout.

Alors se corrigerait ce déliement, cette dispersion antica­tholique de la vie qui divise notre humanité depuis tant de lustres ; que des chrétiens égarés trouvent un idéal ; que notre vie consacre, quand nous mettons en nous le Christ d'un côté, avec son minimum d'autorité et de culte, de l'autre ce qu'il devrait vivifier et organiser, c'est-à-dire tout.

N'est-il pas insensé de vouloir séquestrer Dieu et insensé de vouloir diviser l'homme, alors que tout se tient, et que nos séparations des Églises et de l'Etat, des familles et du temple, du civil et du religieux, du naturel et du surnaturel ne sont pas moins des hérésies humaines que des hérésies en la foi ; alors que l'homme est un : un en lui-même, un avec la nature, un avec Dieu ; alors que son union avec Dieu ne le double pas et ne peut donc prêter à dédoublement, étant fondée sur l'incarnation, c'est-à-dire sur Dieu et l'homme mêlés en une vie commune, sur Dieu et l'homme en un seul être, en un seul Homme-Dieu ?

« Je ne perds rien de ce que le Père m'a donné », a dit Jésus. Après la multiplication des pains, il ordonne de ramasser les morceaux épars, de peur qu'ils ne se perdent. Ainsi, après avoir multiplié la vie en ses hautes valeurs, celles que tout le monde admet devoir entrer dans la vie religieuse, il veut qu'on y ramène tout le reste, afin que là aussi rien ne se perde ; afin que la vie religieuse ait sa matière complète et, avec son champ d'application, ses moyens de croissance ; afin que tout soit sauvé de son néant propre, échappe aux tiraillements des tendances partielles, interrompe sa course à la mort, évite la corruption de toute chair et de tout esprit sans règle divine ; afin que s'ajoute à toutes nos réalités et à tous nos actes un coefficient divin.

Notes et références

  1. Librairie Victor Lecoffre, Gabalda éditeur. La collection Les Saints est dirigée par notre collaborateur M. Henri Joly, membre de l'institut.
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